Catégorie : Saint Loup - Marc Augier
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Le ski du ciel
Récit par Marc Augier


« Caravelle » se pose sur la piste de Turin. Il est 21 h 10. Soixante-dix minutes plus tôt, la machine s'était évadée d'Orly par cette piste olympique balisée de feux rouges qui débouchait sur un ciel confondu avec la terre, dans la nuit d'hiver dégouttante de pluie noire.

Je fais partie d'un lot de « personnes déplacées » par l'organisation Air-Ski-Cervinia pour la somme forfaitaire de 670 francs. J'ai droit au transport aérien Paris-Turin, au taxi collectif Turin-Cervinia, à une semaine en hôtel de catégorie modeste, à toutes les remontées mécaniques. Je suis assuré et « assisté ». Avec un supplément de prix, non négligeable, j'aurai aussi « droit » au Piper de l'organisation du pilote suisse Geiger, qui me déposera sur les sommets de mon choix. Avec le ski, je prends donc maintenant les routes du ciel.

21 h 17. Des douaniers, importés du « mezzo-giorno » dans la noble Italie nordique, nous chassent vers la sortie. 

Un taxi Fiat 2 300 charge nos skis, notre mince bagage. 21 h 20. Un chauffeur hilare et cinq passagers silencieux roulent sur l'autostrada Turin-Quincinetto. Montre et tachy-mètre de bord récitent leurs chiffres... 140 kmh... 21 h 30... Puis la forte­resse de Bard nous livre le Val d'Aoste, qui « casse » la vitesse. Mais, dans deux ans, grâce au travail italien, soixante dix-huit ouvrages d'art feront avancer l'autostrada jusqu'à Châtillon : l'organisation Air-Ski-Cervinia gagnera dix minutes !

Rampes. Lacets. Villages ensommeillés. La pluie se coagule en voiles laiteux, puis rideaux festonnés de neige grise, à travers la lumière des phares. Neige grise. Neige timide... Neige triomphante, massive, universelle... Un cirque balisé par mille étoiles s'ouvre enfin au pied du Cervin, au-dessus des nuages.

22 h 30. Comme nous l'affirmait le magicien de l'agence de voyage, la plus grande station des Alpes valdotaines se trouve maintenant à cent cinquante minutes d'Orly. Chamonix, Megève, Val d'Isère, Courchevel, l'Alpe d'Huez, n'en reviennent pas ! Nous non plus. Nous non plus, selon l'éthique d'un patriotisme touristique bien déplacé dans une Europe sur-développée. Mais nous saluons cette victoire sur le temps, remportée par une Italie qui semble marquée par les mots d'ordre jadis inscrits à l'entrée de chaque village : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent » !



En 1830, il fallait une journée pour monter, à dos de mulet, de Châtillon jusqu'aux alpages de Breuil. Rien n'existait au pied du Cervin, sinon les huttes de lauzes, à contours proto­historiques, des bergers, hommes silencieux et puissants, silhouettes figées, pierres parmi les pierres. Cent ans plus tard, la combinaison rail-route laissait Cervinia à dix-huit heures de Paris. Avec une automobile rapide, il est encore aujourd'hui très difficile de l'atteindre dans la journée, en hiver, par le passage obligatoire sous le Mont-Cenis. 

Mais l'avion, lui, annonce : 2 h 30 et gagne le pari. Je dis à Marianiqui, depuis des années, travaille à la mise au point de cet Air-Ski-Cervinia :

- Vous savez que Guida Rey, le plus grand écrivain de montagne italien, avait dit « Je mourrai le jour où la route atteindra   Breuil »?

- Oh signor, il faut bien que les poètes meurent s'ils s'opposent au progrès !

La route est venue.   Guido   Rey est mort.    Breuil    a   disparu   à   travers Cervinia. Tous les chalets de l'Alpe transformés en hôtels, dancings, magasins, garages. Palaces flamboyant dans la nuit glacée.   Portiers en uniforme de   général   sud-américain.   Les   filles du pays ne soignent plus les vaches. Elles donnent des leçons de ski aux enfants   mal   élevés   des   milliardaires italiens. Machines partout ! Ficelles ! Pylônes ! Bennes montantes. Bennes descendantes. Métros aériens. Cabines géantes entre Cervinia et Plan Maison. 

Depuis    mon    dernier    séjour,   on    a doublé les lignes Plan Maison-Furggen et Plan Maison-Plateau Rosa. Mais ce progrès   appartient   déjà   au   passé. L'avion ou l'hélicoptère représentent les engins de remontée mécanique de l'avenir. 

