LE MYTHE PICASSO

A tous ses admirateurs prétendus, à tous ses thuri­féraires obligeants et obligés, à tous les sympathiques visiteurs russes de l'Exposition française de Moscou, qui ont accueilli avec une surprise amusée, mêlée d'un peu d'indignation, les divagations du camarade Picasso.

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Je n'ai jamais pensé que Picasso avait du génie. Je lui ai attri­bué longtemps un extraordinaire talent. Aujourd'hui, j'ai d'ex­cellentes raisons de croire qu'il n'a, en fait, et n'a jamais eu qu'une immense habileté. Devant la marée montante d'éloges hyperboliques célébrant ce « monstre sacré », la phalange sans cesse accrue des sycophantes de la critique professionnelle, qui pensent lui emprunter quelque chose de sa gloire usurpée en l'en­tretenant, les cotes vertigineuses et relativement récentes obtenues en vente publique par des oeuvres qui dépouillées de leur signa­ture prestigieuse passeraient probablement inaperçues, il faut bien qu'une voix s'élève et, anticipant sur le jugement de la postérité, tente de ramener à ses justes proportions l'Espagnol mystificateur régnant sur l'univers du snobisme, de l'inculture et du plus conformiste des anti-conformismes.

Il est un test qui permet de prendre la mesure exacte de la grandeur effective d'un artiste : considérer son œuvre dans son ensemble, ne pas s'en tenir à des fragments savamment isolés, pouvant tirer une signification occasionnelle d'un contraste favorable. Cette épreuve, je l'ai tentée bien des fois. Plus exactement elle s'est proposée à moi, lors de diverses manifestations temporaires ou permanentes concernant l'art de Picasso. Si quelques œuvres isolées, telles, au Musée de Barcelone, «La femme à la mantille » et « L'Arlequin décoiffé », peuvent avoir un certain éclat surgissant d'un magma de tableaux médiocres ou insigni­fiants, jamais, au grand jamais, une exposition de Picasso ne m'est apparue autrement que comme un ensemble hétéroclite tenant mal la cimaise. Que ce soit au Musée d'Antibes, au Musée d'Art moderne de Paris, que ce fut à la Maison de la Pensée française, à la Rétrospective du Pavillon de Marsan, à l'Exposition de ses dessins et de ses estampes à la Galerie Mazarine, à celle de ses « Cinquante chef-d'œuvres au Musée Cantini de Marseille »... partout et toujours il s'agissait d'une arlequinade et l'on finit par comprendre que ce thème de l'Arlequin aie si longtemps obsédé Picasso ; il est le symbole de l'inaptitude pro­fonde à la création authentique, d'un artiste n'ayant d'autres ressources que celles d'un éclectisme systématique faisant de ses pseudo-créations un rassemblement de pièces et de morceaux empruntés à l'Histoire universelle de l'Art.

 

Ce que l'on prend pour un pouvoir magique de renouvelle­ment ne serait en fait chez le « sorcier malaguène » qu'une ten­tative permanente et désespérée d'échapper à son propre néant. Il en est de son génie prétendu comme de cet héroïsme des combattants dont la montée à l'assaut ne serait que fuite en avant, moyen glorieux d'échapper à la peur qui les tenaille et les contraint à l'action. Par sa double ascendance, espagnole et juive, ibère et sémite, Picasso appartient à une race dont la faculté d'adaptation est remarquable, capable de développer au plus haut point le sens du mimétisme, qui paraît bien être une des marques les plus évidentes de sa propre personnalité.

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A la fin du siècle dernier, la Catalogne — et pour s'en con­vaincre il suffit de parcourir les salles du Musée d'Art moderne de Barcelone — recelait un nombre considérable de jeunes artistes d'un talent au moins égal, sinon supérieur à celui de Picasso, au nombre desquels un Nonnel apparaît comme infini­ment plus doué que Picasso lui-même. Tous, plus ou moins po­larisés par une ville, où avaient déjà brillé d'un vif éclat des peintres espagnols de la génération précédente, tels Madrazo et Fortuny, vinrent avec des fortunes diverses s'agréger à l'Ecole de Paris, ce Léviathan qui absorbe tout et ne rend presque rien. Parmi ces nombreux appelés, un seul élu : Pablo Ruitz-Picasso.

