Catégorie : Jean Mabire
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Qu'est-ce que j'avais senti, quand on avait déclaré la guerre ? La libération de la caserne, la fin des vieilles lois, l'apparition de possibi­lités pour moi, pour la vie, pour de nouvelles lois, toutes jeunes, délurées, surprenantes. C'était si beau que ça m'avait paru improbable.

DRIEU LA ROCHELLE.

 

Nos enfances sont bercées de légendes. Ceux qui ont aujour­d'hui entre trente-cinq et quarante-cinq ans n'oublieront jamais ces récits qui prolongeaient La Chanson de Roland en une épopée familiale. Grâce à nos pères l'Hartmannswillerkopf s'ap­pelait désormais le Vieil-Armand. La Grande Guerre s'étirait interminablement comme ces collections de L'Illustration gainées de cuir rouge et laurées d'or fin. Quelques soldats à l'exer­cice portaient encore des capotes de cette grisaille bleu-horizon qui nous semblait la couleur même de la France. La Victoire se prolongeait tant bien que mal.

Mais déjà les pantalons rouges et les taxis de la Marne étaient rejetés dans le XIXe siècle. Nous savions qu'un monde avait commencé à Verdun. Très vite notre jeunesse était prise dans un tourbillon qui ne nous laissait plus le temps de songer à ces batailles d'une guerre démodée. Les survivants de Dunkerque nous forçaient à oublier les disparus de Charleroi. Nous n'arrivions plus à croire qu'ils avaient été jeunes, eux aussi.

Les longues heures d'attente de la dernière guerre coloniale, les remous trompeurs ou les loisirs forcés nous donnèrent bien vite quelque curiosité pour ces aînés qui avaient eu vingt ans il y a un demi-siècle. Quelques camarades morts sur des pitons aux noms inconnus nous rendirent plus présents de jeunes guerriers qui nous quittèrent à leur âge, laissant des livres que nous ouvrons aujourd'hui avec des mains fiévreuses et impa­tientes. Nous sommes peut-être les seuls à les lire. Nous som­mes sans doute les seuls à les aimer.

Certains romans ou certaines enquêtes tranchent brutale­ment sur l'optimisme d'une époque comme ces lueurs qui annoncent la montée des orages au soir d'une belle et lourde journée.

C'est en 1913 que Roger Martin du Gard fait paraître Jean Barois, adieu assez désenchanté aux grandes idées qui avaient agité une jeunesse dont la générosité et l'enthousiasme firent la noblesse du socialisme français. Il est bien curieux cet entre­tien, sur la fin du livre, entre Jean Barois, libre-penseur vieil­lissant, et ces jeunes gens qui viennent de découvrir un nouvel idéal : le nationalisme, Jean Barois retrouve chez eux cet élan et cette foi qui furent les siens au moment de l'Affaire Dreyfus…

1913 c'est aussi l'année où Alfred de Tarde et Henri Massis publient, sous le pseudonyme d'Agathon, leur Enquête sur les jeunes gens d'aujourd'hui qui se voulait le manifeste d'une nouvelle génération. Cette jeunesse orgueilleuse et passionnée effrayait fort ses aînés parce qu'elle mélangeait hardiment ce qu'il convenait jusqu'ici de maintenir strictement inconciliable pour le plus grand confort des nantis et le plus grand profit des filous. Les jeunes gens de la classe 13 étaient en train de s'apercevoir que le socialisme et le nationalisme de leurs pa­rents n'étaient pas si irréductiblement opposés qu'on le profes­sait en Sorbonne ou au Parlement.

Dans les « Cercles Proudhon » et ailleurs, ils battaient ferme les cartes politiques et les redistribuaient à leur manière. Dans ce grand jeu qu'ils inventaient ingénument les couleurs n'a­vaient plus la même signification. Mieux encore, elles deve­naient complémentaires. Le rouge du socialisme et le noir de l'anarchie se mariaient assez bien avec un champ immaculé fleuri de lys insolites.

Ces jeunes gens n'avaient pas trouvé tous seuls cette nou­velle manière de renverser les alliances et de bousculer les principes. Les jeunes gens ne trouvent jamais rien tous seuls. Mais les remueurs d'idées ne peuvent rien non plus sans des jeunes gens remuants...

