Catégorie : PAGANISME
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Photo croix sur dolmen

Les actes des conciles et des synodes, les vies de saints, les homélies et les sermons du haut Moyen Age sont tous d'accord sur un point : la christianisation des païens est très imparfaite et n'a pas fait disparaître des pratiques diaboliques, sacrilèges et hautement condamnables. Or, parmi celles-ci, le culte rendu à des lieux ou en certains lieux occupe une place considérable, et lesdits lieux sont toujours les mêmes, ce qui retient l'attention.

Vers 563, Grégoire de Tours blâme le laxisme des prêtres qui tolèrent la persistance d'un culte des pierres, des arbres et des sources, « lieux désignés des païens ». L’Epistola canonica, que l'on date du VIe siècle, parle de « ces hommes déraisonnables qui vouent un culte sacrilège aux sources et aux arbres », ce que le synode d'Agde interdit en 506, tandis que les pénitentiels taxent d'une pénitence de trois années au pain et à l'eau ceux qui propitient les lieux cités. Césaire d'Arles (470-542) (1) se heurte à ses ouailles qui refusent d'abandonner les pratiques ancestrales et ne veulent pas abattre et brûler les arbres sacrés, ni cesser d'adresser des vœux aux sources et aux fontaines, ni de fréquenter des sanctuaires qui sont reconstruits sitôt détruits. « Nul ne doit rendre un culte aux arbres » est un ordre que Césaire répète inlassablement. « Si vous voyez encore des gens rendre un culte à des arbres ou à des sources [...], dit-il ailleurs, faites-leur des reproches très sévères, car quiconque a commis ce péché perd le sacrement de baptême. » Infatigable, il revient à la charge : « Je vous exhorte de nouveau à détruire tous les sanctuaires païens, où que vous en trouviez ; ne priez pas auprès des fontaines [...]. Si quelqu'un sait que près de sa maison se trouvent des autels ou un sanctuaire païen, ou des arbres auxquels on rend un culte païen, qu'il s'applique à les abattre, à les mettre en pièces ou à les couper à la racine. » II serait facile de produire ici mille exemples disant la même chose et émanant d'auteurs de tout l'Occident médiéval.

Vers 658, le synode de Nantes parle des arbres sacrés et indique que l'on n'ose en couper une branche ou un rejet, et que les gens, trompés par le diable, « vénèrent les pierres des lieux en ruine et dans les forêts ». Un sermon carolingien cite « les arbres sacrés de Jupiter ou de Mercure », ces noms dissimulant, bien sûr, des divinités n'ayant qu'un lointain rapport avec les dieux romains dont elles portent le nom. Mais l'interprétation romaine et chrétienne est omniprésente et occulte les traditions indigènes. L'Homélie sur les sacrilèges (VIIIe siècle) nous apprend que les chrétiens observent les Neptunalia (23 juillet) près des fontaines, des rivières et de la mer. La liste des lieux est complétée par la Vie de saint Eloi, rédigée au VIe siècle par Audoenus, qui ajoute les bornes, les limites et les carrefours où l'on allume des cierges et où l'on fait des offrandes, ce que signale déjà Pirmin de Reichenau dans un passage éloquent :

« N'adorez pas les idoles, les pierres, les arbres, les lieux retirés, les sources ou les croisées des chemins. Ne vous en remettez pas aux enchanteurs, aux sorciers, aux magiciens, aux haruspices, aux devins, aux mages, aux jeteurs de sorts. Ne croyez pas à la signification magique des éternuements, ni aux superstitions relatives aux petits oiseaux, ni aux maléfices diaboliques. Qu'est-ce donc, sinon un culte démoniaque que de célébrer les Vulcanales et les calendes, de tresser des lauriers, d'être attentif aux positions du pied, d'étendre la main sur des troncs d'arbre, de jeter du vin et du pain dans les sources [...]. N'accrochez pas aux croisées des chemins ou aux arbres des reproductions en bois des membres humains [...]. Aucun chrétien ne chantera des chansons à l'église, à la maison, à la croisée des chemins (2)... » (Liber scarapsus).

Le synode de Szabolcs (Hongrie) fait, en 1092, état de sacrifices aux puits, et le traité sur la Raison de catéchiser les paysans, rédigé vers 800 dans le cadre de l'évangélisation des païens, parle deux fois de sacrifices adressés aux lieux écartés (ad angulos). Nous savons aussi que ces cérémonies s'accompagnaient de repas sacrificiels. L'Homélie sur les sacrilèges cite des sacrifices d'animaux dont la chair était ensuite mangée ; ils avaient lieu « sur d'antiques autels et dans les bois sacrés », et le Capitulaire des provinces saxonnes interdit ces banquets faits « en l'honneur des démons ».

Il ne faudrait surtout pas croire que l'on adore l'objet — source, arbre, pierre, etc. —, erreur trop souvent commise. Non, on s'adresse à la puissance qui l'habite, au numen, au génie, au démon. Le concile d'Agde nous dit expressément que les hommes croient qu'un être numineux y réside.

