FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN -Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Frédéric Pierucci a passé plus de deux ans dans des prisons de haute sécurité américaines au moment où General Electric rachetait la branche Énergie du groupe français. Dans un entretien fleuve, il éclaire l’actualité de son histoire et explique les raisons qui ont conduit à la récente annonce d’une suppression de 1050 emplois sur le site de General Electric à Belfort.
Par Etienne Campion.
Publié le 04/06/2019 à 11:22, mis à jour le 05/06/2019 à 15:
Frédéric Pierucci est un ancien cadre dirigeant d’Alstom. Sa vie a basculé en avril 2013 lorsqu’il fut arrêté à New York par le FBI, afin que la justice américaine puisse faire pression sur Patrick Kron, le PDG d’Alstom, pour qu’il cède le fleuron français à son concurrent américain General Electric. Il relate cette affaire dans «Le piège américain, l’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne» (JC Lattès, 2019)
FIGAROVOX.- General Electric France a annoncé ce 28 mai la suppression de 1050 emplois sur le site de Belfort, l’ancien site d’Alstom spécialisé dans les turbines à gaz, alors même que le groupe avait formulé la promesse de créer 1000 emplois en rachetant Alstom énergie en 2014, une transaction rocambolesque dont vous avez été l’un des acteurs et sur laquelle nous reviendrons. Quelle analyse faites-vous de cette annonce?
Frédéric PIERUCCI.- Il faut d’abord comprendre comment est structuré le site de Belfort, qui comporte plusieurs entités de production. L’entité concernée par la suppression des 1050 emplois est celle des turbines à gaz, qui a été vendue par Alstom à General Electric en 1999. Il ne s’agit donc pas de la branche Énergie vendue en 2014 à ce même General Electric dans les conditions que l’on connaît depuis...
La décision de suppression de ces 1050 postes participe d’une nécessité d’adapter les capacités de production au marché, ce que tout industriel doit bien évidemment faire, surtout dans une industrie cyclique. Cette nécessité d’adaptation de ses capacités de production par General Electric n’est pas en soi-même choquant, ce qui l’est cependant est le manque d’anticipation, le cynisme et la tromperie mis en place autour d’une opération que tout le monde savait inéluctable. Pour bien comprendre tout cela, il faut analyser la bérézina industrielle qu’a été en 2014 le démantèlement du groupe Alstom avec la complicité de l’État français et de certains hauts dirigeants politiques de l’époque qui, au lieu de préserver ce fleuron industriel de la prédation de General Electric, ont préféré céder aux pressions américaines en vendant un des piliers de notre indépendance énergétique que la France avait mis un demi-siècle à construire et qui suscitait l’envie de beaucoup de nos concurrents étrangers.
Pour General Electric, le but était d’acheter la compétence d’Alstom, sans quoi elle risquait une crise plus grave encore.
Pour résumer, en 2014, General Electric était le leader mondial incontesté dans les turbines à gaz alors qu’Alstom Énergie l’était dans le nucléaire, l’hydraulique et le charbon. Pour General Electric, le but était d’acheter la compétence d’Alstom dans ces domaines, anticipant la chute du marché des turbines à gaz. Sans cette acquisition d’Alstom Energie en 2014, la situation de General Electric serait encore bien plus grave car elle aurait subi, sans rééquilibrage possible sur d’autres activités - notamment le nucléaire - la profonde crise du gaz actuelle. C’était un enjeu de survie.
Car, depuis, le marché mondial des turbines à gaz s’est effondré. La situation actuelle à Belfort n’est donc nullement due à une mauvaise décision de General Electric d’acheter Alstom Énergie comme certains voudraient le faire croire. Sans ce rachat, la situation de General Electric serait encore pire car, par exemple, sur le site de Belfort, l’activité nucléaire héritée, elle, du rachat de 2014, se porte plutôt bien, et c’est elle principalement qui assure une pérennité au site.
Le sujet est quelque peu technique, mais, pour aller à l’essentiel: le marché des turbines à gaz est divisé en deux: celui du 50 Hz (75% du marché mondial), et celui du 60 Hz (25%). Historiquement, l’usine américaine de General Electric fabriquait uniquement des turbines 60 Hz, et Belfort des turbines 50 Hz. Mais à la fin des années 2000, l’entreprise a connu un pic de commandes de turbines à gaz, et General Electric en a alors profité pour transférer une partie de la production (et donc du savoir faire) des turbines 50Hz de Belfort aux États-Unis. Pour faire face à l’effondrement du marché des turbines à gaz depuis 2013, General Electric a déjà supprimé l’année dernière presque un tiers de ses effectifs dans son usine de Greenville en Caroline du Sud ainsi que sur d’autres sites européens en Allemagne et en Suisse. L’usine de Belfort avait pu éviter cette première vague de restructuration grâce à l’accord négocié en 2014 par l’ancien ministre Arnaud Montebourg lors du rachat d’Alstom Énergie par General Electric et qui «sanctuarisait» le site français, pendant trois ans, jusqu’au 31 décembre 2018.
