Catégorie : CULTURE ENRACINEE

 

AVT Lucien Rebatet 3365

Pour la première fois, une histoire de la musique commence 60 000 ans avant J.-C., à l'époque de la flûte aurignacienne, et se termine aujourd'hui même, sur le mugissement synthétique (« foule, friture de radio, orage ? ») que répandent « à des niveaux assourdissants d'intensité » les haut-parleurs du compositeur grec Xenakis.

Mais peut-on vraiment la considérer comme terminée, cette nouvelle histoire de l'art musical, quand son auteur, Lucien Rebatet, plonge au plus profond de fascinants et inquiétants « lendemains qui chantent », en brossant pour conclure le portrait de quatre musiciens qu'il tient parmi les plus «avancés » de notre temps : Pierre Boulez, Stockhausen, Luciano Bario, Jean Barraqué? Ils ont multiplié et dépassé l'aventure « sérielle », se sont dressés « contre la dégradation publicitaire des entreprises de massification musicale » et cultivent, dans leurs chaudrons harmoniques, « le goût du rare et de la recherche ».

Prenant ainsi parti pour l'avenir, Lucien Rebatet s'est engagé dans la forme la plus « militante », la plus contestée, la plus aiguë de la sensibilité musicale contemporaine. Une sensibilité ouverte au déferlement diluvien et quotidien de « l'édition musicale vivante », comme l'appelait Vuillermoz.

La radio, les microsillons, l'assaut, devenu planétaire, des récitals, concerts et festivals, nous condamnent à épouser une époque musicale que Rebatet tient pour « la plus attachante qui soit ».

Est-ce un paradoxe ? « Non, écrit-il, car cette époque est celle d'un syncrétisme qui réconcilie Brahms et Wagner, Verdi et Schoenberg, interroge tous les continents, redécouvre son bien dans les archives de vingt siècles, en même temps qu'elle voit s'affirmer l'une des révolutions les plus ambitieuses et les plus radicales qui aient secoué l'art des sons. »

Le moins qu'elle puisse exiger, n'est-ce pas une histoire de la musique qui explicite et entérine ses récentes découvertes, réponde à ses curiosités nouvelles, à son goût tout neuf?

Belle occasion de pourfendre la routine et de tourner en dérision « les agenouillements naïfs ». Mais plus encore de rebâtir l'édifice, de l'éclairer, de le charpenter à neuf et de le repeindre, quand il est besoin, à force d'arguments « vécus ».

Telle est, précisément, l'originalité majeure de ce traité de près de sept cents pages, qui se lit d'un trait, comme la relation d'une expérience personnelle. Une expérience deux fois vécue.

L'auteur n'a pas seulement puisé aux comptes rendus de concerts, aux critiques de récitals et spectacles lyriques nationaux et internationaux (Bayreuth, Glyndebourne, etc.) qu'il a accumulés depuis l'âge de vingt-cinq ans. Il s'est astreint, depuis trois ans, à écouter, réécouter, analyser, graver dans sa mémoire des centaines d'enregistrements des plus grands chefs d'orchestre, instrumentistes et chanteurs d'aujourd'hui, pour recouper ce qu'il avait appris en audition directe, et reconstituer une histoire que l'on peut tenir pour directe et exemplaire de l'art musical.

Grâce aux microsillons modernes, les styles comparés d'un Backhaus, d'un Gieseking, d'un Yves Nat, d'un Wilhelm Kempff, exécutant par exemple la suite des «Sonates» de Beethoven, s'opposent et se complètent pour entraîner l'auditeur, au-delà des interprétations pédagogiques et unilatérales dont ces œuvres sont d'ordinaire victimes, jusqu'à leurs replis spirituels les plus secrets, on peut dire jusqu'à leur essence.

L'«Histoire de la musique» de Rebatet est aussi celle de l'intelligence, du savoir, du goût musical de notre époque.

Le musicien compare, analyse et juge; mais c'est le romancier qui tient la plume. Un romancier que, pour notre part, nous rangeons volontiers avec les Marcel Aymé, Louis-Ferdinand Céline, Raymond Abellio, parmi les écrivains de cette seconde moitié du demi-siècle qui ont élargi, renouvelé, dépassé le genre.

A quoi le reconnaissons-nous ? A ce style si fortement marqué de rationalisme national et de verve de terroir, dauphinoise et lyonnaise, qu'on ne saurait comparer à aucune autre façon d'écrire.

Aussi sommes-nous redevables à cette histoire de la musique de « tableaux » utiles, bariolés, grouillants de vie; celui du XVIIe siècle bolonais et napolitain, par exemple, le siècle des castrats adulés et enrichis qui tenaient lieu de « prime donne », et des théâtres lyriques qui poussaient dans les grandes villes d'Italie comme autant de salles de cinéma, car les opéras d'alors « étaient les films d'aujourd'hui » et faisaient une prodigieuse consommation de « remakes ».