 

Pourquoi cette éclatante, cette quasi-inexplicable réussite, pourquoi cette convergence d'éloges, réticents d'abord mais si peu, car Picasso bénéficia vite, très vite même, quoiqu'on disent ses biographes, d'une réputation qui outrepassant les barrières des cénacles artistiques et mondains, pénétra dans le grand pu­blic, ne serait-ce que par la voie du scandale, ressort le plus efficace de la publicité. La réponse à cette question réclame plus de discernement que la qualité plastique et picturale, pour le moins douteuse, des œuvres du peintre de « Guernica ».

 

Si Picasso n'est pas l'artiste génial que l'on prétend, s'il ne possède aucun des dons suprêmes qui font le véritable créateur, s'il n'est rien d'autre qu'un maniériste supérieur, d'une verve inégale mais assez inépuisable, il est, par contre, un homme d'une intelligence aiguë, qui sait tout de suite prendre la me­sure des gens avec lesquels il peut avoir affaire. D'où, connais­sant son siècle et les hommes, le caractère payant des attitudes qu'il sut très vite adopter. Ses accoutrements vestimentaires suc­cessifs en témoignent, autant que ses prétendues « époques », qui ne furent, elles aussi, que des défroques adoptées et quittées quasi-simultanément. En effet, la cote bleue de chauffe succède au style rapin des « Quatre Gats », lavallière, pèlerine et large feutre, rapporté de son Espagne natale et dont il comprit bien vite dans le Paris des peintres d'avant-garde le caractère désuet. Puis, il y eut le velours côtelé, style « artisan », le « home-spun », très britannique, le style « marchand de primeurs » avec la bar­rette de la chaîne de montre passée dans la boutonnière du ves­ton avachi, le style progressiste, uniforme des « métingues », canadienne crasseuse au col relevé, à laquelle s'ajoutait, dans les réunions mondaines, par une suprême ironie antibourgeoise un chapeau melon de circonstance. Il y eut le style naturiste, short et torse nu, agrémenté quelquefois du petit maillot rayé et de la marinière des pêcheurs de crevettes. Un des plus récents ava­tars : le pantalon cerclé, celui de Monsieur Courbet, dans « l’Atelier », autre excentrique mais d'un moins contestable génie.

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Suivant la coupe et la couleur du costume, répondant aux mêmes volontés provocantes, mais avec d'autant plus de liberté qu'elles étaient essentiellement gratuites, il y eut, successive­ment, les époques : bleue, rosé, nègre, cubiste, romaine, ingriste, surréaliste, monstrueuse, avec des résurgences et des retours, toujours Picasso dans ses pseudo-trouvailles ne faisant que dé­marquer un artiste contemporain, voire les œuvres de ses amis, ou, ayant recours à ses curiosités ethnographiques et historiques, pasticher les sculpteurs congolais, les dessinateurs des vases étrusques, les fresquistes catalans du XIIIème siècle, Ingres, Daumier, Courbet, après avoir exploité à tour de bras Renoir, Degas, Lautrec, Steinlen, Boldini et tant d'autres.

 

Dans tout ce bric-à-brac historique et esthétique, dans ce pandémonium, où coexistent toutes les formes et tous les styles, reflet de l'incroyable désordre, dans lequel vit et paraît se com­plaire aussi bien le locataire désargenté du Bateau-Lavoir, que le propriétaire richissime de l'abominable villa de Cannes, de style monégasque, ou le châtelain, bien vite lassé, du sévère Vauvenargues, quelle est la part du talent, outre celle de la mystification et du fortuit, sans parler des constants et incontes­tables larcins qui en constituent la trame graphique et plastique ?

Pour moi, elle est assez mince et si l'homme est infiniment plus intelligent son savoir-faire est du même ordre que celui de ces peintres mondains à l'arabesque péremptoire ou de ces illustra­teurs sans prétention, qui remplissaient autrefois les albums pour enfants de dessins légendes et se rabattent aujourd'hui sur les bandes plus commerciales du « Crime ne paie pas » et des « Amours célèbres ». Seulement, il y a la manière. Or, la ma­nière de Picasso est à l'inachèvement, à la forme laissée volon­tairement ouverte, au tératologique, au cocasse. L'homme n'est pas dénué d'humour et cet humour il l'exerce, je dois le dire, avec une constante application sur le dos de ses plus fidèles ad­mirateurs.