Dès lors, plus rien n’empêche General Electric France de passer à la deuxième étape de cette restructuration de ses capacités de production de turbines à gaz: supprimer un grand nombre d’emplois sur son site de Belfort. Il était donc évident pour tous les spécialistes du secteur et les dirigeants du groupe que le plan social adviendrait. Le point d’interrogation était d’en connaître l’ampleur. J’avais d’ailleurs déjà alerté par écrit sur ce point des début janvier 2019 le cabinet du ministre de l’Économie dans une lettre demandant le support de l’État pour racheter à General Electric la partie nucléaire du groupe.
Avant cette suppression de 1050 emplois, la promesse d’en créer autant était-elle selon vous tenable?
On ne vend pas une entreprise aussi stratégique qu’Alstom contre une promesse de créer 1000 emplois qui n’engage que celui qui y croit. Quatre ans après, on feint de se réveiller avec la gueule de bois car non seulement ces 1000 emplois n’ont bien sûr pas été créés, mais plus de 1000 vont disparaître. Entre-temps, un savoir-faire unique dans des technologies de pointe comme celle des turbines Arabelle qui équipent toutes nos centrales nucléaires est passé dans les mains de General Electric.
Cet entêtement à essayer de défendre l’indéfendable et à tenter vainement de masquer l’erreur stratégique de la vente de 2014 empêche l’exécutif d’analyser objectivement la situation actuelle.
L’amende de 50 millions d’euros infligée par l’État français à General Electric pour ne pas avoir tenu la promesse de créer ces 1000 emplois est une dérisoire goutte d’eau, certainement d’ailleurs provisionnée par General Electric, à côté des 12,35 milliards d’euros du prix de la vente. Très vite, nous réaliserons que nous avons été bernés. Dès octobre 2017, General Electric annonce la suppression de 350 postes sur un total de 800 sur le site de Grenoble, spécialisé dans les turbines pour les centrales hydroélectriques. Puis en juin 2018, General Electric annonce finalement qu’il ne tiendra pas sa promesse de 1000 emplois créés. Libéré de ses obligations sociales à partir de fin 2018, General Electric met en place dès début 2019 un plan de départs volontaires visant environ 280 emplois au sein de la division nucléaire (encore appelée «Alstom Power Systems») via un programme de rupture conventionnelle collective (RCC) et un «plan senior». Puis vient maintenant ce nouveau plan social visant 1050 suppressions de postes.
Le bilan global est donc catastrophique pour l’industrie française, pour l’emploi et pour notre souveraineté industrielle dans le domaine stratégique qu’est la production d’électricité nucléaire. Que dans ce contexte prévisible, de hauts représentants de l’État osent encore prétendre que l’opération de vente d’Alstom Energie à General Electric était une bonne opération est non seulement scandaleux mais démontre d’un jusqu’au-boutisme indécent dans la tentative de justifier les erreurs passées. Cet entêtement à essayer de défendre l’indéfendable et à tenter vainement de masquer l’erreur stratégique de la vente de 2014 empêche l’exécutif d’analyser sereinement et objectivement la situation actuelle, et retarde toute tentative de reconstruction pourtant plus que nécessaire de nos capacités industrielles dans ce domaine.
Pour ce qui reste de l’industrie française dans la production d’électricité, il y a donc deux urgences. Une urgence sociale: le secteur des turbines à gaz avec ces emplois en jeu à Belfort. Et une urgence stratégique: le secteur des turbines vapeur pour les centrales nucléaires, les fameuses turbines «Arabelle» produites aussi sur le site de Belfort. Ce dernier secteur, bien que faisant l’objet d’un plan de départs volontaires depuis le début de cette année, se porte plutôt bien. Ce secteur du nucléaire, pour lequel je suis en train de monter un tour de table afin d’essayer de le racheter à General Electric, englobe la partie la plus stratégique des actifs vendus en 2014, à savoir la maintenance de tous les turbo-alternateurs équipant nos 58 centrales nucléaires (produisant 75% de l’électricité consommée en France), la fabrication des turbines «Arabelle» et l’ingénierie des îlots conventionnels pour les nouvelles centrales nucléaires.
