Nietzsche et d'Annunzio
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Le centenaire de la naissance de Gabriele d'Annunzio en 1963 a été marqué par l'apparition, en Italie, d'un certain nombre d'essais critiques d'une valeur incontestable consacrés à sa personne et à son œuvre. En Italie, après la parenthèse de la guerre, la critique littéraire parvient enfin à examiner la figure et l'œuvre du poète abruzzais selon des critères historico-scientifiques et non plus polémico-politiques.
La condition d'une critique sereine, même si elle n'est pas favorable, mais de toute façon basée sur l'objectivité du « phénomène » d'Annunzio, coïncide, d'autre part, avec une reprise des études consacrées à l'œuvre de Friedrich Nietzsche; et encore, par un regain d'intérêt du public, des metteurs en scène et des critiques musicaux, envers l'œuvre de Richard Wagner.
L'œuvre de d'Annunzio, surtout pour ce qui concerne le « surhomme », est souvent comparée ou opposée à celle de Nietzsche, sans qu'on approfondisse la pensée de celui-ci, ou encore comme si d'Annunzio ne s'était intéressé à l'œuvre de Nietzsche que pour y puiser des idées précises à propos du surhomme. C'est insuffisant. Celui qui n'a lu que d'Annunzio ou que les analyses critiques qui le concernent, peut être tenté, en fonction de la manière dont on y présente Nietzsche, d'avoir des impressions assez fausses quant à la valeur de l'œuvre de ce dernier.
De même, celui qui lit superficiellement les écrits de Nietzsche peut croire que son œuvre ne sert, en définitive, qu'à créer des personnages à la d'Annunzio, d'abord, à la Mussolini ensuite.
Quand et comment d'Annunzio lut-il Nietzsche ? Pour quelle raison ? Tentons d'y répondre.
D'Annunzio, lecteur de Nietzsche
Friedrich NIETZSCHE s'éteignit à Weimar, le 24 août 1900. Ses œuvres, qu'il avait presque toujours éditées à compte d'auteur chez de modestes éditeurs, avant de tomber malade en janvier 1889 à Turin, ainsi que Jaspers nous le révèle (1), n'avaient commencé à circuler en Europe qu'à partir de son séjour à Weimar.
A l'occasion de la mort de Nietzsche, d'Annunzio écrivit un poème intitulé: Pour la mort d'un destructeur (Elettra, 1903).
Cependant, d'Annunzio connaissait l'œuvre de Nietzsche bien avant cette date : au moins dès 1893, puisque, au cours de cet été (23 juillet, 3 et 9 août), avaient paru, dans Tribuna, trois de ses articles sur le « cas Wagner », dans lesquels, parlant de Nietzsche, il avoue en avoir lu les œuvres suivantes : Ainsi parla Zarathoustra, Généalogie de la Morale, Par-delà le Bien et le Mal, Le crépuscule des idoles, Le Gai Savoir et Considérations inopportunes.
S'il en est ainsi — et il n'y a aucun motif d'en douter puisque d'Annunzio lui-même nous dit ce qu'il a lu de l'œuvre de Nietzsche — nous devons constater que d'Annunzio n'avait pas lu tout Nietzsche. En particulier, il n'avait pas lu ce que Nietzsche considérait son œuvre « capitale », c'est-à-dire La volonté de puissance, publiée d'une manière fragmentaire, en 1894 déjà, par la sœur du philosophe.
La confirmation de cette lacune nous est fournie indirectement par Emilio Mariano (2). Sous le titre: Parabole d'une volonté de puissance, il écrit : « Tous ces points furent extraits du deuxième volume de La volonté de puissance et correspondent aux fragments lus et presque tous annotés par Gabriele d'Annunzio, dans l'exemplaire en langue française, vraisemblablement au cours des dernières années de résidence à la villa Vittoriale. »
La volonté de puissance est unanimement considérée aujourd’hui comme étant « l'œuvre principale de Nietzsche, l'œuvre concluante, dans laquelle sa pensée atteint la plus haute altitude» (3).
Pourtant, sans la lecture de cette œuvre inachevée — mais dans son programme et dans ses intentions, pour qui sait lire Nietzsche, elle peut être considérée comme achevée — on ne saurait prétendre connaître parfaitement la pensée de Nietzsche, ni même l'assimiler.
Carlo Salinari (4) répond d'une manière différente à la question que nous venons de poser. Il note comment d'Annunzio laisse « tomber toute la partie la plus franchement philosophique de l'œuvre de Nietzsche » et se contente des éléments éthico-politiques.
Nietzsche n'est que trop l'auteur le plus mal lu et le plus mal interprété de ce siècle. Karl Jaspers nous a fait remarquer, honnêtement et à plusieurs reprises, la difficulté que présente la lecture des œuvres de Nietzsche ainsi que la prédisposition nécessaire pour saisir ce qui se cache de meilleur dans le tourbillon des contradictions de la pensée. Martin Heidegger, dans ses récentes études, fait la même observation. Mais c'est pour d'autres raisons que d'Annunzio ne pouvait lire correctement l'œuvre de Nietzsche. En effet, Nietzsche disait : « Le pathos du geste ne fait pas partie de la grandeur. En général, celui qui a besoin d'attitudes calculées, est faux... gardons-nous des attitudes sculpturales» (5).
Combien nous sommes éloignés des attitudes intentionnellement et héroïquement « sculpturales » de d'Annunzio ! Quelle différence entre le comportement de Rainer Maria Rilke, autre poète inspiré par la conception philosophique de Nietzsche, et d'Annunzio...
D'Annunzio ne pouvait lire Nietzsche correctement parce qu'il se considérait comme son égal.
Dans Elettra, Pour la mort du destructeur, il écrit :
« Quand j'entendis la voix
de lui seul à moi seul
de son exil à mon exil
je dis : « Voilà mon égal I »
Egal où? comment? sous quel angle?... Tentons quelques comparaisons. Sur le plan des manières de vivre, la comparaison est faite immédiatement. La vie de l'un est aux antipodes de celle de l'autre. Pour Nietzsche, une vie pauvre, repliée, sans encouragements publics et officiels, sans notoriété , même pas célébrée par ses amis qu'il avait tant aidés au temps de sa jeunesse. Pour d'Annunzio, une vie riche, mouvementée, éclatante, fêtée publiquement et officiellement, pleine de succès mondains.