Trois hommes surtout enseignèrent le non-conformisme à la jeunesse d'alors et on ne peut parler de la génération de la première guerre mondiale sans les évoquer.

Le plus vieux était le plus solitaire. Il se nommait Georges Sorel, avait près de soixante-dix ans et se voulait simplement « un serviteur désintéressé du prolétariat ». Il vomissait la démocratie parlementaire et rêvait d'un syndicalisme révolutionnaire assez semblable à quelque ordre de chevalerie dont il avait écrit, sous le titre de Réflexions sur la violence, la Bible illisible et magnifique.

Maurice Barrés, lui, portait vigoureusement une cinquantaine tumultueuse et cultivait un titre de « prince de la jeunesse » qu'il espérait bien prolonger jusqu'à cette Revanche, grande ambition des jeunes héros des Déracinés. Celui qui avait écrit les Romans de l'Energie Nationale n'oubliait pas qu'il s'était proclamé, dans son programme électoral de Nancy, en 1898, « nationaliste et socialiste » tout ensemble, et surveillait d'un œil impavide les cabrioles de ses jeunes poulains marseillais, Charles Maurras et Léon Daudet, dont L'Action Française te­nait à la fois de la croisade et de la galéjade.

Le troisième maître de la jeunesse en 1913 n'avait pas qua­rante ans et il était certain de tenir la bonne part de l'héritage. Barrés l'admirait et Sorel fréquentait sa boutique des Cahiers de la Quinzaine mais Charles Péguy entendait rester seul maî­tre chez lui. Il avait parfaitement assimilé les doctrines adver­ses : ce socialisme qui fut l'idole de sa jeunesse dreyfusarde et ce nationalisme à qui il allait donner sa vie l'année sui­vante. Mais il y ajoutait une troisième dimension et transmuait la politique en mystique. Péguy avait compris, le premier de tous, que la révolution demeure d'essence religieuse. Sa révolu­tion était une révolution au plus profond de l'âme de chacun de ses fidèles. Qu'on le veuille ou non, il fut le premier « tota­litaire ». Sorel avant de mourir pouvait bien saluer Lénine et Barrés admirer Mussolini, Péguy qui ne devait rien connaître de l'aventure des grandes religions politiques des années 1917-1945 n'en avait pas moins été le prophète du socialisme et du nationalisme conjugués et élevés au rang de sacerdoces. Seu­lement ce que Péguy écrivait Dieu, Sainte Geneviève et Sainte Jeanne, les dictateurs allaient le nommer le Parti, l'Etat ou la Race...

Mais on ne pensait pas encore à tout cela en cette année 1913. Et Charles Péguy était encore saintement et diablement vivant. Les semailles avaient germé. Jamais les blés n'avaient été si lourds. Nous étions en 1914.Charles Péguy tombe le 5 septembre à Villeroy.

Quelques jours avant, le 22 août, Ernest Psichari était tombé à Saint-Vincent-Rossignol.

Quelques jours après, le 22 septembre, Alain-Fournîer tom­bera à Saint-Remy aux Hauts-de-Meuse.

En un mois étaient fauchés les trois plus beaux épis de la plus prometteuse moisson.

Charles Péguy les connaissait bien, ces cadets qui allaient mourir avec lui. Il leur avait écrit : « Psichari, vous, qui seul de nous avez entendu le silence. » Et : « Vous irez loin, Fournier... Vous vous rappellerez que c'est moi qui vous l’ai dit. »

Ils ont été loin ensemble et ils sont morts pareillement en l'an trentième de leur âge, Ernest Psichari et Alain-Fournier, eux qui, plus que tous les autres, ont incarné la magnifique jeunesse massacrée de cette atroce fin de l'été 14.

Il ne semble pas y avoir de romans plus dissemblables que L'appel des armes et Le grand Meaulnes. Pourtant l'un et l'au­tre ont ému notre jeunesse à quelques jours d'intervalle. Il est vrai que c'était de longs jours d'adolescence et de déroute. Pendant quelques heures inoubliables, Ernest Psichari et Alain-Fournier nous ont arraché aux rives de la Seine pour nous conduire sur les sentes de Sologne et les pistes de Mauritanie. Tout semble séparer cette histoire d'amour et cette aventure de guerre mais pourtant elles apportaient la même lumière à nos yeux d'enfants éblouis (peu importe alors que Le grand Meaulnes soit un livre superbement écrit et L'appel des armes atrocement fripé). Nous avions découvert ces récits pour ce qu'ils sont, à savoir l'itinéraire sentimental d'une jeunesse à laquelle nous brûlions de ressembler.

