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La normannité :
une permanence et non « la tradition »

par Jean Mabire

Partie 3 sur 3

 

 


Cette normannité, cet esprit normand, dont nous avons entrevu les manifestations dans le monde éthique, littéraire ou politique, ne s'est pas manifesté avec une égale acuité au cours des siècles.

D'abord instinctive et vitale, la normannité a été l'irruption sur le terroir de Neustrie d'une force neuve. « Pure », comme dirait Patrick Grainville. Cette force s'est muée en conscience historique, grâce à la volonté du Duc Guillaume. Après l'abâtardissement dû aux Plantagenets, après la coupure entre le continent et la Grande Île, après l'annexion à la France, la normannité a glissé du plan souverain et guerrier au plan artistique et littéraire. Les Normands, ne pouvant s'exprimer politiquement, ont été obligés de trouver un substitut à leur trop-plein de vitalité et à leur désir de marquer le monde de leur empreinte.



Les étapes de la « réduction » qui vont conduire de l'indépendance à l'autonomie et du particularisme à l'assimilation, sont connues : 1204, 1469, 1790, pour n'en citer que trois. A chaque épreuve, il semble que les Normands « compensent « par un véritable réflexe inconscient, en se réfugiant dans les lettres et les arts. La politique - interdite - se transmue en architecture ou en littérature. Le dernier avatar est le folklore.

Il apparaît clairement que si nous voulons retrouver les grandes lignes de force de la normannité, nous ne devons pas nous contenter d'en appeler à une « tradition », qui aurait trouvé son aboutissement dans la civilisation rurale du siècle dernier.

Cette Normandie, qui va - en gros - de la Monarchie de Juillet à la guerre de 1914, nous paraît à la fois proche et lointaine. Proche, parce que nous en avons nous-mêmes connu et vécu de nombreux vestiges dans notre enfance. Lointaine, parce qu'elle est, dans ses manifestations extérieures, condamnée par l'évolution scientifique du monde moderne.

Le plus grand danger qui nous guette serait d'identifier la normannité à cette Normandie du XIXème siècle, figée en une sorte de musée Grévin des arts et des traditions populaires. Un attachement sentimental, et respectable, nous conduirait à en gommer tous les aspects négatifs. Entre autres la misère ouvrière et rurale, l'acceptation d'une tutelle administrative de plus en plus envahissante, l'alcoolisme partout présent, l'abandon total devant le centralisme, l'émigration vers paris considérée comme une promotion, etc...

N'attachons pas la normannité à une époque où la Normandie cesse volontairement de vouloir rester elle-même. Quand le naturel devient mascarade, on peut se demander comment pourrait subsister ce que nous appelons justement la normannité.

Et cette normannité ne se confond pas obligatoirement pour nous avec le seul niveau populaire, où il en subsiste encore des traces. Ne craignons pas de le dire : l'esprit normand a été vécu, exalté, transmis par des individus d'élite.

Il pouvaient certes être fils de pauvre paysans, comme Jean-François Millet, mais ils se sont faits eux-mêmes, selon la belle expression, et sont devenus « des gens de marque ».

Ce sont ces « premiers hommes », comme on dit parfois, qui sont pour nous les vrais garants de la normannité. Celle-ci n'est pas une sorte d'état de grâce que partageraient tous ceux qui ont quatre grands-parents normands, de préférence natifs d'un bourg rural. La normannité est avant tout l'apanage de ceux qui ont donné un sens à notre peuple et qui lui ont ouvert la voie, les maîtres d'œuvre, les créateurs, les poètes qui sont aussi des prophètes.

La normannité : un ordre et une création

C'est pourquoi la normannité, nous la chercherons plus dans le cloître d'une abbaye que dans un pressoir à pommes, plus dans un essai politique original que dans une chansonnette qui a traîné dans tout l'hexagone, plus dans des œuvres littéraires nouvelles que dans des exaltations gastronomiques ou des superstitions villageoises.

La normannité, certes, accepte et intègre tout ce qui est normand. Mais elle établit une indispensable hiérarchie. Tout nous appartient, mais tout n'a pas la même valeur. La normannité, dans ce sens, n'est pas un chaos, un fourre-tout hétéroclite, mais un ordre. Et par là, elle participe pleinement à la grande constante normande qu'est la mise en forme, cet hommage de la fantaisie à la construction.

Il est normal que nous assistions aujourd'hui à une véritable déperdition de la normannité. Il ne sert à rien de s'enorgueillir d'un passé mort, d'un patrimoine figé, d'une histoire close. Quoi qu'il advienne désormais - et c'est là précisément la grande découverte de l'action régionaliste depuis un siècle et même un peu davantage - la normannité n'est plus instinctive mais devient volontaire.

La normannité est donc tout ensemble conservateur et révolutionnaire, aristocratique et populaire, tolérant et combatif. Elle ne représente pas seulement pour nous un héritage auquel nous aurions droit, mais aussi un combat auquel nous ne pouvons nous soustraire sans manquer à notre devoir, c'est-à-dire à ce destin qui joue un tel rôle dans notre univers spirituel.

La normannité nous oblige à ne pas craindre les paradoxes et les ambiguïtés et nous conduit à des synthèses inattendues. Elle est peut-être aussi, finalement, une manière de raisonner, une attitude dialectique.

Partant à la recherche de l'identité normande, nous allons retrouver, tout naturellement, une sagesse, une « sapience » aurait-on dit autrefois, qui dépasse de beaucoup le cadre provincial et abouti, en un certain sens, à l'universel.

Cette normannité peut fort bien s'exprimer par deux maximes. L'une ancienne, celle de la sagesse grecque : « Connais-toi toi-même ». Et l'autre, rigoureusement complémentaire, qui est celle de la volonté nietzschéenne : « Deviens ce que tu es ».

Mais alors, plus encore qu'une manière de raisonner, la normannité peut devenir une manière de vivre. Elle est une méthode, si elle n'est pas une idéologie. Et elle est, à la fois, cette normannité, la découverte d'un patrimoine et la volonté d'un combat.

Jean Mabire
Jersey le 25 octobre 1980





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