Dans Ecce Homo, Nietzsche écrit : « Je n'ai eu aucun désir. A quarante ans accomplis, je peux dire que je ne me suis jamais employé pour les honneurs, les femmes, l’argent. »
Et l'on sait, tant il a été confirmé souvent, la véracité de ce jugement que Nietzsche portait sur lui-même. Il suffit d'interroger les quelques rares témoins de sa vie. Peter Gast, les voisins de sa demeure génoise, le curé de Sils-Maria (Engadine), Lou Salomé, quelques autres relations. Inversement, dès ses premiers pas dans l'existence, d'Annunzio eut toujours l'attrait des honneurs, des femmes, de l'argent.
Voyons les demeures où ils écrivirent leurs chefs-d'œuvre : Ainsi parla Zarathoustra, dans une pauvre chambre d'hôtel de troisième catégorie; l’Alcione, dans la paradisiaque villa « La Capoccina » de Settignano (Florence).
Nietzsche écrit sans penser au succès immédiat. Comme le fait remarquer Jaspers, ses éditeurs de Leipzig sont une chose ridicule en comparaison de Trêves, l'éditeur de d'Annunzio. Nietzsche doit souvent payer l'édition de ses œuvres qui, ensuite, ne sont pas vendues, tandis que d'Annunzio obtient des avances sur les livres qu'il est en train d'écrire ou qu'il projette.
Nietzsche n'a pas de domicile fixe, il n'est pas propriétaire, il n'a pas de personnel. Il est solitaire. Ses seules ressources sont la pension que lui accorde l'Université de Baie, deux vêtements pour se changer, et une malle de livres.
D'Annunzio, même s'il est continuellement aux prises avec des créanciers à cause de ses dépenses, trouve toujours en fin de compte quelqu'un qui paie ses dettes.
Et puis, sa vie solitaire n'est pas aussi tragique, douloureuse et triste que celle de Nietzsche. Elle se déroule presque continuellement dans des villas somptueuses, dans des lieux agréables comme ceux des premiers temps à Villafranca, chez ses amis chers et dévoués, comme au temps de la « Capoccina » de Settignano, et l'aimée Eleonora Duse réside souvent dans une autre belle villa (la « Porziuncola », également à Settignano).
Vraiment, d'Annunzio emprunte bien peu à la vie de Nietzsche; tout au plus son attachement à la culture grecque et à la Renaissance italienne...
Le Surhomme ?
On a vu combien la connaissance de la philosophie de Nietzsche était partielle chez d'Annunzio aux environs des années 1890.
D'autre part, la critique littéraire, Benedetto Croce en tête, nous dit que la partie vraiment originale de l'activité artistique de d'Annunzio se situe entre les années 1895 et 1904.
Comparons les conceptions respectives de la figure du surhomme.
Le « surhomme » de d'Annunzio naquit officiellement, si l’on peut s'exprimer ainsi, en 1895, avec la publication du roman Les Vierges aux rochers. Pour la première fois, bien qu'on trouve des allusions dans ses écrits antérieurs, d'Annunzio nous décrit sa conception du surhomme : « Le monde est la représentation de la sensibilité et de la pensée de quelques rares hommes supérieurs qui l'ont créé et enrichi au cours des temps. » Le canevas du surhomme est, si l'on veut, comparativement à celui de Nietzsche, quelque peu simple.
Les composantes du surhomme sont : l'énergie, « soit qu'elle se manifeste comme force (et violence) ou comme capacité de jouissance ou de beauté »; puis, recherche de son propre modèle dans la civilisation païenne, gréco-romaine ou de la Renaissance; une « conception aristocratique du monde et par conséquent : mépris de la masse, de la plèbe et du régime parlementaire qui s'est appuyé sur elle »; enfin, puisque le surhomme de d'Annunzio est considéré dans le climat historico-politique de son temps, « idée d'une mission de grandeur et de puissance de la nation italienne qui peut être atteinte à travers surtout la gloire militaire » (6).
Ce ne sont pas là toutes les composantes du « surhomme » de d'Annunzio, puisqu'il en ajoute d'autres au cours de son activité artistique, aux aspects si multiples. Par exemple : la composante sensuelle sous tous ses aspects (7), ou encore, le passage de l'exubérance à la lassitude entraînant la recherche « d'excitations sensuelles moins directes et élémentaires, plus subtiles, plus compliquées, plus raffinées. On en vient ainsi aux découvertes de la sensualité de d'Annunzio, qui resteront encore valables au cours des périodes suivantes. »
Le surhomme de d'Annunzio est, à l'instar de son auteur, un primitif et un décadent qui prend toujours au sérieux les choses de la vie, même les petites.
C'est un primitif, quand il est animé par l'exaltation de soi, par la conception tautologique de l'énergie, par une férocité bestiale envers le prochain, par la luxure; c'est un décadent lorsque, pendant les moments de lassitude, de doute, de crise, il devient mystique, il se sent attiré par le Christ « à présent je sens continuellement sur le monde la présence du sacrifice du Christ... jamais Jésus ne fut si proche, et jamais je n'eus une impression aussi tragique». Mais en d'autres circonstances, la religion apparaît à d'Annunzio comme un « monde sans sourire et sans repos qui ignore les charmes et tes muses » (8).
Le surhomme de Nietzsche est bien différent, même si de prime abord il peut avoir le même aspect physique et les mêmes tournures d'esprit.
En quoi consiste cette différence ? Le « surhomme » de Nietzsche est l'incarnation de la volonté de puissance; c'est-à-dire des valeurs vitales que Nietzsche oppose aux valeurs traditionnelles.
Le surhomme nietzschéen est considéré comme un créateur philosophe de valeurs, dominateur et législateur. Voici une première explication. Mais en réalité la figuration de ce surhomme est celle d'un homme qui s'évade au-delà de l'humain vers le surhumain; mais dans son évasion, sa conscience forge de nouvelles valeurs, établit de nouveaux rapports entre les choses, acquiert une nouvelle manière de sentir l'humain et apprend une nouvelle façon de penser à d'autres instances qui ne sont plus divines.
Le surhomme de Nietzsche se base, en fait, sur une nette prémisse : « Dieu est mort ». C'est là une donnée qu'il va interpréter de différentes manières. Dans tous les cas, le surhomme est le seul mirage autorisé à l'homme orphelin de Dieu. Mais plus que sur le jeu de la sensualité, comme chez d'Annunzio, le sensualisme de Nietzsche dérive d'un nihilisme que le poète abruzzais ne connaît pas.