Ces deux livres sont l'histoire d'une amitié. Et la fascination qu'exerce l'écolier Augustin Meaulnes peut assez bien se com­parer à l'admiration qu'inspiré le capitaine Timothée Nangès. Le château où se déroule la fête étrange a le même parfum romantique que le désert où se livre la bataille inconnue. Alaîn-Fournier et Ernest Psichari sont bien les témoins de cette jeu­nesse qui découvrit le germanisme wagnérien sous les ailes artificielles du Symbolisme avant d'aller se faire faucher par les mitrailleuses du Kaiser.

Avant de disparaître, ces jeunes gens nous ont laissé une sorte de plan comme en imaginent les adolescents pour retrouver l'Ile au Trésor. Mais leurs parchemins à demi effacés ne sont plus lisibles pour tout le monde. Il faut faire partie de leur fraternité et posséder certains secrets pour s'y retrouver dans ces itinéraires mystiques. Le grand Meaulnes et l'appel des armes se présentent finalement comme une sorte de Quête du Graal des temps modernes. Romans empreints de nostalgie, ils témoignent de la fuite inexorable d'humbles joies difficiles. Le souvenir d'un bal costumé ou d'un désert lointain y trans­forment toute une vie en une sorte de poursuite merveilleuse et hallucinée.

Après avoir écrit ces livres pleins de tendresses et d'égoïsmes, de générosités et d'injustices, comme il sied à des récits de guerre ou à des romans d'amour, Ernest Psichari et Alain-Fournier nous ont quittés à cet âge incertain où tout reste encore possible. Ils nous laissent une image lumineuse et fragile, estompée par la brume d'un mystérieux départ crépusculaire vers d'autres aventures.

Quand nous pensons à eux, nous pensons à ce portrait d'un de leurs héros en plein Sahara : « II était un bel enfant barbare, dans le monde jeune ».

1914. Entre le 22 août et le 22 septembre tombent Ernest Psichari, Charles Péguy, Alain-Fournier... Deux de leurs cadets, un garçon de vingt ans et un garçon de vingt-et-un ans, vont être mutilés à jamais dans les mêmes batailles, meurtris dans leur chair et dans leur âme par cette tempête qui ravage l'Europe.

En août, à Charleroi, le caporal Pierre Drieu La Rochelle est blessé à la tête par un éclat d'obus ; guéri et promu sergent, il sera blessé au bras en octobre en Champagne. En novembre, à Pœlkapelle, le maréchal-des-logis Louis-Ferdinand Destouches reçoit une balle dans le bras et une balle dans l'oreille.

On devait en reparler de ce fantassin et de ce cuirassier. Drieu et Céline furent des soldats bien avant de devenir des écrivains. Parce qu'ils ont vécu encore quelques dizaines d'an­nées et qu'il a fallu une seconde guerre pour les tuer, on oublie trop qu'ils furent de ces gamins de l'été 1914 « dont on avait peint les jambes en rouge ».

Les plus belles pages de Drieu se trouvent dans La Comédie de Charleroi comme les plus belles pages de Céline se placent dans Le Voyage au bout de la Nuit lorsque l'un et l'autre évo­quent le souvenir impérissable de leur baptême du feu.

Jamais on n'a su raconter ainsi la surprise et la peur, le désordre et l'élan, l'amour pour les camarades abattus, le mé­pris pour les chefs incapables. Et ce sursaut soudain qui les lance comme des héros solitaires dans la plaine, au moment où tous les autres s'aplatissent dans leur lâcheté. Drieu est seul à charger à Charleroi comme Céline est seul à galoper à Pœl­kapelle. La guerre est devenue leur aventure...