- Le 940 01 à Cervinia? Pronto! Je voudrais un Piper pour le Mont Rosé.

En argot de l'air, un avion s'appelle un taxi. Le Piper devient à la puissance deux un taxi pour le Mont-Rosé. Il a quitté sa base de Sion et, quelques minutes plus tard, se pose au Plateau Rosa, à 3 500 m   d'altitude, sur   une piste   balisée,   à   cent   mètres   de   la station terminale du téléphérique. Je dis au pilote :

- Il y a dix ans, je partais aussi pour le Mont Rosé, mais pas dans les mêmes conditions ».

La tempête avait soufflé toute la nuit. Avec Piot Peruquet, nous étions restés à l'écoute de cette bête sauvage qui labourait la neige. Peaux de phoque ajustées, sacs lourds gonflés par deux jours de vivre, nous avions quand même pris le départ dans l'aube blême. Deux heures plus tard, nous faisions demi-tour, au pied du Castor, après une lutte sans espoir contre le vent, le froid, la dévitalisation. Puis nous avions attendu le beau temps pendant une semaine, et réussi la course. On appelait alors ce genre d'épreuve de force « une promenade de ski de printemps ».

L'avion est plus sage. Lui ne part pas au milieu de la tempête.

- Avec l'avion, par bonnes conditions de visibilité et de neige, c'est vraiment devenu une ballade ! me dit Zermatten, le pilote, en poussant à fond la manette des gaz. L'avion-skieur file sur ses patins et s'installe parmi les filets d'air soyeux qui glissent sous ses ailes. J'ai l'impression d'avoir décollé sur une bosse et d'éterniser mon « saut de terrain ». C'est parfait. Je pénètre dans un monde sphérique où tout se fond dans une unité blanche et bleue, aux perspectives indifférenciées. Contemplé à la verticale, le réseau des crevasses qui défendent le pied du Castor ressemble à quelques cheveux bruns épars sur la neige.



En 1953,nous avions besogné pendant près d'une heure pour franchir ces obstacles. En 1963,l'ombre portée d'une aile d'avion les efface en quelques secondes ! Mais ce qu'il abolit en difficultés, l'avion ne saurait le restituer en participation active de l'homme à l'effort collectif de l'univers. Ce n'est pas lui qui me rendra cette progression exaltante, skis aux pieds, à 4 200 m d'altitude, sur les arêtes du Castor qui nous exhaussaient comme des dieux de lune, à partir de ce relief lunaire, faisant de nous des intercesseurs... Puis nous avions plongé sur le refuge Sella, comme des choucas. Des dieux. Des choucas. Des hommes. Des hommes fatigués prenant leur bain de soleil sur la terrasse d'une misérable cabane, repartant le lendemain dans l'aube grise. Et toujours cette avance au-dessus de 4 000 m, épuisante ; glace à l'extérieur, feu à l'intérieur, onglée, et ruisseau de sueur au creux des reins... Vers 4 500 m, l'effort exigé du citadin mal entraîné prenait la valeur d'une ascèse. Ce que les uns obtiennent par la prière, nous l'obtenions là par le sacrifice de nos corps sollicités à l'extrême. L'avion qui abolit tout effort sacro-saint nous restituera-t-il jamais ces altitudes spirituelles ?

- Je vais me poser ! crie Zermatten.

Redevenu l'avion-ski du départ, le Piper termine son bond gigantesque - Plateau   Rosa,    Mont    Rose - 3 500 m, 4 500 m dans le glissement soyeux de ses patins...

C'était là, sur ce petit plateau au-dessous du col, que nous avions déchaussé, ajusté les crampons pour atteindre le refuge Reine Marguerite où l'orage devait nous bloquer pendant 24 heures. Nous y avions rencontré Zeus et son tonnerre ! Le nouveau style de la course en montagne ne permet plus de s'attarder parmi les dieux morts ! 

- Je vous attends au Bodengletscher ! crie Zermatten...

C'est à vingt kilomètres du Mont Rose ! Deux mille mètres plus bas ! Une petite heure de descente en neige vierge ! Extase absolue. Vitesse stupéfiante dans l'immobilité apocryphe d'un décor qui « fait du sur place », comme l'avion. Celui qui n'a pas connu de telles confrontations ne peut imaginer le jardin d'Eden.