Le surhomme nietzschéen naît d'une « exigence » nihiliste, d'un nihilisme à la Nietzsche : c'est-à-dire simultanément négation et affirmation. Les qualités de sa volonté de puissance sont, en fait, la négation de l'homme asservi, l'homme ascétique, l'homme continuel accusateur, l'homme qui multiplie ses souffrances et qui s'avoue coupable (responsabilité-culpabilité) ; tandis que l'affirmation l'incite à devenir artiste, noble, individu-souverain, législateur.
En outre, il naît, en un certain sens, de la polémique contre le Christianisme, et d'autre part, contre le monde post-hégélien. En particulier contre la dialectique hégélienne.
Chez Nietzsche, le « nihilisme » européen, destruction des valeurs, fait un pas en avant, devient transmutation de nouvelles valeurs. D'Annunzio est très étranger à toute connaissance et expérience du nihilisme, tant dans l'expression de la culture européenne que dans celle de la philosophie de l'époque.
Son « surhomme » naît, de ses assauts, de la cognée de sa philosophie, contre la bête noire : l'idéalisme romantique. Le bain de nihilisme permet de libérer le jeu de la mauvaise conscience : le surhomme est une réaction contre la mauvaise conscience.
Le « tragique » de Nietzsche n'est pas le tragique de l'homme qui se jette à tout prix dans des aventures extérieures, avec une sorte de vanité, comme un d'Annunzio; c'est le tragique de celui qui sait que la richesse intérieure, c'est-à-dire la joie dans l'action, naît de la souffrance et du risque de la vie vécue dans la multiplicité.
Zarathoustra sourit...
ZARATHOUSTRA est un sage qui sait également sourire. D'Annunzio est un primitif qui ne sait jamais sourire. D'Annunzio était acteur-auteur; acteur de soi-même. C'était l'acteur tragique d'un d'Annunzio lyrique. Un acteur tragique qui s'exprime lyriquement ne sourit pas, n'est pas capable de sourire.
Dans les photos qui le représentent, on ne découvre jamais une expression souriante. Mariano a tenté de justifier le poète abruzzais de cette accusation que lui porta, en 1909 déjà, G. A. Borgese qui écrivait : « Observez encore un autre symptôme de d'Annunzio, l'impossibilité de rire, l'absence de gaieté, d'humour, de plaisante ironie. » II ne parvenait pas à sourire, même si Mariano s'obstine à prouver le contraire par de faibles arguments (l'humour que d'Annunzio manifeste dans certaines de ses lettres).
Au contraire, pour Zarathoustra, le héros de Nietzsche, le rire fait partie de la grandeur du surhomme... «Soyez de bonne humeur I Qu'importe ! Tant de choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-même, à rire comme on le doit ! »
Et il ne se lasse pas de mettre en évidence cette particulière prédisposition. Il dit encore : « Cette couronne de celui qui rit, cette couronne de rosés, je vous la lance à vous, mes frères ! J'ai sanctifié le rire, ô hommes supérieurs, apprenez à rire ! »
Zarathoustra, cependant, ne se déguise pas, il n'endosse pas de fausses tuniques monacales, il demeure — comme son auteur, du reste - dans ses vêtements habituels, bien qu'usés par les outrages du temps. Il ne regarde pas vers de « lointaines espérances » mais il tente de vivre de manière à avoir l'appétit de vivre une fois encore — « puisque tout est éternel retour ».
D'Annunzio, au contraire, aime la transfiguration, il l'aime au point de passer, au cours de son existence mouvementée, d'un extrême à l'autre : jusqu'à de serviles déguisements franciscains...
Décadence et antidécadence
Nous avons déjà rappelé, dès le début de cette étude, comment d'Annunzio, intervenant dans la polémique Wagner-Nietzsche, prit position pour le premier.
Souvent, lorsqu'on accorde spontanément sa sympathie ou son estime à un auteur qu'on ne connaît pas encore bien, c'est qu'il y a, à la base, une affinité inconsciente qui détermine le choix. Ainsi de d'Annunzio, lorsqu'il se prononça en faveur de Wagner. Ce dernier, dans sa manière de vivre, dans le confort qu'il désirait autour de lui, était mille fois plus proche du poète abruzzais que Nietzsche.
Mais dans le domaine de l'inspiration artistique — avec toutes les réserves qu'imposent les particularités des deux personnalités — il y avait également une certaine affinité.
Parmi les avis favorables et défavorables qui furent émis à propos de Wagner, il en est un qui semble le plus constant, c'est celui formulé également par Thomas Mann qui le traite de « génial amateur ».
Parmi les avis favorables et défavorables qui furent émis à propos de d'Annunzio, le plus valable, semble-t-il, est contenu dans le meilleur traité actuel d'histoire de la littérature italienne (9) : celui d'un «amateurisme supérieur» (Croce, en 1903 déjà, l'avait défini «amateur de sensations»).
Avec cette différence que Wagner évitait de choir dans le décadentisme qui menace tout artiste-amateur. II le doit à une prédisposition philosophique dont le poète abruzzais était dépourvu.
Wagner, qui lit Schopenhauer et qui tente d'insérer dans sa musique les principes de la philosophie de l'avenir de Feuerbach, possédait ce que Croce prétend que d'Annunzio ne possédait pas, c'est-à-dire « les potentiels d'histoire, de philosophie, de religion et de haute poésie ».
D'Annunzio, au contraire, réfractaire au tourment de la pensée, se tourne entièrement vers le style et, se complaisant dans les bravades stylistiques, rappelle à ses lecteurs « que la langue et le vocabulaire existent comme s'il n'existait rien d'autre... »
C'est pourquoi, un autre critique, Mario Praz — dans un ouvrage au titre significatif, La chair, la mort et le diable dans la littérature romantique — définit d'Annunzio comme « la figure la plus énorme du décadentisme ».
C'est exact hier comme aujourd'hui, les « d'Annunziens », qui ont sans doute fait au Maître plus de tort que de bien, tentent, comme Mariano, de disculper d'Annunzio de l'accusation de décadence.
On pénètre ainsi dans le monde des subtilités, des jeux de mots. Une seule chose était valable : la pérennité de l'œuvre d'art (ou philosophique ou musicale). Voilà le vrai langage.