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La recette, car il y a une recette, exactement comme pour ces cocktails savants, base de l'éthylisme mondain, que nos snobs les plus à la page tendent à remplacer par le « gros-rouge », cette recette ou, plus exactement, ces recettes, on peut les mettre en forme. Prenez un nu, cernez-le d'un trait dépouillé que n'au­rait pas renié l'élève le plus déférent de Monsieur Ingres, voire de Monsieur Gérôme, ayez soin d'outrepasser l'exactitude de certains contours en donnant aux mains et aux pieds, si ce n'est à la tête, des dimensions hypertrophiques et vous obtenez un Picasso d'époque romaine. Prenez les planches d'un album de Flaxman, les relevés d'un Corpus de vases grecs ou étrusques, recopiez exactement mais ayez soin de maintenir votre poignet très libre afin de conserver au crayon une grande liberté de jeu sur la feuille, négligez volontairement certains détails, ne bou­clez toujours pas l'arabesque, de temps en temps détournez les yeux pour laisser au crayon ses propres initiatives et vous avez un Picasso des « Scènes antiques », des « Minotaures », des « Centaures joueurs de flûte », des Oarystis gréco-catalans. Pour les dessins cubistes, la recette est plus simple encore et je me dispenserai de la donner, car elle apparaît avec évidence aux yeux de tout dessinateur, y compris ceux de ces magistrats dis­traits, qui durant les audiences ennuyeuses couvrent leur buvard de dessins plus ou moins géométriques en se laissant guider par leur seule fantaisie.

 

Si Picasso dessinateur est d'une incontestable et souvent assez incroyable habileté, il y a Picasso peintre. Non moins habile mais disposant de ressource beaucoup plus sommaires, car Picasso n'est pas peintre. Il n'a ni le sens inné, ni la compréhen­sion des ressources du métier pictural, de la couleur-matière, qui mince ou épaisse constitue la substance, on peut dire la chair de toute vraie peinture. Picasso promène un pinceau chargé de couleur sur une toile, mais ce pinceau, il le manie comme un crayon — ceci la caméra de Monsieur Clouzot nous l'a montré de surcroît — et si ses œuvres peintes valent quelque chose, elles le valent uniquement par leur spontanéité d'exécution, leur gra­phisme, jamais par la matière colorée, qui, elle, est banale. Si par hasard, comme dans certaines œuvres de jeunesse — « Por­trait de Coquiot » — cette matière est plus nourrie, elle devient ennuyeuse et lourde. Picasso peintre est un chapitre assez bref. Sa couleur n'est que coloriage. Il n'est pas une toile de lui, grande ou petite, qui ait la sonorité, l'éclat, la vie profonde d'un « Cézanne »» d'un « Courbet », d'un « Delacroix ». Sur ce plan, il reste très loin derrière de moins illustres contemporains, un Matisse, un Dufy, voire un Vlaminck, peintre sommaire mais qui durant une courte période eut du génie et qui eut l'incontes­table mérite d'avoir été le premier contempteur d'un Picasso dont il avait percé à jour, avec son bon sens flamand, la systé­matique volonté de mystification.

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II y a Picasso sculpteur et céramiste. Je serais plus disposé à lut rendre hommage. Car si Picasso connu surtout comme pein­tre n'est à tout prendre qu'un dessinateur de talent, Picasso sculpteur reste encore assez confidentiel. Mais s'il n'y avait pour justifier le talent de Picasso sculpteur que ce marron d'Inde, aggravé aux dimensions d'une tête plus forte que nature, par lequel la Ville de Paris a prétendu honorer la mémoire de Guillaume Apollinaire, au Square St-Germain-des-Prés, il fau­drait tout de suite « tirer l'échelle ». Heureusement Picasso a fait mieux. Plasticien, on doit lui reconnaître le sens des volumes résumés et caractéristiques, celui des analogies formelles, dont il abuse d'ailleurs dans ses sculptures-montages, où un vieux gui­don de bicyclette simule les cornes d'un taureau, et une planche de sapin l'échiné d'une chèvre. Je pense que là est cependant la meilleure part de cet art de funambule, bien qu'une volonté de déformation systématique, et qui ne va pas toujours dans le sens de l'expressif et du nécessaire, gâte là encore ses meilleurs travaux. Je ne pense pas toutefois qu'on puisse mettre ces quel­ques réalisations heureuses sur le plan des grandes créations plastiques contemporaines, celles d'un Maillot ou d'un Despiau, voire celles d'un Renoir ou d'un Matisse, autre rusé compère mais dont l'œuvre nous apparaît, post-mortem, comme plus ho­mogène que l'art désintégré du « maître de Guernica ».