Il ne faudrait pas non plus s'enfoncer dans une autre erreur qui se répète avec une belle régularité. De nombreux savants ont considéré que le témoignage de la littérature ecclésiastique n'était pas valable car il attribuait aux peuples de l'Occident médiéval un paganisme romain et, qu'en outre, le contenu des sermons et des pénitentiels, des actes des conciles et des synodes, ne reflétait nullement la réalité car nous aurions une tradition fermée sur elle-même, ne faisant qu'indéfiniment répéter les mêmes choses, chaque texte en recopiant un autre et étant lui-même la source à laquelle puisent les clercs habitant d'autres horizons.

C'est en partie exact, mais si l'on confronte ces traditions aux témoignages des littératures en langue vulgaire, ce que les historiens oublient trop souvent de faire, les écartant sous prétexte que ce ne sont qu'affabulations romanesques, on découvre que les écrits catéchétiques sont, au même titre que la littérature narrative, un miroir, certes plus ou moins déformant, de la réalité. Nul clerc, nul écrivain ne s'écarte beaucoup de celle-ci, elle nourrit les écrits, comme aujourd'hui, car on n'invente jamais ce que l'on ignore. Commentant un passage du Liber scarapsus de Pirmin de Reichenau cité plus haut, Philippe Walter a fort justement attiré l'attention sur ce point :

« La réalité contemporaine s'exprime ici sous le voile d'une culture antique qui contribue à estomper certains traits spécifiques pour les dissoudre dans un fantasme obsessionnel du paganisme universel. Il va de soi cependant que certaines pratiques ici condamnées ont aussi dû être réellement observées par l’abbé. Dans la lecture d'un tel texte, on doit donc s'aviser qu'un écran de culture humaniste et une topique de l'anathème peuvent toujours s'interposer entre les éventuelles choses vues et l'observateur qui ne vise nullement la relative objectivité de l'ethnologue moderne (3). »

arbre

Les vies de saints exaltant, entre autres choses, les victoires du christianisme sur le paganisme, livrent un complément d'information (4). Les arbres sacrés tombent sous la hache des hommes de Dieu. Sulpice Sévère, évêque de Bourges (584-591), rapporte comment saint Martin fit abattre un pin, ou un poirier, proche d'un sanctuaire, « parce qu'il était dédié au démon ». Saint Barbat, mort en 682, qui vécut à Bénévent sous les rois Grimoald et Romuald, abat l'arbre sacré où les Lombards suspendaient la peau des animaux tués, de la viande, etc. Saint Amateur, décédé en 418, évêque d’Auxerre, déracine un pin aux branches duquel le futur saint Germain suspendait la tête des bêtes sauvages qu'il avait abattues à la chasse. En 725, saint Boniface abat le chêne sacré que les Hessois adoraient à Geismar, et en 772 Charlemagne détruit l’Irminsul saxon. Vers 1070, une scolie à l'Histoire des évêques de l'Eglise de Hambourg, d'Adam de Brème, dit, à propos du sanctuaire païen d'Uppsal : « Près du temple, il y a un arbre toujours vert, immense. A ses pieds, une source où les païens ont coutume de déposer leurs victimes, qui sont noyées si ce sont des êtres humains. Si les noyés ne remontent pas, cela signifie que le sacrifice est accepté (5). »

Les eaux possèdent aussi leurs zélateurs. Au VIe siècle, Grégoire de Tours décrit le culte dont est l'objet le lac de Saint-Andéol, dans le Massif central :

« A une certaine époque, une multitude de gens à la campagne faisaient comme des libations à ce lac. Ils y jetaient des linges ou des pièces d'étoffes servant de vêtement aux hommes, quelques-uns des toisons de laine ; le plus grand nombre y jetaient des fromages, des gâteaux de cire, du pain, et chacun, suivant sa richesse, des objets qu'il serait trop long d'énumérer. Ils venaient avec des chariots, apportant de quoi boire et manger, abattaient des animaux et, pendant trois jours, ils se livraient à la bonne chère. Le quatrième jour, au moment de partir, ils étaient assaillis par une tempête, accompagnée de tonnerre et d'éclairs immenses, et il descendait du ciel une pluie si forte et une grêle si violente qu'à peine chacun des assistants croyait-il pouvoir échapper. Les choses se passaient ainsi tous les ans et la superstition tenait enveloppé le peuple irréfléchi (6). » (De gloria confessorum II, 6).