En fait, la différence essentielle entre l'œuvre de d'Annunzio et celle de Nietzsche (puisque voici le moment de renouer avec les comparaisons), c'est que celle du premier n'est qu'un épisode dans l'histoire de la littérature italienne — un épisode éclatant, si l'on veut; celle du second nourrit, aujourd'hui comme hier, la conscience d'un grand nombre et s'enrichit de substantifique moelle philosophique et artistique...
Qui prendrait le risque aujourd'hui — sinon pour des raisons de critique littéraire — de lire ou de relire d'Annunzio ? Au contraire, Nietzsche, dont les éditions et les traductions sont sans cesse renouvelées, est lu et relu partout.
C'est normal, puisque d'Annunzio écrivait avec l'intention première d'atteindre les lecteurs de son temps, tandis que Nietzsche, indifférent aux goûts de ses contemporains, écrivait pour l'éternité : « Je t'aime, ô éternité ! »
Le « décadentisme » de d'Annunzio fait contrepoids à l'anti-décadentisme de Nietzsche. Nietzsche nous explique celui-ci. Dans Ecce Homo, il écrit : « Convient-il que je dise, après tout, que je suis très expert en matière de décadence ? Regarder d'un point de vue maladif vers des concepts et des valeurs plus saines, et par ricochet, de la plénitude et de la connaissance; regarder vers le bas de l'obscur brouillement de l'instinct de décadence, ce fut-là mon occupation la plus constante, mon exigence, et en cela — si ce n'est en autre chose — je suis passé maître. »
Si on approfondit les raisons qu'ont des artistes de discipline différente de se tourner vers Nietzsche, on découvre, à l'origine, l'impulsion anti-décadentiste dont ses écrits sont empreints, et enfin, son propre mode de vivre.
C'est à ceci que Thomas Mann rend témoignage lorsqu'il écrit : « Le mot décadence employé avec une telle virtuosité psychologique par Nietzsche fut assimilé par le jargon intellectuel des premières années de ce siècle, aujourd'hui oublié. Un roman d'alors s'intitule ouvertement « Roman de la décadence » (10).
Le décadentisme de d'Annunzio, comparé par Croce au baroque et à Marino, trouve son déroulement sur le plan stylistique. « Comme les décadents, écrit Ettore Mazzali, d'Annunzio considéra que la perfection » de la forme était la seule voie dans laquelle la personnalité de l'artiste pouvait s'épanouir et s'exprimer. »
Nietzsche qui, lui aussi, était artiste-philosophe, se souciait du style mais dans un autre dessein. Dans les pages d'un petit cahier qu'il gardait toujours dans sa poche, il écrivait, à propos du style : « La forme. Le style. Un monologue idéal. Tout ce qui a une apparence docte absorbé par la profondeur. Tous les accents de la profonde passion, de l'inquiétude et aussi de la faiblesse. Mitigations — la félicité brève, ta sublime sérénité — Aller au-delà des démonstrations : être absolument personnel... »
Après ce bref examen, limité uniquement à quelques aspects, on peut affirmer en conclusion que d'Annunzio n'est pas, dans la conception nietzschéenne, un héros, comme son surhomme n'est pas celui de Nietzsche.
A présent, il resterait à discuter de la valeur respective de l'un ou de l'autre. Nous n'avons pas dit que toute l'œuvre de d'Annunzio n'est pas valable. Il appartient à une critique moins polémique (ou moins biographique) de le situer à une plus juste position.
A propos de ce dernier aspect, nous sommes d'accord avec Mariano quand il dit qu'il appartient à la critique d'une nouvelle génération d'accomplir cette œuvre de situer et d'éclairer le « phénomène » d'Annunzio.
Mais il était peut-être utile de dénoncer le rapprochement souvent commis, l'inexacte filiation, de d'Annunzio et de Nietzsche.
Luigi MISTRORIGO
Notes :
(1) Karl Jaspers : Nietzsche, Introduction à sa philosophie.
(2) Emilio Mariano: Sentimento del Vivere ovveco Gabriele d'Annunzio (Edition Mondadori, p. 324).
(3) Introduction de Alberto Romagnoli aux Œuvres de Nietzsche (Ed. Casini, p. 18).
(4) Carlo Salinari : D'Annunzio et l'idéologie du Surhomme, dans Nuovi argomenti (nov. 1958-février 1959).
(5) Ecce Homo.
(6) Carlo Salinari : op. cit.
(7) « Les forces idéalisatrices fondamentales sont : la sensualité, l'ivresse, l'animalité. Cette surabondance d'humeurs, l'état de plaisir, l'ivresse dionysiaque, sont autant d'aspects d'une sensualité naturelle qui est synonyme de puissance» (Mariano). Contemplation de la mort, pages 251-252.
(8) Carlo Diano : Forma ed evento (Neri Pozza, Vicenza, 1952).
(9) A. Pompeati : Histoire de la littérature italienne, tome IV (Editions Utet)
(10) T. Mann: op. cit., p. 25l.
Sources : Revue Générale Belge – Juillet 1964
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Le 7 janvier est la date d'Acca Larentia pour nous tous. C'est-à-dire l’assassinat de deux camarades par les partisans des Brigades rouges, armés d'une mitraillette fournie par la police, et d'un camarade assassiné par les carabiniers.
C'est devenu depuis longtemps le jour où nous commémorons tous nos morts des années de plomb.
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Ci-dessous, le lien vers cette vidéo :
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Pierre Drieu La Rochelle se livre… En marge (2)
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« Les Etats-Unis et l'Union Soviétique sont des géants dont l'Angleterre doit s'accommoder ». (Vicomte Cranborne à la Chambre des Lords, ces jours-ci).
Un tel article est totalement inutile au regard de la présente situation française, alors que tant de sang coule, alors que les jeux sont faits depuis longtemps, alors que les suprêmes cartes sont prêtes à tomber sur la table. Mais si la parole est difficile, le silence est impossible.
Du premier jour où j'ai commencé à nourrir un embryon de pensée politique, je fus voué à une tâche ingrate qui n'a pas cessé de peser sur moi depuis lors. Vers 1912, j'avais à faire une petite conférence devant des camarades étudiants, comme moi à l'Ecole des Sciences Politiques, et j'ai choisi entre mille ce sujet déplaisant et peu profitable : « Comment s'est formée, parmi les Français, la légende de la France, victime de l'histoire ».