Ces garçons qui viennent d'avoir vingt ans se révoltent con­tre l'absurdité et acceptent le combat d'un même élan. Ni l'un ni l'autre ne se grisent des illusions de leurs camarades ni des idéologies de leurs aînés. Jusque ici, ils pensaient surtout aux filles et aux copains. Ils découvrent maintenant la mort, la guerre, « le champ du jugement ». Ils sont d'une race qui ne méprise pas les coups. Il y a eu sans doute de rudes batailleurs dans la famille Destouches au Havre comme dans la famille Drieu à Coutances. Ces jeunes géants nordiques qui ont connu les collèges d'Angleterre et hanté les forêts d'Allemagne après de rudes enfances sur les plages grises et froides de la Nor­mandie retrouvent facilement la bravoure des Vikings. Mais ils gardent une sagesse paysanne et prennent les distances qui conviennent devant la guerre « moderne » où la technique et l'abstraction ont remplacé la barbarie des vieux âges.

« Et puis tout à coup je me lassai. Ma division fut mise au repos : je ne sentis plus que le côté civilisé de cette guerre ; et cette odeur de pieds qu'il y a dans tout couvent, cette odeur rance des hommes seuls. La démocratie meuglait faiblement : le bœuf blessé continuait de bourrer, stupide, dans le barbelé. Une imbécillité où s'accumulait l'héritage de plusieurs vielles passions perverties écrasait tout un continent... » écrit Drieu. « Combien de temps faudrait-il qu'il dure leur délire, pour s'arrêtent, épuisés; enfin, ces monstres ? Combien de temps un accès comme celui-ci peut-il bien durer ? Des mois ? Des années ? Combien ? Peut-être jusqu'à la mort de tout le monde, de tous les fous ? Jusqu'au dernier ? Et puisque les événements prenaient ce tour désespéré je me décidais à ris­quer le tout pour le tout, à tenter la dernière démarche, la su­prême, essayer, moi, tout seul, d'arrêter la guerre.,. » répond Céline.

Ces deux authentiques combattants, grièvement blessés dès les premières semaines de la guerre n'éprouvent aucune haine pour les adversaires avec lesquels ils viennent de se prendre à la gorge.

Drieu écrit, en pleine guerre, en 1917 : « A vous Allemands... Je ne vous ai jamais haïs... Je n'ai pu haïr en vous la force mère des choses. » Et Céline reprend : « La haine contre les Allemands c'est une haine contre nature. »

C'est ainsi que deux sous-officiers français complotaient dans quelque obscur hôpital du front ce qu'on allait leur reprocher vingt ans plus tard : « la trahison fasciste et le délire raciste ».

Si des socialistes ou des nationalistes qui avaient découvert l'Union sacrée veillaient aux créneaux des journaux unanime­ment patriotes sans songer à quitter ces observatoires, des jeu­nes gens brûlaient de rejoindre leurs aînés. L'entreprise colos­sale de « bourrage de crâne » entreprise par des plumitifs ob­sédés par la rancœur de la déculottée de 1871 ne doit pas ca­cher ce que conserve d'admirable l'élan d'une jeunesse qui sut prendre parti au risque de son sang. Les collégiens truquaient leur âge pour pouvoir s'engager et aucun étudiant n'aurait osé parler de « sursis »... Cela paraît presque incroyable aujour­d'hui.

Ne parlons encore que d'écrivains. Des écrivains qui ne sont alors que des jeunes gens brillants :

« Réformé, Georges Bernanos multiplie les démarches et s'engage au 6e dragons où il fera toute la guerre, avec plusieurs blessures et citations, mais sans dépasser le grade de brigadier » (rapporté par Albert Béguin).

« Incorporé dans le service auxiliaire, Montherlant fait une demande pour être muté à un poste du service armé... au 360e d'infanterie où il refusera toujours d'être officier et sera blessé grièvement » (rapporté par Pierre Sipriot).

Voici encore un cavalier et un fantassin qui après avoir versé leur sang ne cesseront plus de s'interroger sur les destinées de leur peuple et de leur patrie. Toute l'œuvre de Bernanos et de Montherlant — comme toute l'œuvre de Drieu et de Céline — est dominée par cette aventure de la génération de 14. La première guerre mondiale que tous reconnaissent comme une guerre fratricide européenne va les pousser à prendre avec passion ce que Drieu nomma le premier au lendemain de la victoire de 18, la Mesure de la France. Ils apporteront des réponses différentes ces hommes qui devaient écrire un jour Notes pour comprendre le siècle, Baga­telles pour un massacre, Service inutile, Scandale de la vérité. Mais tous auront vécu dans leur jeunesse ce songe qu'évoquait l'un d'eux et qui n'est au fond pas si loin de ce domaine enchanté ou de ce désert mystique qu'évoquaient Alain-Fournier et Ernest Psichari.