S'agit-il du portrait des compositeurs ? Il est étroitement enlacé au « portrait » de leur œuvre, ce qui nous vaut, entre vingt exemples, la vision inattendue de ce grave doctrinaire de l'harmonie : Jean-Philippe Rameau, dépeint comme un Bourguignon haut en couleurs, doté d'une grande « carcasse décharnée », à voix rauque et bougonne, mais sachant se dérider, se « déboutonner » devant quelque table de son pays bien garnie.

Et voici les réputations historiques hardiment retaillées et réajustées aux dimensions qu'appellent les mérites exacts du bénéficiaire : celle de Palestrina, par exemple, quelque peu entachée d'académisme; celle d'Erik Satie, fabriquée par le snobisme et la facétie mondaine. Voici, en l'honneur d'un Purcell, d'un Schutz ou d'un Manier et de dix autres maîtres du passé, les couplets volontiers vibrants, mais strictement motivés, de la réhabilitation. Avec les pages incisives, mordantes, pittoresques, voire picaresques, qui ne manquent jamais, toutefois, de préfacer, d'enrober ou de conclure l'attentive définition musicologique, la rigoureuse analyse d'un style, alternent les chapitres émus, souvent saisissants, où l'auteur évoque, comme dans une sorte de reportage, la lutte des déshérités du succès contre la pauvreté, la maladie, l'incompréhension du monde, et leurs propres passions. Ce sont les plus grands. Ils s'appellent Mozart, Beethoven, Berlioz, Wagner, Debussy, Moussorgsky.

Quel est le thème ? Celui de l'évolution à caractère « progressif » de la musique, autrement dit celui de son développement technique et esthétique, tel qu'il va s'amplifiant et s'intensifiant, siècle par siècle, année par année, compositeur par compositeur, du Moyen Age jusqu'à nos jours, au grand désespoir des défenseurs « évolués » du « sauvagisme » sonore et de « l'art brut » musical.

Aucune histoire de la musique n'a, certes, oublié d'invoquer les différentes étapes de ce « développement ». Mais l'art de Rebatet est d'avoir articulé les trouvailles successives, à rythme désordonné, des grands inspirés de la musique, en mode de « fondu enchaîné », pour employer un langage qui lui est familier, de les avoir définies par des formules décisives, et d'avoir unifié la démarche, ou, comme il dit, «dégagé la ligne de faîte» de l'évolution musicale. Monodie du plain-chant, équivalant à l'égalité et à l'anonymat de la prière; polyphonie glorieuse du Moyen Age français; récitatif de l'opéra italien ; création italienne du répertoire instrumental, y compris l'invention de la symphonie ; construction, par plans architecturaux majestueux, de l'oratorio cher à Haendel ; puissance de l'organisation contrapunctique et sacrée qui s'épanouit sous les doigts de Bach, cet «ordinateur » qui brasse toutes les formes et interfère tous les langages ; humanisme de Mozart qui sait transformer en dessin mélodique mordant, et plein de sens, le lieu commun italien; mouvement dramatique ininterrompu de Weber ; paroles transfigurées par Schubert en poème musical; piano qui devient sous les doigts de Schuman le partenaire d'un chant, qui précède, prolonge et dépasse le sens des mots; génie wagnérien qui remet tout en question, rompt les digues du langage musical, déverse dans le chant l'emportement symphonique beethovénien ; « mélodie de timbres » de « ParsifaI », reprise en mode de subtil impressionnisme par Debussy, qui préfigure dans ses «Jeux » les libérations rythmiques et harmoniques d'aujourd'hui ; fastueuse polytonalité des «conversations en musique » que Richard Strauss substitue à l'arioso wagnérien; révolution orientale et folklorique de Stravinsky, et « expressionnisme » de Schoenberg, Alban Berg, Webern, «sciant les barreaux des fonctions tonales », et ouvrant aux combinaisons de l'harmonie et du contrepoint un champ illimité. Aucun historien de la musique n'a défini avec plus d'aisance, d'ingéniosité et d'énergie que Lucien Rebatet la nature et la fonction de ces révolutions.

On conçoit qu'emporté par la logique du sujet, le fougueux historiographe de cet art séculaire considère que la musique d'aujourd'hui constitue le terme naturel du « développement » dont il vient de faire revivre le piquant et dramatique romancero. On conçoit qu'il en prophétise le super-développement et le succès. Avec courage, comme on peut le voir, mais non pas sans inquiétude, pour ne pas dire sans angoisse.

Georges HILAIRE

Sources : Le Spectacle du Monde – juin 1969

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