Ainsi, tout de suite, du fait de la philosophie inhérente à mon être, j'étais dominé par la répugnance à l'égard de toute sentimentalité, de toute pleurnicherie, de toute inversion, de toute faiblesse tournée en doctrine.
Etudiant l'histoire dans cette école, j'avais été frappé de l'esprit de jérémiade qui s'est formé dans l'esprit français après les désastres de 1812 à 1815 ; et tant développé après les désastres de 1870. Je m'insurgeai, avec mon instinct et avec les premières lueurs de ma raison, contre tant d'enfantillage ou de sénilité. Pour moi la France avait voulu conquérir l'Europe de 1792 à 1812, et le désastre était justement et honorablement mesuré à l'ambition. Ni Napoléon, ni les Français n'avaient été victimes d'autre chose que de leur désir de grandeur. Or, on n'est jamais victime de ce désir-là, on n'est jamais victime sur son propre autel, on n'est jamais victime quand on est héros.
De même la France de Louis XIV qui avait voulu prédominer en Europe, n'avait pas été une victime quand elle avait été battue par les armées coalisées et qu'on avait commencé de lui enlever un morceau du Canada.
Complexe d'infériorité, abandon au ressentiment, larmoiement historique, tout cela me paraissait méprisable et néfaste. Bien avant d'avoir vingt ans, je me refusais passionnément à considérer l'Allemagne de Sedan ou l'Angleterre de Fachoda comme des bourreaux dont mon peuple innocent était la victime. La France n'était pas innocente, la France n'était pas une femme. J'avais horreur que la France fût un mot féminin. Ceci était naïf, sot, forcé, car une femme digne de ce nom est nommée par les poètes antiques : « Mère dès hommes ».
A la fin de mes études à l'Ecole des Sciences Politiques, si je n'avais été prématurément appelé avec la classe 1913, j'aurais écrit une thèse sur « la possibilité de continuer la guerre de 1871 ». Je voulais y confronter, dans la même méfiance et le même mépris, un faux esprit de résistance et une propension à l'abandon.
Cette disposition de mon discours, qui était tout simplement le reste des maximes viriles, autrefois naturelles dans toute notre nation, s'affirma pendant la guerre de 1914-1918. J'écrivis des poèmes qui furent réunis sous le titre de « Interrogation ». Cette plaquette fut présentée à la censure et interdite ; elle parut pourtant sous le manteau. Parmi ces poèmes, un qui était intitulé : Plainte des soldats européens et un autre : A vous Allemands parurent intolérables à mon censeur, vieux socialiste pacifiste et rationaliste (dont le fils est d'ailleurs un des plus brillant journalistes « collaborateurs »). « Enfin jeune homme, vous vous adressez aux Allemands comme si c'étaient des gens comme nous... » J'étais là dans mon uniforme d'infanterie, en face de ce vieux commandant de territoriale.
Dans ce poème A vous Allemands, je disais : « Les Allemands veulent faire sous Guillaume II ce que nous avons fait sous Louis XIV et Napoléon. Combattons les sans gémissements ni insultes ». Je craignais le venin de faiblesse qui est dans la méconnaissance et dans la haine.
Je publiai en 1922 mon premier livre politique : Mesure de la France. Là, pour la première fois, plus au large s'affirmait ce malencontreux réalisme politique dans une thèse que je n'ai fait que développer et approfondir au cours des années et surtout depuis 1940. Ce réalisme est fondé sur l'art des nombres. Ce réalisme n'a rien à faire avec le matérialisme. Rien de plus spirituel que les nombres, quand ils sont maniés et interprétés par un esprit qui se veut droit et qui tâche de monter.
Je disais « la France ne fait plus d'enfants, la France continue à faire la politique qui était la sienne au temps où elle était la nation la plus nombreuse d'Europe. Il faut changer la démographie, ou changer la politique ». En 1927 dans mon deuxième livre politique Genève ou Moscou, j'élargis mes vues de réalisme politique de la France à l'Europe et de l'Europe au monde. Partisan de la S.DN., je dénonçais la S.D.N.
J'y voyais un sain principe d'union européenne défiguré en vue de l'esprit, en chimère mondiale, un sain principe de fédération déformé en hégémonie hésitante de l'Angleterre et de la France, et surtout je dénonçais Genève comme instrument inerte d'un capitalisme qui élaborait sa propre perte. Je prononçais principalement : « Si le Capitalisme ne réforme pas sa mauvaise administration du monde, il sera remplacé par Moscou. »
En 1930, troisième ouvrage, fort bref, l'Europe contre les patries, où j'insistais sur la difficulté et la nécessité de l'union, de la fédération européenne, et le caractère néfaste, impie de la prochaine guerre.
Jusque là, j'avais été un observateur certes sensible, ému, passionné, mais assez distant. Peu après, de 1934 à 1936, j'en vins à prendre une position de parti, une responsabilité dans l'immédiat. J'ai dès lors persévéré dans mon antique, dans mon constant état d'esprit, avec des armes nouvelles, celles d'une polémique non pas quotidienne, mais je dirais annuelle. Jusqu'en 1932 ou 1934, j'écrivais surtout pour marquer quelque chose qui fut valable, dans les cinq ou dix années à venir.
Dorénavant, acceptant, reconnaissant la pression des événements, j'entrai dans les difficultés, dans les possibilités de l'année. Penser d'une année à l'autre, ce n'est pas encore penser au jour le jour. Et voulant rester toujours historien, je gardai toujours mes muscles, capable de me soulever au-dessus de la vague du moment et de hausser ma tête jusqu'à voir assez loin vers l'horizon.
De là le caractère prophétique de mes articles, de mes essais. Il n'y a dans cette dénomination aucune vanité. Je ne suis pas journaliste, je suis écrivain, écrivant quelquefois dans les journaux, je n'ai d'un journaliste ni les prudences ni les souplesses : je suis donc prophète par force. Car mes idées générales, mes idées d'historien, par habitude, vont au-delà du cours quotidien. De là ce ton péremptoire, sentencieux, qui m'a valu, chez certains, tant d'étonnement, de mécontentement. C'est à prendre ou à laisser. A la longue, j'ai trouvé la méthode plus vivante d'écrire mes livres politiques en marge des journaux que dans l'éloignement d'un cabinet fermé à double tour. Cela a des avantages et des inconvénients.