Hugh Bailey, nommé Directeur général de General Electric France le 22 avril, était conseiller pour les affaires industrielles d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie .
Alstom avait acquis un avantage technologique très important sur ces principaux concurrents qu’étaient Siemens ou Hitachi dans ce domaine. Non seulement les turbines «Arabelle» vont équiper les futures centrales nucléaires utilisant les réacteurs français de Framatome (ex-Areva) comme celles développées en Angleterre à Hinckley Point par EDF, mais aussi les futures centrales basées sur la technologie de réacteurs VVR russes, grâce à une joint-venture avec Rosatom. Cet élément est essentiel pour permettre à la France de continuer à pouvoir proposer à l’exportation des centrales nucléaires complètes basées sur une technologie française, sans avoir à demander l’aval de Washington...
Que le secteur soit pérenne n’enlève rien au fait que nous n’en soyons plus propriétaire et qu’il constitue une urgence stratégique pour la souveraineté de notre industrie nucléaire.
En résumé, ce qui sauve partiellement le site de General Electric à Belfort, c’est sa partie nucléaire héritée d’Alstom en 2014, qui reste très compétitive sur le marché. Il s’y trouve une technologie de pointe qu’on nous enviait alors que nous n’étions pas en position dominante sur le marché des turbines à gaz. Donc la fable qui nous a été vendue en 2014 comme quoi Alstom Énergie était trop petit, numéro trois et en retard, était mensongère: General Electric serait aujourd’hui encore plus faible qu’Alstom Energie étant donné son orientation à l’époque, quasi mono-produit sur le marché des turbines à gaz ou ils étaient certes leader, mais qui s’est complètement effondré depuis!
Cédric Perrin et Michel Zumkeller, sénateur et député du Territoire de Belfort, comme certains observateurs, suggèrent que le gouvernement a pu s’entendre avec General Electric France pour annoncer le plan social après les élections européennes...
Il faut arrêter de prendre les Français et plus particulièrement les employés de Belfort pour des idiots. Cela paraît évident à toute personne qui suit ce dossier. Hugh Bailey, nommé Directeur général de General Electric France le 22 avril, était conseiller pour les affaires industrielles d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie lorsque ce dernier a piloté la vente de la branche Énergie d’Alstom à General Electric. On rejoue l’histoire du pompier pyromane.
C’est donc un secret de polichinelle, et il est normal que les commentateurs se posent cette question. Hugh Bailey, Directeur général depuis un mois, semble être aussi arrivé pour contrôler la communication relative au plan de départ. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui ont su se recaser à différents postes haut placés après le rachat d’Alstom par General Electric, en venant notamment du secteur public.
Dès que je refuse de jouer la taupe pour la justice américaine, on refuse ma libération sous caution, le lendemain. Libération sous caution qui avait été accordée à Bernard Madoff ou O. J. Simpson…
Je pourrais vous faire la liste, mais elle est très longue. Je vous renvoie pour cela à l’excellent documentaire «Guerre Fantôme » qui décrit le scandale d’État qu’a été la vente d’Alstom à General Electric.
Est-il possible de sanctionner General Electric pour ces suppressions d’emplois?
General Electric a payé les 50 millions d’euros d’amende pour ne pas avoir respecté les 1000 embauches… Ils ne payeront rien pour 1000 suppressions d’emplois. Ce n’était pas dans l’accord initial.
Venons-en à votre histoire, que vous racontez dans le livre «Le piège américain», pour mieux comprendre la situation actuelle. Cadre dirigeant d’Alstom, vous avez été arrêté le 14 avril 2013 en arrivant à New-York par le FBI sur l’ordre du ministère de la Justice américain (Department of Justice-DOJ) ...
On m’arrête à mon arrivée à JFK en avril 2013, avant de me passer les chaînes aux pieds et aux mains, comme un détenu du grand banditisme. Dès les premières minutes de mon entretien, le procureur m’informe qu’Alstom est sous enquête depuis trois ans pour enfreinte à la loi américaine sur la lutte contre la corruption (Foreign Corrupt Practice Act-FCPA) , que l’entreprise ne coopère pas et qu’ils ont perdue patience. Pourquoi moi?
