Catégorie : LES EVEILLEURS DE PEUPLES
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II est de grands talents sur lesquels un silence gêné s'est fait depuis 1945 : ces hommes avaient choisi le mau­vais camp et leur génie d'artiste ou d'écrivain ne peut suffi­re à leur faire pardonner leur faute. Parmi les victimes de cet ostracisme il en est une qui semble frappée d'une injustice particulière, c'est Gabriele d'Annunzio, mort en 1938, deux ans avant que son pays ne s'engageât dans la seconde guerre mondiale, mais seize ans après que le fascisme a triomphé en Italie. Dans toutes les villes de la péninsule, les rues et les places portant son nom ont été débaptisées et c'est tout juste s'il reste, à Venise, la cité anadyomène qu'il sut si lyriquement chanter, un bout de quai se récla­mant de l'illustre poète. Pourtant, au-dessus du lac de Gar­de, au milieu des cyprès et des plantes grasses subsiste le Vittoriale.

Traduire ce mot en français serait friser le barbarisme : le Victorial ; de plus cela n'évoquerait qu'imparfaitement le mémorial de la victoire de 1918 que d'Annunzio voulut entre­prendre dans sa propriété de Gardone, sa dernière résiden­ce, sur les flancs du lac alpin et où il ne parvint à dresser que le mémorial à la plus grande gloire du Commendatore Gabriele D'Annunzio, prince du Monte Nevoso. Au Vitto­riale s'accumulent tous les souvenirs de sa vie que l'écrivain rassembla dans sa vieillesse, et ces reliques sont à la mesure de l'existence tumultueuse, baroque et audacieuse que mena le grand poète.

Dès que l'on pénètre dans la villa ocre à la façade ornée de blasons de pierre, comme les maisons florentines, tout est là pour nous signaler que le défunt propriétaire des lieux fut d'abord le plus important écrivain de l'Italie moderne. Dans le bureau, comme dans les autres pièces, les meubles disparaissent sous les manuscrits, les dédicaces, les éditions originales, car celui qui publia son premier recueil de vers à seize ans devait par la suite se révéler d'une étonnante prolixité, la qualité de ses œuvres en pâtissant souvent. D'Annunzio apparaît à un moment où la littérature italien­ne est à son point le plus bas. L'Italie récemment unifiée semble s'engourdir dans la médiocrité et, vis à vis de l'étran­ger, un Verdi assume seul la pérennité du génie de la pé­ninsule. D'emblée le jeune poète connaît le succès, chacun s'entend à louer la qualité de ses vers même si leurs sujets, trouvés trop érotiques, déchaînent des scandales qui ne ser­vent qu'à propager la renommée de celui qui est déjà si ha­bile à faire parler de lui. Quand commencent à paraître ses romans, en 1888, il a vingt-cinq ans.

D'Annunzio est l'écrivain le plus célèbre de sa langue, et quelques années plus tard les traductions en français de George Hérelle rendront familier à toute l'Europe un nom qui pendant quarante ans encore remplira les journaux, du carnet mondain au reportage de guerre ; de la critique artis­tique à la page de politique internationale. La réussite litté­raire de d'Annunzio, outre son style éblouissant, s'explique par le reflet plein d'authenticité que donne son œuvre du vieux monde d'avant 14. Ses personnages lui ressemblent, ce sont des esthètes délicats et violents évoluant dans un univers raffiné et décadent et s'abandonnant aux délices d'un âge de perversions faciles dont ils savent la fin pro­che. Ses poèmes chantent l'amour sensuel, la beauté des femmes, la volupté et la mort défiée.

La mort, elle a frappé l'enchanteur dans cette demeure où restent, pitoyables, les témoignages de l'érotomanie du séducteur vieillissant. À D'Annunzio on attribue autant de conquêtes qu'à Don Juan : il eut des femmes autant qu'il en désira, des dames du monde les plus connues aux soubrettes les plus obscures. Cet anti-séducteur, petit, gros, chauve, sé­duisait par ses fastueuses manières et son verbe passionné, bientôt il réussit le tour de force de séduire par la seule réputation de sa séduction. Et quand on voit les piles de let­tres d'amour conservées au Vittoriale, il faut croire que les femmes prises par son charme avaient la plume déliée.

Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de D'Annun­zio que laid, il ait su être Don Juan, mais il en est quantité d'autres qui méritent d'être signalés. Par exemple qu'entiché de noblesse mais issu d'une famille de petite bourgeoisie à la particule très douteuse il ait vu sa grandeur consacrée par un authentique titre de prince reçu de Victor-Em­manuel. Il n'est pas moins étonnant que ce poète épris de beauté et d'idéal ait pu donner dans les arcanes de la poli­tique jusqu'à briguer la députation, l'obtenir, et l'abandon­ner en vitupérant les mœurs démocratiques du haut de son aristocratique mépris. Grand seigneur, menant une vie fas­tueuse, prodigue en présents royaux (« je ne possède que ce que je donne ») disait-il, l'écrivain n'avait pas honte d'im­plorer de ses éditeurs des avances sur des manuscrits à ve­nir, et qui ne venaient parfois jamais, l'amant vivait des rentes de ses riches maîtresses, le patriote fuyait le fisc ita­lien jusqu'à s'installer en France à demeure. Et cet homme habitué à mener une vie de plaisir dans un luxe émollient révéla un extraordinaire courage physique et une intelligen­ce politique remarquable à l'occasion de la Grande Guerre.

Car ce fut cette abominable lutte fratricide entre Euro­péens qui donna au poète l'occasion de parachever son per­sonnage et de lui conférer une réalité héroïque conforme à la légende que ses écrits avaient tissée. C'est cet engage­ment guerrier de l'écrivain soldat qui est exalté par dessus tout au Vittoriale ; les reliques de la guerre, et de l'ardente aventure de Fiume qui s'ensuivit, y sont si bien valorisées que par elles le domaine d'annunzien affirme sa destinée propre : clamer le courage et l'esprit de conquête que D'annunzio sut allumer chez ses compatriotes et assumer à lui seul. A lui seul il décida plus que n'importe qui de l'entrée en guerre de l'Italie au côté des alliés ; son discours du 17 mai 1915, au Capitole, à Rome, par la ferveur populaire qu'il souleva força la décision d'un gouvernement hésitant. Sitôt les hostilités entreprises, malgré son âge qui l'en dis­pense, il prend l'uniforme et se trouve rapidement préposé au maintien de l'enthousiasme sur le front. Mais le poète-soldat n'entend pas se cantonner dans un rôle de propagan­diste et il participe activement aux opérations, dans l'aviation, cette arme nouvelle qui allie le mythe d'Icare et la technique du siècle naissant, l'aviation qu'il avait déjà chan­té dans un de ses romans les plus puissants : « Forse Che Si, forse che no ». Et à Gardone, à la voûte de la salle de conférence où se réunissent les fervents d'annunziens, est suspendu le minuscule biplan dans lequel D'Annunzio survola Vienne lâchant sur la ville impériale dans un geste de poète, des tracts où était écrit : « Nous pourrions vous jeter des bombes, nous ne lançons qu'un salut à trois cou­leurs, les couleurs de la liberté ».

A l'occasion il se fait marin et dans un hangar, en haut du « Vittoriale » est conservée une vedette lance-torpilles, canot plus que navire, sur laquelle il se hasarda en pleine nuit à torpiller les cuirassés autrichiens à l'ancre en rade de Fiume. Par le plus provocant des hasards cette vedette por­tait un nom aux consonances et à l'esprit étrangement d'annunziens : « Memento Audere Semper ». Souviens-toi de toujours oser, quelle formule caractériserait mieux l'atti­tude du premier soldat d'Italie pendant toute cette guerre où il ne cesse de risquer sa vie avec la plus magnifique su­perbe. Témoignent de cette période d'exaltation intense les canons et mitrailleuses autrichiennes, trophées guerriers qui jalonnent les allées du domaine du lac de Garde.

En même temps que la paix arrive une humiliation in­tolérable pour le guerrier. Il s'était battu pour que la souve­raineté de son pays s'étendit sur le Trentin et la Dalmatie, or voici que le traité de Versailles place la plus italienne des villes dalmates, Fiume, sous le contrôle de la S. D. N. en attendant de la céder à la Yougoslavie. Nul patriote ne saurait tolérer cette renonciation. Par la magie de ses pa­roles d'Annunzio enflamme l'ardeur des anciens combattants et à la tête de ces volontaires, les « arditi », marche sur Fiu­me dont une garnison de l'armée régulière italienne est cen­sée protéger la neutralité. C'est ici que l'épopée d'annunzienne atteint sa plus haute dimension héroïque et tragique. Au général qui menace de faire tirer sur ses troupes d'Annunzio offre pour cible sa poitrine bardée de décorations et à la faveur de la stupéfaction de ses adversaires, il entre dans Fiume le 11 septembre 1919 sans coup férir.