Je recherche les inconvénients. Je n'oublie jamais le temps de ma jeunesse où j'étais un combattant offert aux blessures et à la mort. J'en garde la salubre nostalgie. Dans une époque où la France et l'Europe sont lancinées de souffrances et de périls de plus en plus horribles, c'est le moindre des devoirs, pour un intellectuel qui veut dans quelque mesure rester un homme, de s'exposer, non pas de biais, mais de plein front à la colère et à la haine.
C'est pourquoi je suis amèrement heureux d'être celui qui, après 1940, a repris les thèmes au goût d'absinthe et de ciguë, de « Mesure de la France », de « Genève ou Moscou », de « L'Europe contre les patries », de « Socialisme fasciste ». Thèmes éminemment déplaisants, désobligeants, choquants, blessants, injurieux.
Le peuple français a été le peuple le plus flatté, le plus trompé par la flatterie depuis cinquante ans. On a entouré ses habitudes, ses errements, de la pire complaisance. On l'a laissé à de vieilles catégories de jugement qui n'ont plus depuis longtemps de raison d'être.
De ces catégories, la principale est celle du mépris des nombres. Les Français ne veulent pas voir que les nombres sont contre la France.
Pourtant, dire que la France n'a que 40 millions d'habitants alors que l'Allemagne en a 80, les Etats-Unis 130, la Russie 190, cela n'est pas nier la France, mais lui montrer la condition à partir de laquelle elle doit relancer toute sa politique.
Ce n'est pas condamner une nation qui n'est qu'une petite partie de l'Europe — d'une Europe qui n'est plus que la petite partie du monde — que de lui montrer que les nationalismes de trois ou quatre nations impériales contraignent terriblement son propre nationalisme.
Quoi qu'il arrive, nous serons englobés dans une fédération, et dans cette fédération nous n'aurons pas la place directrice et dominante. Ce ne sera pas notre peuple qui exercera l'hégémonie, mais un autre, ce sera ou l'Allemagne ou les Etats-Unis ou la Russie.
Je comprends fort bien, toutefois, qu'il soit fort pénible et difficile de se soumettre à cette idée, alors que nous avons en nous le souvenir vivant de la France de Philippe le Bel, de Saint Louis, de Louis XIV et de Napoléon. Et pourtant, hélas, vis à vis des Anglais, nous nous y étions accoutumés en toute inconscience. Et c'est cette inconscience là que beaucoup d'entre nous voudraient retrouver. Moi, je prêche la conscience, la conscience de la maladie, c'est ce qui est le plus détesté du malade. Et pourtant c'est le seul début possible de sa guérison.
Je vois dans la conscience du mal, la naissance du bien, il faut que nous sachions que nous avons perdu la première place et que nous ne la retrouverons de longtemps : c'est notre seule chance de garder une place. Et surtout il faut que nous sachions qu'il ne s'agit plus de la place de telle ou telle nation par rapport à telle autre, mais de la place d'un continent par rapport aux autres.
A quoi bon prétendre à sauver la France, si l'Europe, où est la France, est perdue. Qui peut le plus peu le moins ; qui ne peut pas le plus ne peut pas le moins. Comment mettre à l'abri une chambre dans une maison qui brûle ?
Parler de l'Europe, de l'unité de son salut, ce n'est pas sacrifier à une vaine image géographique. Certes en principe, on peut concevoir une fédération atlantique où un pays riverain comme la France tournerait le dos à l'intérieur du continent et serait orienté vers les autres pays riverains de l'Atlantique. Mais c'est cela qui est une vaine image géographique. Car d'une part on ne peut pas tourner le dos à un continent où il y a quatre-vingt millions d'Allemands, et derrière ces 80 millions d'Allemands, cent quatre-vingt dix millions de Russes prêts à se grossir de quatre-vingt millions de slaves et de Balkaniques ; et d'autre part on ne peut pas attendre aujourd'hui plus qu'hier une garantie et une direction permanente pour aucun pays européen d'un empire Américano-Anglais éminemment excentrique et exotique par rapport à l'Europe, même maritime, et dont les intérêts sont écartelés entre tous les continents : Europe, Asie, Afrique.
C'est ce que semble comprendre à sa manière le général de Gaulle quand, refusant l'hégémonie allemande, il tend aussi à se dérober à l'hégémonie américano-anglaise. Il en cherche une autre. Il médite (semble-t-il) de rejoindre l'hégémonie continentale de la Russie. En tous cas, il repousse comme vaine une hégémonie venant de la mer.
Pierre Drieu La Rochelle
(Révolution Nationale 15 juillet 1944)
Les vœux de Pierre Vial, Président de Terre & Peuple
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Mes Amis et mes Camarades,
Nous traversons une période noire mais nous sommes des Porteurs de Lumière , Dominique Venner m'a dit un jour qu'il trouvait cette expression très appropriée pour nous définir.
Je vous adresse donc mes vœux de Grande Santé pour que nous puissions continuer à remplir tous ensemble cette mission que nous avons choisie et que personne ne pourra remplir à notre place. !
Donc Haut les cœurs ! Et vive la Victoire !
Pierre Vial
Pierre Drieu La Rochelle se livre… En marge (1)
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LE PROPHÈTE
Tout écrivain est prophète — du moins tout écrivain qui est fortement mordu par le présent — et, à cause de la vanité, presque tout prophète est écrivain.
Le prophète a intérêt à ne pas écrite, il peut toujours compter sur l'indifférence des hommes qui n'ont pas écouté ou qui ont oublié ce qu'ils ont entendu. Cela pour ses erreurs. Tour à tour, le prophète veut qu'on se souvienne de lui, et qu'on l'oublie.
En fait, chez le prophète, l'exact et l'inexact se mêlent si bien qu'il est impossible de les séparer, et qu'on le voit dans la même phrase saisir tout le futur et le manquer tout.
Ayant perçu cette fatalité prophétique chez l'écrivain, je me suis proposé d'en faire un exercice conscient, ou un jeu... Sans doute, parce que je ne sais pas jouer aux cartes. Tout est compensation dans les démarches humaines, que chose d'écrit compense toujours un acte manqué.