 

Dans la céramique et la poterie, art mineur où la cocasserie et le sens métaphorique de Picasso pouvaient se donner libre cours, ses réussites furent plus certaines et son influence plus heureuse. Elle a aidé les artisans potiers à se libérer des chaînes d'une fausse tradition, qui n'était plus que routine laborieuse et sans joie. D'ailleurs, là encore le malaguène n'a pas eu à avoir recours à ses facultés d'invention. Il s'est contenté de re­prendre une tradition authentique, celle qui faisait la saveur de prototypes de caractère quasi-immémorial. Sur le plan techni­que les meilleures créations de Picasso dans ce domaine restent toutefois loin derrière les humbles réussites des artisans d'autre­fois et, pour s'en convaincre, il suffit de rapprocher au Musée d'Antibes les poteries signées Picasso des quelques exemplaires de terres vernissées des potiers de Vallauris au XVIIIème siècle. Il y a là une belle leçon de modestie à l'usage de nos céramistes amateurs.

 

Si Picasso peintre est sans génie, l'homme a peut-être, lui, du génie, celui de la destruction. Ses tableaux-puzzle, ses compo­sitions « monstrueuses » en témoignent, ainsi que l'ensemble d'une œuvre qui n'est à tout prendre qu'un vaste chantier de démolition, on peut dire d'équarrissage. Transposant, en ses premières années parisiennes, les compositions et les thèmes des artistes de la fin du siècle — ses meilleures réussites probable­ment sont là — mais pensant qu'à ce jeu de pasticheur on ne pouvait conquérir la grande notoriété, Picasso, né malin, se livre dès lors à une dissection plus consciencieuse et de la nature et des œuvres d'art qui lui tombent sous la main. Cela nous a valu toutes les déformations, toutes les transpositions plus ou moins gratuites, qui caractérisent son œuvre depuis 1910 et le Cubisme prit chez lui très tôt sa forme dite synthétique, selon laquelle l'objet éclaté en morceaux pouvait se recomposer au gré des fantaisies personnelles de l'artiste et aboutir aux compositions les plus gratuites, celles d'ailleurs que les collectionneurs snobs d'aujourd'hui paraissent apprécier davantage.

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Engagé dans une si belle voie, encouragé par ses apparents succès, Picasso n'allait pas s'en tenir là et on peut affirmer qu'à partir de cette date et sauf de rares répits — il faut bien que les meilleurs clowns se démaquillent — son œuvre n'allait être qu'un ramassis de compositions extravagantes, privées de toute espèce de signification positive et auxquelles on peut faire subir toutes les exégèses, les plus savantes comme les plus absconses, les plus spirituelles comme les plus saugrenues. Et c'est à quoi ne manquèrent ni ses biographes, ni ses apologistes, ni les commentateurs successifs de ce prophète du XXème siècle, générateur de toutes ses hérésies et de toutes ses absurdités (1).

 

Ce petit bonhomme, aux yeux en grain de café, qui a l'allure d'un torero retraité, a, en effet, causé plus de mal à son époque, sur le plan artistique s'entend (2), que les quelques fantoches sanglants auxquels nous sommes redevables de deux guerres mondiales et de tous les bouleversements politiques, sociaux, in­tellectuels et économiques qui en sont résultés. La chose est si vraie que le bon peuple lui-même, ce Monsieur Tout-le-Monde, qui, en définitive, a plus d'esprit que Voltaire et Rousseau, ne s'y est pas trompé, créant le qualificatif « picasso » qu'il accole volontiers à tout ce qui lui paraît faux, extravagant, incompré­hensible.

 

« Ça c'est du Picasso » s'esclaffe l'homme de la rue devant les ahurissants échantillons de toiles éclaboussées de couleurs, serties en de fines baguettes dorées, qui se proposent à notre admi­ration comme les chefs-d'œuvre de l'Art d'aujourd'hui, l'art dit informel, le borborygme ayant la prétention de rivaliser avec le langage de Dante, de Shakespeare, de Racine et de Goethe, la fiente maculant .les fonds de cage où se concentrent les poules pondeuses, celle de vouer à l'oubli les œuvres du Titien, de Rembrandt, de Poussin, et de Dürer. Cet homme paradoxal, qui signe des chèques provisionnés sur la bêtise, en griffonnant sur un coin de serviette en papier, qui est plusieurs fois milliardaire, qui se permet toutes les fantaisies et ne recule devant aucune palinodie, qui se moqué éperdument de ses contemporains et probablement de lui-même, s'offre le luxe de jouer au commu­niste, de dessiner des colombes de la paix, d'approuver les ukases de Staline et de Kroutchev, de se laisser donner du « cama­rade » par les métallos embourgeoisés du parti.