Je suis arrêté car je suis proche de Patrick Kron, PDG d’Alstom. Mais surtout pour une autre raison: j’avais été nommé pour diriger la division chaudière d’Alstom et la stratégie publique était de créer une joint-venture à 50/50 en mariant la division que je dirigeais avec celle de notre grand concurrent chinois «Shanghai Electric». Et en tant que patron d’Alstom chaudières, j’ai piloté le transfert du siège à Singapour et avais été nommé pour diriger l’alliance future. Sauf que ce rapprochement avec les Chinois n’a pas du tout plu à notre grand concurrent américain General Electric qui convoitait Alstom depuis des lustres. Voilà pour l’évènement déclencheur.
J’arrive en août 2012 à Singapour, en novembre 2012 je suis mis en examen, sans que je le sache. Car le DOJ avait peur que, connaissant ma mise en examen, je me réfugie en France et lui échappe. Ils ont donc attendu que j’arrive aux États Unis pour m’arrêter, et je suis tombé dans la gueule du loup un 14 avril 2013.
S’ensuit un scénario de film…
Dès que je refuse de jouer la taupe pour la justice américaine, on refuse ma libération sous caution, le lendemain. Libération sous caution qui avait été accordée à Bernard Madoff ou O. J. Simpson… C’est de l’intimidation pure: une magistrate refuse ma libération sous caution, les Marshals me mettent des chaînes aux pieds et aux mains et me transfèrent dans un fourgon blindé vers une des pires prisons de haute sécurité américaine, Wyatt dans le Rhodes Island. Nous sommes en avril 2013…
L’accusation des Américains porte sur des faits de corruption qui remontent à 2003 et 2004 en Indonésie, dont vous assumez la connaissance rapidement…
Sur ce contrat, Alstom avait embauché deux consultants. Je connaissais leurs existences car en tant que directeur commercial je devais intégrer leurs coûts dans ma feuille de prix. C’était une pratique courante de faire appel à des consultants pour obtenir des contrats chez Alstom. Et c’était une pratique courante qu’une partie de la rémunération des consultants termine certainement en versement de pot-de-vin. Mais je n’étais ni en charge de la sélection des consultants, ni de leur approbation. Chaque contrat de consultant devait être approuvé au plus haut niveau de l’entreprise: il fallait treize signatures pour approuver n’importe quel contrat.
Une magistrate refuse ma libération sous caution, les Marshals me mettent des chaînes aux pieds et aux mains et me transfèrent dans un fourgon blindé vers une des pires prisons de haute sécurité .
Il s’agissait là, selon vous, de faire pression sur Patrick Kron, PDG d’Alstom…
Dès que j’ai été arrêté s’est institué un conflit entre l’employeur, Alstom et Patrick Kron, et l’employé, moi, qui essayais de faire valoir que je n’étais qu’un maillon non décisionnaire dans la chaîne et que j’avais suivi scrupuleusement tous les processus. À ma décharge existait aussi un rapport d’audit commandité par Alstom à un cabinet d’avocats sur le projet en question, qui me blanchissait. J’ai demandé en vain à Alstom une copie de ce rapport, on ne me l’a jamais donné.
Alstom ne m’a d’ailleurs jamais communiqué aucun document pour m’aider, comme par exemple les e-mails internes, les chartes d’organisation, les documents signés par d’autres prouvant que les processus internes avaient été suivis, etc. Ils savaient très bien qu’en m’aidant, cela impliquerait d’autres personnes jusqu’au plus haut niveau de l’entreprise qu’ils voulaient bien sûr protéger. J’étais littéralement dépourvu de toute aide.
Mais à partir du moment où je suis arrêté et emprisonné, Patrick Kron comprend qu’il doit coopérer, car il est le prochain sur la liste à risquer de finir dans les prisons de haute sécurité américaines à côté de psychopathes et autres tueurs à gage. Donc, d’un statut de non-coopération avec le département de la Justice américain, il est passé à un statut de complète coopération avec ce même département. Je suis dès lors passé pour pertes et profits aux yeux d’Alstom. Patrick Kron comprend dès lors que la seule solution pour lui de s’en sortir personnellement est simple: vendre Alstom à General Electric. Et il prend contact avec eux via son fidèle lieutenant, Grégoire Poux-Guillaume, dès l’été 2013.
Avez-vous eu des nouvelles de Patrick Kron depuis votre libération?
Je n’ai eu aucun contact avec lui mais je suppose que tout va très bien pour lui. Il a quitté l’entreprise avec un bonus de 4 millions d’euros et une retraite chapeau de 10 millions d’euros, est à la tête du fond de private equity «Truffle Capital»…
Arnaud Montebourg, au moins, a compris ce qu’il se passait, en faisant le lien entre l’affaire judiciaire déclenchée aux États-Unis contre Alstom et le rachat d’Alstom par General Electric.