Là encore la réalité rejoint la légende. Immédiatement le poète se proclame régent de Fiume et organise l'admi­nistration de la ville conformément à ce qu'il avait imaginé dans une de ses œuvre de théâtre, « La Cité morte », en 1897 : jusqu'à son bureau au palais du gouverneur qui illustre tous les poncifs de la mise en scène théâtrale. Le cri de ralliement des « arditi » est à lui seul un défit : « Me ne frego », je m'en f… de la légalité, des traités, des politi­ciens, du réalisme, de tout ce qui n'est pas gratuitement beau et démesurément fou ! Ces irrédentistes vont occuper Fiume pendant quatorze mois, jusqu'à ce que l'armée ita­lienne, sommée de faire respecter le récent traité de Rapallo, intervienne violemment pour chasser ces révoltés dont le peuple italien sevré de grandeur a idéalisé le combat ; c'est Mussolini qui profitera de l'enthousiasme populaire né de l'équipée de Fiume. Pendant ces quatorze mois d'Annunzio a porté à bout de bras le moral de ses hommes, multipliant les discours grandiloquents et les exhortations déchirées, sans pourtant être capable de maintenir jusqu'à la fin la foi passionnée en une victoire à laquelle l'apathie des dirigeants italiens l'empêche de croire de plus en plus. C'est piteuse­ment, sous un crachin hivernal, avec les derniers fidèles que le « Commendatore » quitta la cité morte.

Mais c'est glorieusement que cette épopée survit au temps dans la splendeur du Vittoriale. Dans la cour de la maison est exposé le cabriolet Fiat dans lequel le « Co­mendatore » entra triomphalement dans Fiume, dans les pièces sont montrés maints documents et photos relatant cet exploit ; mais dans le parc, parmi les cyprès et les oliviers, à une centaine de mètres au-dessus du lac, sur une déclivité assez marquée, s'élève le plus inattendu et le plus extraor­dinaire des monuments : une canonnière, un vrai navire de guerre, est là, ancrée dans les calcaires, la passerelle au mi­lieu des plantes exotiques et la proue haut dressée vers le lac. L'étrave fend la verdure des arbres comme elle fendait les flots de l'Adriatique quand le Puglia, monté par son équipage mutiné, vint ravitailler les combattants de Fiume en dépit de tous les interdits proférés. Quand le navire fut désarmé, d'Annunzio obtint du gouvernement fasciste qu'il fut remonté dans sa propriété en souvenir de l'héroïque équipée. C'est du pont du Puglia que l'on découvre soudain le tombeau du poète que le feuillage avait caché jusqu'alors.

Dans la partie la plus haute du domaine, une énorme cons­truction de marbre blanc, qui n'est pas sans évoquer l'allure du mausolée d'Hadrien, a reçu les restes de l'écrivain. Il y repose sur une terrasse, dans un sarcophage de porphyre, tandis qu'autour de lui, disposés en cercle, les cercueils de pierre de dix compagnons de Fiume l'assistent en une ulti­me veillée d'arme. Là-bas le lac miroite en reflets azurés et à l'entour le feuillage terne des oliviers n'est agité d'aucun souffle de vent. Dans ce cadre paisible de vert et de bleu dort, comme par ironie, l'homme qui contribua le plus à créer l'image du fascisme immense et rouge chère à Brasillach.

Le premier fasciste d'Italie fut bien d'Annunzio. Il cla­mait son dédain de la démocratie et son ardent nationalisme en un temps ou Mussolini militait encore au parti socialiste. Fasciste il l'était par son goût du grandiose, par l'idée qu'il avait de la foule, qu'il fallait faire vibrer et prendre comme une femme, par sa volonté de rénover avec le passé glorieux de sa patrie. Tous les thèmes qu'exploitera le fascisme sont déjà dans l'œuvre de l'écrivain qui exaltait la vie au soleil, le sport, la toute puissance de la technique moderne, le goût du risque et l'esprit de conquête. Il ne s'y trompait pas lui qui écrivait au Duce : « Dans le mouvement fasciste, ce qu'il y a de meilleur n'a-t-il pas été engendré par mon esprit ? ». Malgré ses forces déclinantes le poète survivra dix sept ans à l'aventure de Fiume, devenu gloire officielle du régime, paré des titres les plus prestigieux, il ne sortira plus guère de la retraite de Gardone où il mourra.

Tel fut Gabriele d'Annunzio qui sidéra son époque et que notre temps a du mal à comprendre. Il fut l'un des der­niers génies baroques, déconcertant dans la richesse de ses contradictions ; rêveur et homme d'action, superstitieux et prométhéen, prince et cuistre, esthète raffiné et barbare décadent, il fut cet accoucheur du fascisme dont Lénine dit un jour qu'il était le seul révolutionnaire authentique de toute l'Italie. Le fantôme de ce seigneur de la renaissance n'avait pas sa place dans l'Europe rétrécie et mesquine du vingtiè­me siècle, et on le lui a bien fait savoir.

F. LORMEAU

Source : Défense de l’Occident - Mars 1977

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