Zermatten viendra me cueillir au Bodengletscher pour me ramener au Mont Rose. Je puis aussi me faire déposer près de la cime di Jazzi, qui m'ouvrira le splendide parcours du Gornergletscher. Mais je vais peut-être lui demander de me conduire à Verbier pour 10 h du matin, de prendre l'apéritif à Courchevel, de déjeuner à Val d'Isère et de me ramener à Cervinia pour le thé. Partout où existe un plateau de neige de 200 m sur 100 m, l'avion skieur se pose en toute sécurité, et de telles surfaces sont innombrables.

- Vous me parliez tout à l'heure des dieux morts ? interroge M. Ducommun du Téléphérique...  Tout cela, c'est de la mythologie pour gens riches. L'avion-ski, bien sûr, moi je ne demande pas mieux ! Mais à quel prix?

- Règle générale, l'hélicoptère vole sur la base de 4,00 F l'heure, le petit avion 1,00 F. Circuler à travers les Alpes avec l'avion-ski est à peine plus coûteux que la combinaison taxi-téléphérique.

- Mais encore ?

- La question de la relativité des prix est encore mal posée. L'avion-ski vient seulement de naître. La conception du service aérien en   montagne   n'est pas rigide. Val d'Isère et certaines stations suisses jouent l'hélicoptère. L'Alpe d'Huez, comme Cervinia, préfère l'avion-ski. Les tarifs ne sont pas unifiés, l'échelle des prestations varie d'une station à l'autre, d'une année à l'autre.

Mon ami se gratte la tête et murmure, en dialecte valdotain, car il est d'Aoste, ce quatrain de Jean-Baptiste Cerlogne (Poète valdotain, 1826-1910) :

"Atot ci gran progrè que lo mondo vaut fère,
Tôt vint pi pouro i dzor de vouë.
Le femalle et le feille ara vëgnon fran tsère,
Voulon d'abi fin et nouvë..."

Et il ajoute : 

- Dans dix ans, personne ne saura ce qu'était le ski !


Le ski ? Pour un roi Scandinave du IXe siècle, comme Hemingen an Gyvri, des « Sagas », c'était un moyen de transport qui lui permettait d'atteindre et de ramener, en même temps qu'une fiancée, une charge d'or...

"Il courait par monts, il courait par vaux,
Le soleil brillait sous ses skies.
Hemingen était au sommet de la montagne,
La « Gyr » au fond de la vallée lui dit :
- Laisse ici la jeune fille, tu auras de l’or!
Le jeune Hemingen savait si bien courir en skies..."

Au XXe siècle, pour les éleveurs de rennes lapons, dont j'ai partagé la vie, le ski reste un moyen de déplacement rapide qui permet de faire paître les troupeaux. Mais, pour les millions de citadins qui, chaque hiver, investissent la forteresse alpestre, qu'est-ce que le ski ?

Un sport ? Un rituel social ? Un amusement pour l'enfant-roi ? Une évasion extra-conjugale ? Du tourisme ? Une découverte ? Un culte solaire ?... Un peu de tout cela sans doute, mais, à la limite, le ski apparaît comme une vocation biologique. Car il traduit cette volonté de puissance, apanage des races énergiques, cette ambition désintéressée que Lionel Terray a définie dans le titre d'un livre : « Les conquérants de l'inutile » ! Depuis les origines, la volonté de la conquête « en soi » relève du mental des races situées au sommet des valeurs vitales.

Si les Anglais sont les précurseurs de l'alpinisme - et quels grands précurseurs ! - les Scandinaves et les Tyroliens ont réanimé le vieux ski nordique. Bien naïf ou bien mal informé celui qui découvrirait dans ces rencontres un produit de l'intelligence pure et du hasard ! L'homme blanc a exploré les terres et les mers, conquis et perdu des empires, pour le seul plaisir, semble-t-il, de conquérir et de perdre ! Ce démiurge se désintéresse maintenant du plan horizontal.

Avec la montagne, il définit de nouvelles cathédrales, orientées, comme les anciennes, dans le plan vertical qui traduit son idéalisme élevé. Et les foules qui allaient à Chartres se mettent en marche vers le Cervin. Voici maintenant que, s'appuyant sur les neiges des hautes altitudes, comme tremplin d'un fabuleux élan, l'élite de ces hommes, une élite riche non seulement de dollars mais aussi de courage, utilise l'avion-ski, pour rester à la pointe de cet élan. Toujours plus vite ! Toujours plus loin ! Toujours plus haut ! Pour définir le skieur moderne, nous avons le choix entre Sisyphe et Prométhée. Mais il faut prendre la mesure des nouvelles libertés que le ciel nous offre, imaginer Sisyphe heureux, et Prométhée débarrassé de ses chaînes.

Marc Augier (Saint-Loup)

Source : Spectacle du Monde – janvier 1964

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