Je me suis donc beaucoup trompé et j'ai eu souvent raison. Si je ne me suis trompé que dans les détails, et si j'ai eu raison dans les grandes lignes, mon amusement aura été assez sérieux.
Mais il y a une tout autre inclination que celle du jeu dans la prophétie ; il y a le sens de la mort. Tout prophète est un chien qui hurle à la mort de ceci ou de cela. Sous la plume, le prophète a toujours raison, car tout meurt. On peut prédire à coup sûr la mort de Jérusalem. A un ou deux siècles près.
Je pense sur le bord doré de l'univers
A ce goût de périr qui perd la pythonisse
En qui mugit l'espoir que le monde finisse...
Ce qui me séduit dans la prophétie, c'est la prétention apparente, la vanité. Mais cela est balancé par un tel risque de ridicule ! Et cela peut être aussi bien un entraînement à la modestie, si l'on avoue ses erreurs, si on les rappelle à ses auditeurs ou lecteurs.
Allons-y. J'ai cru aux débarquements non seulement en 1943, mais en 1942 (J'y crois encore). En 1941, j'ai cru aussi aux débarquements, mais allemands, en Angleterre. Je n'ai pas crû du tout à la guerre entre l'Allemagne et la Russie en 1941.
Voilà des exemples d'erreurs, je pourrais en donner d'autres. En revanche, j'ai cru contre d'inénarrables têtes molles, pendant l'hiver 1939-1940, à l'offensive allemande au printemps et à la dureté du choc.
Mais je croyais que nous tiendrions au moins six mois et péririons faute de secours anglais. Là, j'étais à mon affaire parce que j'avais senti dans l'intime de ma chair, en 1918, le mensonge de la victoire (Cf. Mesure de la France, livre introuvable, qu'on s'est bien gardé de jamais rééditer). Et depuis vingt ans, je tremblais de notre faiblesse. En 1923, au moment de la Ruhr, j'ai écrit un curieux article que je n'ai pas gardé et que, je n'ai jamais relu, dans une revue qui s'appelait, je crois, « Revue de l'Amérique Latine ». Je prononçais à peu près ceci : « C'est le moment où par miracle, la France tient seule, sans les anglo-saxons, l'Allemagne à la gorge, qu'elle doit en profiter pour se réconcilier entièrement avec elle. Sans quoi plus tard, la réconciliation ne dépendra plus que de l'Allemagne. »
Je me suis beaucoup trompé sur la Russie, je la comprenais mieux avant 1935, avant d'y avoir été. Je ne voulais pas y aller, j'avais raison. Je n'ai eu aucune confiance dans les voyages. Les longs séjours, oui, mais c'est autre chose.
Je suis resté 15 jours à Moscou, j'ai conclu de la mauvaise qualité des tramways à la mauvaise qualité des canons.
Mais aujourd'hui, j'exagère peut-être la puissance de la Russie. Notez, le calcul suivant : la Russie a 180 millions d'habitants, l'Allemagne 80 millions. Mais l'Allemagne n'emploie contre la Russie que la moitié de ses forces. Donc tout se passe comme si la France qui a 40 millions d'habitants se battait contre la Russie qui en a 180. Or, quand on se bat à un contre quatre, et qu'on tient le coup, on est dans la guerre coloniale. Vous me direz : mais les Allemands s'en vont de Russie. Repoussés par les Russes, ou appelés par le second front ? Ce n'est pas du tout la même chose pour ce qui est de l'appréciation de la Russie.
Ces supputations ne m'empêchent pas de croire que les Russes profiteront du second front, réalisé ou non, plutôt que les Américains Anglais. Grâce au panslavisme, au communisme, au snobisme. Le snobisme est une maladie qui peut perdre les empires.
Il y a encore tout autre chose dans la prophétie. Il y a l'impérialisme, comme disait le baron S... de la passion, le désir violemment projeté dans le futur, le besoin d'annexer à ce désir le futur. C'est une volupté qu'il ne faut pas toujours se refuser.
Toutefois, le prophète est meilleur quand il est détaché des partis, des opinions trop particulières. J'étais meilleur prophète avant 1934, avant d'être engagé dans le détail. Je le suis redevenu entre 39 et 40 parce que je m'étais retiré sous ma tente, dans une certaine mesure.
Aujourd'hui je prends trop souvent le contre pied de ma préférence. De là, cette foi dans les débarquements judéo-américains (pas anglais). Mais c'est aussi que j'en veux aux Allemands de n'avoir pas été plus chambardeurs en Europe. Alors je les taquine avec cette menace. Ils n'en sont guère dérangés, semble t-il.
LE MINORITAIRE
Je me suis toujours trouvé dans l'opposition.
Cela est le propre de l'intellectuel, me dit quelqu'un. Voire !... Il y a toujours une majorité parmi les intellectuels. Je suis bien content d'être toujours contre cette majorité.
Un académicien m'a dit : « Je ne sais pas comment vous faites, moi je suis toujours d'accord avec l'opinion publique. »
Beaucoup me disent : « Vous vous êtes trompé, vous n'êtes pas monté dans le bon train ». Ils se font bien des illusions sur leur machiavélisme. On ne choisit pas son train. Même quand on est lâche ou crétin. Les gens qui se sont approchés de la collaboration en 1940 et qui sont maintenant à Alger en chair ou en esprit n'ont pas choisi ; ils ont été choisis. Par le chef de gare mystérieux qui les a vu propres au wagon à bestiaux.
Du reste leurs tribulations ne sont pas finies.
En 1940 quand, à la fin août, je suis rentré à Paris, le nain qui, à certaines heures, se niche dans ma grande carcasse (voilà une phrase qui pourra toujours servir), me murmura : « Ah ! ça non, tu n'écriras jamais dans la presse parisienne. On te détesterait trop dans ton quartier. » Un mois après, je portais un article à Châteaubriant, sa solitude m'attirait.
Je savais qu'en tout état de cause, jamais les gens ne nous pardonneraient ce trait de non conformisme.
Puisque toute l'intellectualité française et européenne a été contre les Jacobins pendant 40 ans.
Avant tout, je me sens non conformiste, un protestant (moi qui suis catholique de formation). Je déteste avant tout le conformisme des milieux d'avant garde, des milieux « avancés », où j'ai toujours vécu ; c'est là qu'est le plus beau massif du conservatisme français. C'est le conservatisme qui ignore son nom. On est encore plus conventionnel dans les cafés que dans les salons. Ils commencent par conserver les vieilles formes de l'esprit de la gauche littéraire ; puis le patriotisme des surréalistes de 40 ans vient imiter la vertu des dames sur le retour.