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Mais là n'est pas le pire. Ayant donné son cœur aux marxis­tes espagnols, refusant mais avec moins de noblesse que Casals, de rentrer dans une patrie souillée à ses yeux par la dictature de « ses bourreaux » — mais Guernica n'a jamais fait oublier Albacete — cet exilé volontaire, ce contempteur de l'hispanité, car, qu'il le veuille ou non, l'hispanité est d'essence aristocra­tique et paysanne mais non pas marxiste, se voit dresser des autels dans ce pays qu'il refuse et auquel il appartient cependant par toutes ses fibres. Je n'hésite pas à l'affirmer : si Picasso est un artiste digne de ce nom, cet artiste n'est pas un artiste français mais un artiste spécifiquement espagnol. Et au lieu de faire cho­rus avec mon cher Waldemar Georges, cependant plus clairvo­yant d'habitude, qui clama dans un récent article de « Combat » le scandale qu'il y avait à laisser partir pour Barcelone les œu­vres que le maître eût si volontiers offert à sa patrie d'adoption, si seulement elle en eût manifesté le désir — patrie d'adoption... non de résidence, car Picasso, que je sache, est toujours bien de nationalité espagnole, ce qui lui a permis d'exploiter sans ver­gogne la naïveté et le snobisme de ses zélateurs français — j'ac­quiesce bien volontiers à cette réintégration. Oui, que Picasso retourne en Catalogne d'où il est venu, c'est normal, c'est légiti­me et si quelque gloire doit rejaillir d'une telle présence, c'est bien sur son Espagne natale et non sur la France, pur alibi, que cette gloire douteuse doit projeter ses rayons. Il est vrai que notre grande sœur latine possède avec Le Greco, Vélasquez et Goya des antidotes souverains.

F.-H. LEM

(1)    Bien entendu, il ne saurait être question de reprocher à Picasso le traditionalisme, voire l'académisme de ses débuts, en l'opposant au reste de son œuvre, pas plus qu'il ne serait décent de lui faire grief de s'être mis dans le sillage de quelques-uns de ses aines dont le ta­lent lui apparaissait comme incontestable. Picasso a eu de bons maîtres au départ et n'a probablement jamais été dénué de goût — cer­taines œuvres de jeunesse en témoignent hautement — mais ce qui est grave dans son cas, c'est de n'avoir su et probablement de n'avoir su, grâce à un effort persévérant et modeste, surmonter cette inévita-le période d'apprentissage en s'affirmant dans sa personnalité d ar­tiste créateur et original, libéré de ses servitudes premières.

 

Picasso, artiste intelligent, mais probablement sans génie, doué d'une ambition et d'un orgueil dont témoignent toutes ses réactions à l'égard de ses contemporains, voulant à tout prix se mettre hors de pair — ceci est très espagnol, rejoint l'esprit « matador », ne serait-ce que ce­lui de son ami Luis Dominguin — être partout et toujours « el primo » et pour cela misant sur le « bluff », adoptant les attitudes provocan­tes, pratiquant les renversements de situation les plus inattendus, Pi­casso s'est engagé délibérément dans la voie, dont je pense avoir assez bien, quoique brièvement, marqué les principales étapes. Cette volonté permanente de surenchère, cette exploitation de l'effet de surprise, qui en art n'est qu'un moyen très subsidiaire, ont abouti à cette ligne sinueuse, toute en retournements, à cette fuite perpétuelle devant l'opinion que l'artiste sollicite en la méprisant, à cette œuvre hybride qui n'est, en définitive, que l'envers d'une authentique création.

(2)     Non pas que l'art hybride de Picasso ait fait tellement école ; c'est surtout le caractère gratuit et décevant de ses œuvres et sa scan­daleuse réussite qui ont exercé sur les jeunes générations la plus dé­sastreuse influence.

 

Source : Défense de l’occident/Novembre 1961

 

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