Les exemples sont légion et on peut même en trouver jusqu’à une époque récente — au XIXe siècle, on jetait encore des pièces de monnaie dans le lac de Saint-Andéol —, même s'ils sont fortement christianisés. Que cherchaient donc à obtenir les païens par leurs sacrifices et leurs vœux ? Au lac de Saint-Andéol, la pluie, ailleurs, la guérison, comme le dit clairement un capitulaire carolingien. Même si les textes restent en général très discrets, il est relativement facile de voir que priment des considérations concernant l'alimentation et la santé. On espère avoir la suffisance, donc de l'eau pour les cultures, et du soleil pour leur croissance ; on désire que le gibier ne manque point. On attend des génies locaux neutralité ou bienveillance afin qu'ils vous laissent en paix, c'est-à-dire n'envoient aucune maladie par le biais de leurs flèches invisibles, et qu'ils ne s'en prennent pas au bétail.

Prenons le Livre de la colonisation de l’Islande, dont l'une des rédactions est due à Sturla Thordarson (1214-1284), car il nous présente un paganisme encore bien vivant et ses informations recoupent celles de la littérature cléricale (7). Voici Thorir Snepill, habitant de Lundr : « II vouait un culte à un bosquet d'arbres » (S 237). Voilà Eyvind, colonisateur du Flateyardal : « II vouait un culte aux Pierres-de-Gunnr » (S 241). Thorstein au Nez rouge voue un culte à la cascade auprès de laquelle il demeure (S 255) ; la nuit où il mourut, tous ses moutons tombèrent dans la cascade. Dans la Saga de saint Olaf (8), il est question d'un monstre mi-femme, mi-baleine : « Les indigènes lui adressaient des sacrifices et le tenaient pour un bon protecteur du pays. »

Les lois chrétiennes (Kristenret) du Gulathing, en Norvège, reprochent aux païens de « croire aux génies du lieu (landvaettir), que ce soit dans les bosquets d'arbres ou dans les tertres ou dans les cascades », remarque d'une importance exceptionnelle car on nous dit ici que le culte ne s'adresse pas aux grands dieux du panthéon germanique, mais aux forces numineuses proches de l'homme, et ayant donc une grande importance pour sa vie quotidienne. Les Lois des Gutes (Gutalagen) blâment ceux qui portent leurs vœux aux bosquets, aux tumuli, aux idoles et aux lieux entourés d'une clôture (loca palis circumsepta), — et elles nous fournissent deux locutions intéressantes : trua à huit, trua à hauga, « croire aux collines, aux tertres ». On se souviendra aussi des paroles de Tacite :

« Les Germains consacrent des bois sacrés et des bocages et appellent du nom des dieux ce mystère qu'ils voient seulement grâce à leur vénération. C'est là qu'ils conservent les images et les étendards qu'ils portent au combat. » (Germania IX et VII).

Dans la Pharsale, Lucain décrit ainsi un bois sacré proche de Marseille assiégée par César (III, 399 sqq.) :

« II y avait un bois sacré qui, depuis un âge très reculé, n'avait jamais été profané. Il entourait de ses rameaux entrelacés un air ténébreux et des ombres glacées, impénétrables au soleil [...]. S'il faut en croire l'Antiquité admiratrice des êtres célestes, les oiseaux craignent de se percher sur les branches de ce bois et les bêtes sauvages de coucher dans les repaires; le vent ne s'abat pas sur les futaies, ni la foudre qui jaillit des sombres nuages. Ces arbres qui ne présentent leur feuillage à aucune brise inspirent une horreur toute particulière. Une eau abondante tombe des noires fontaines, les mornes statues des dieux sont sans art et se dressent, informes, sur les troncs coupés... »

Même son de cloche chez Adam de Brème (1,7) qui ajoute : « Ils vénèrent les arbres feuillus et les sources. » Les païens, dit-il un peu plus loin, « nous interdisent encore aujourd'hui l'accès de leurs bois sacrés et de leurs sources, car ils prétendent que la présence des chrétiens les souillerait » (IV, 18). Vers 1220, Oliverus Scholerus indique que les Pruthènes adorent les nymphes des forêts et des fleuves, et au milieu du XVe siècle, Jérôme de Prague précise qu'ils « vénèrent les bois consacrés aux démons » et surtout les chênes très vieux. La Saga de Hervör et du Roi Heidrek (Hervarar saga ok Heidreks konungs) mentionne l'existence d'un arbre aux sacrifices. La Vie de saint Willibrord indique que sur l'île où les Frisons adoraient Fo(r)site, « personne n'osait toucher quoi que ce soit, même pas puiser de l'eau à la source qui bouillonnait là, sauf en se taisant ». Chez les Celtes, l'if de Ross, le chêne de Mughna et le frêne d'Uisnedr attestent les mêmes croyances (9), et en France, il y a encore peu de temps, on se rendait en procession au chêne de saint Quirin, Souvenons-nous aussi que Jeanne d'Arc fut accusée d'avoir fréquenté un vieux chêne sous les branches duquel était une fontaine, et que l'on appelait le Chêne du Destin ou encore Chêne des Fées de Bourlemont (10)...

Claude Lecouteux

Notes :

Sources ; démons et génies du terroir au moyen Age – Ed. IMMAGO 1995.

Hans Thoma 4

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