En 1914-1918, j'examinai en permission ces Messieurs de l'arrière dont j'avais admiré les œuvres de jeunesse, me prêcher le retour au bon sens et au sens commun. En 1939-1944, je suis resté fidèle à mon étonnement d'alors et j'ai vu les gens de ma génération recommencer la même glissade.
« Votre grand tort, me disait encore l'académicien, c'est de ne pas causer plus souvent avec le marchand de marrons du coin... »
Certes, il y a un conformisme de la collaboration. Que je ne prise guère. La collaboration c'est le microscome : il y a là toutes les espèces comme dans le macrocosme. Il y a aussi des imbéciles qui croient que « c'est arrivé ».
Quand même, la sottise de la minorité a toujours pour moi son charme, c'est pourquoi j'ai vécu à proximité des milieux « d'avant garde ».
Opposition dans l'opposition, dans la vieille opposition de Sa Majesté, minorité de la minorité.
J'aime tout de même mieux un type qui croit dans Picasso, comme celui d'en face croit dans... je ne sais pas leur nom. C'est une faiblesse, mais je lui en veux bien aussi au type qui croit dans Picasso parce que celui-ci est arrivé. « Arrivé où ?» Comme disait l'autre. Proust ? Arrivé dans le sein des professeurs où tout le monde se retrouve. Le Bon Dieu, au moins, a un enfer, tandis que les professeurs finissent par pardonner à tout le monde, à Baudelaire, à Rimbaud, à Mallarmé. Dans un siècle, il y aura un candidat au doctorat qui fera une thèse « sur les écrivains collaborationnistes pendant l'occupation allemande ». Hélas ! mais, dans un siècle, tout cela continuera-t-il encore ? Je me flatte que non, à certaines heures, le prophète s'imagine que le monde va changer. Il a raison en ce sens que Rome est morte comme Jérusalem. Ça n'empêche pas qu'on nous embête encore avec des Rome et des Jérusalem de remplacement.
L'INTERNATIONALISTE
Je ne suis pas pacifiste, je n'ai jamais été pacifiste ; mais la guerre de 1918 m'a brouillé avec l'idée de guerre entre Européens. J'ai persisté dans cette brouille.
Déat et quelques autres, nous sommes des types restés fidèles à nos serments d'anciens combattants.
Cette odeur de revenez-y, en 1939, pour nous !
Je suis internationaliste somme toutes. Certes, j'ai horreur de l'internationalisme des individus qui est le cosmopolitisme ; mais l'internationalisme des nations me plaît.
C'est ici que nous sommes minoritaires, non conformistes (et prophètes).
Car le dernier des peigne-culs intellectuel qui s'est fait réformer en 1939, qui se dérobe aujourd'hui au travail en Allemagne, à la mobilisation en Haute-Savoie, à la mobilisation en Algérie, à la mobilisation sur le front russe, est nationaliste comme ne l'était pas Barrés. Ça ne l'empêche pas d'être éperdument anglophile ou russophile, c'est-à-dire prostitué dans son nationalisme jusqu'à l'os.
Moi je ne suis pas germanophile, ni collaborateur au sens vague (pourtant je fais partie du Comité directeur du groupe Collaboration) ; je suis pour le national-socialisme en tant que précurseur du nationalisme européen.
A part ça, il ne faudrait quand même pas croire que je n'ai pas de sympathie pour les Allemands. Certes, j'aime également tous les peuples européens. Mais, parmi ces peuples, à part les Anglais que je n'oublierai jamais, pas plus que je n'ai jamais oublié ma première maîtresse, je commence à apprécier les Allemands. Je les connais mal, je ne parle pas leur langue, je ne connais pas aussi bien leur littérature que l'anglaise bien que somme toute j'ai plus lu Nietzsche que quiconque au monde.
Leur présence à Paris me crispe, j'en vois peu, mais enfin je suis séduit par leur solitude au milieu du monde. Eux aussi sont des minoritaires.
Et puis, ils sont plus braves que tout le monde ; ils se battent contre les Russes à un contre quatre. Je ne serais pas étonné que le mot qu'on prête à Staline soit exact : « Hitler, l'homme que j'admire le plus au monde. » II aurait dit cela à Téhéran, à Churchill et à Roosevelt.
Ce qui me choque assez chez les Alliés, ce n'est pas tant l'affiliation des Anglais et des Américains aux Russes que l'affiliation même apparente seulement des Russes aux premiers. Staline touchant la main de ces vieux hypocrites bibliques, Churchill et Roosevelt, quel scandale ! Scandale momentané, vous me direz. Mais la vie passe, j'ai 50 ans et je vais ainsi de scandale en scandale.
Le flot de sang qu'on fait couler entre les Allemands et les autres peuples d'Europe ne peut pas me faire perdre la tête. Je comprends que cela fasse perdre la tête au brave type du coin ou à un académicien de deuxième classe, mais à Un Tel ou Un Tel ?
Il y a des flots de sang de tous les côtés. Les Anglais ont fait couler le sang de l'Irlande et de l'Inde pendant des siècles. J'unissais au compte de l'alliance anglaise, les un million sept cents mille morts de la guerre de 1914, les cent mille morts de 1939 et tous les morts des bombardements, et tous les morts de la Résistance. Et ce n'est pas du tout pour cela que je suis contre la politique anglaise.
Nous sommes couverts de sang. Mon grand-père qui était un petit bourgeois très doux, trouvait tout naturel que les Versaillais aient égorgé 20.000 communards. Et mon père en lisant son journal s'écriait :
Pas de pitié pour les rebelles Marocains ! Les Américains ont fondé l'Amérique sur le sang des indiens et des Noirs. Quant aux Juifs, on sait comment ils se comportent quand ils ont l'avantage.
Se n'est pas le flot de sang que je reproche à Staline, ni à Churchill, ni à Roosevelt, ni à Hitler donc.
Simplement je trouve que les Américains et les Russes sont trop loin de l'Europe pour la faire.
Alors je tâche de m'arranger avec Hitler. Ce n'est pas si mal. Et puis il est un contre trois.
Pierre Drieu La Rochelle
(Révolution Nationale 25 mars 1944)
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