Mais il n'y eut pas que des jeunes gens pour s'engager dans cette guerre et parmi ceux qui devaient se battre volontairement, il est un écrivain auquel il faut rendre hommage ici parce qu'on ne saurait le séparer de ses camarades de combat. Et il ne me déplaît pas de citer le nom d'Henri Barbusse dans une revue comme celle-ci. Celui qui devait devenir le grand publiciste communiste et mourir à Moscou en 1935 après avoir écrit une enthousiaste biographie de Staline (sans doute introu­vable aujourd'hui) était en 1914 un journaliste et un romancier qui avait acquis quelque notoriété et aurait pu rester à l'écart du conflit. Il avait quarante ans, l'âge de Péguy. Il s'engagea comme simple soldat, se distingua assez pour recevoir au front le grade de lieutenant. C'est en 1916 qu'il fit paraître Le feu, journal, brutal et tendre à la fois, d'un authentique combat­tant. Ce roman reçut le prix Concourt à une époque où l'on savait encore couronner les livres non-conformistes.

Barbusse devenu farouchement pacifiste et révolutionnaire fut séduit par les Bolcheviks russes. Il écrivit Clarté. La géné­ration de 14 était morte. Une autre apparaissait à l'Est qui montrait des dents de loups et allait faire flotter ses étendards rouges à Moscou et plus tard à Berlin.

Il faudrait arrêter ici ces quelques évocations sur la généra­tion de 14. Mais comment parler de cette jeunesse et parler de cette guerre sans évoquer l'aventure parallèle de deux frères par l'esprit, de deux hommes dont l'indéfectible amitié reste aujourd'hui encore un exemple et un espoir.

Ils étaient nés vers 1870 et avaient acquis une certaine noto­riété, le gentilhomme breton comme auteur d'un roman régionaliste à succès et le normalien bourguignon comme composi­teur d'une gigantesque fresque en dix volumes. Ils avaient par­ticipé aux espoirs et aux luttes de leur temps. Mais c'étaient de grands solitaires, des âmes éprises de grandeur, d'indépendance et d'absolu. L'un fut mobilisé dès 1914 et passa toute la guerre dans les tranchées. L'autre se trouvait en Suisse et décida de rester « au-dessus de la mêlée ». Mais ils continuèrent à s'é­crire... Au lendemain de la guerre, ils choisirent avec la même générosité des camps politiques et spirituels opposés. On les vit péleriner l'un dans le mausolée de la place rouge et l'autre sous les aigles du stade de Nuremberg. Ils survécurent à peine au second conflit, à notre seconde guerre civile. L'un mourut dans la solitude et la considération. L'autre disparut dans l'exil et l'ignorance. Mais il nous reste quelques livres comme L'âme enchantée et comme La réponse du seigneur, comme L'esprit libre et comme La gerbe des forces, comme Jean-Chris­tophe et comme M. des Lourdines, comme Le voyage intérieur et comme Les pas ont chanté. Il nous reste leur Correspondance des années de guerre, d'interrogation et de solitude. Etranges destinées parallèles.

De tels hommes et de telles amitiés avaient bien préparé les épis mûrs de 1914. Ils avaient été dignes d'être les maîtres de ces jeunes hommes qui se firent tuer à l'heure de la tragique moisson. Ces deux semeurs se nommaient Romain Rolland et Alphonse de Chateaubriant.

Pourquoi est-ce à eux que je pense quand je pense à un homme qui avait exactement leur âge et qui tomba, voici tout juste un demi-siècle, à Villeroy, une balle en plein front, après avoir lentement écrit de son immense écriture appliquée : 

II faudrait des soldats qui seraient comme des ouvriers, comme des paysans.

Qui feraient une bataille comme on fait autre chose.

Comme on fait un labour.

Qui feraient une victoire comme on fait autre chose.

Comme on fait une maison.

 

Jean MABIRE

Sources : Défense de l’Occident - N° spécial « La Jeunesse » Avril – Mai 1964

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