Il est aussi membre des conseils d’administration de Lafarge et de Sanofi. Je rappelle qu’il a, au nom d’Alstom S.A. qu’il dirigeait depuis 2003, plaidé coupable en décembre 2014, d’avoir payé 75 millions de dollars de pots-de-vin pour gagner 4 milliards de contrats et engranger 296 millions de profits, la très grande majorité de ces pots-de-vin ayant été payés pendant son mandat de PDG. À ma connaissance, aucune enquête n’a été ouverte contre lui en France malgré ce plaider-coupable. Tant mieux pour lui, je ne souhaite vraiment à personne ce qui m’est arrivé. Mais je rappelle tout de même, qu’en France, le Parquet national financer a ouvert une enquête pour des costumes…
Mais l’État français a tout de même tenté de résister...
Il n’y a pratiquement pas eu d’opposition, seul Arnaud Montebourg est monté au créneau tout en restant impuissant. Reste que, lui au moins, a compris ce qu’il se passait, en faisant le lien entre l’affaire judiciaire déclenchée aux États-Unis contre Alstom et le rachat d’Alstom par General Electric. Je lui accorde beaucoup de crédit là-dessus. Nous sommes un an après mon incarcération, en avril 2014, quand les Américains continuent à me détenir pour faire pression sur Alstom et s’assurer que la vente se conclue.
Ce n’est donc qu’après une année passée en prison que vous avez compris que votre incarcération était liée au rachat d’Alstom par General Electric?
Oui. Alors que mon avocat avait négocié avec le procureur du DOJ ma sortie de prison au bout de 6 mois (donc en octobre 2013) en échange de mon plaider-coupable, les autorités américaines ne m’ont pas libéré. Si on ne m’a pas laissé sortir, c’est parce que dans mon dos commençaient les négociations avec General Electric et il fallait me garder pour maintenir la pression sur Patrick Kron jusqu’à ce que le marché se conclue. Pendant très longtemps je n’ai pas compris pourquoi j’étais encore en prison.
Le gouvernement américain a par exemple injecté 139 milliards de dollars dans General Electric en 2008 pour sauver l’entreprise de la crise des subprimes.
Puis je découvre de la télévision de ma cellule ce qu’il se passe: Bloomberg annonce le 24 avril 2014 que General Electric va racheter Alstom… Cela fait un peu plus d’un an que je suis en prison.
Puis le 19 décembre 2014, une assemblée générale des actionnaires se tient à Paris: les actionnaires votent pour la vente d’Alstom à General Electric, tandis que le même jour aux États-Unis est signé le plaider-coupable d’Alstom. Des deux côtés, tout est synchronisé, le DOJ signe le plaider-coupable d’Alstom juste après le vote des actionnaires approuvant la vente de 70% d’Alstom à General Electric...
Quel fut le rôle d’Emmanuel Macron dans la vente?
Mon principal constat est que le gouvernement français a complètement manqué de vision stratégique et industrielle en 2014. Le rôle d’Emmanuel Macron est ambigu. D’un côté, Emmanuel Macron déclarera devant la commission des affaires économique de l’Assemblée Nationale le 11 mars 2015, en réponse à une question du député Daniel Fasquelle: «À titre personnel, en effet, j’étais moi-même persuadé du lien de cause à effet entre cette enquête (celle du DOJ) et la décision de M. Kron, mais nous n’avons aucune preuve… Je ne dirai pas que ma conviction intime ne rejoint pas la vôtre sur certaines de vos interrogations».
D’un autre côté, un an plus tôt, au printemps 2014, en plein débat national sur le sujet et alors qu’il était secrétaire général adjoint de la présidence, il s’était opposé à Arnaud Montebourg et avait plaidé clairement pour la non-intervention de l’État français dans la vente en expliquant que «nous ne sommes pas légitimes pour intervenir, nous ne sommes pas dans une économie dirigée, on n’est pas au Venezuela». Je rappelle que le gouvernement américain, que l’on peut difficilement accuser d’être vénézuélien, a par exemple injecté 139 milliards de dollars dans General Electric en 2008 pour sauver l’entreprise de la crise des subprimes. Sans cette intervention massive, c’est peut-être Alstom (ou un autre concurrent) qui aurait racheté General Electric. Maintenant, en tant que président de la République, Emmanuel Macron est bien obligé d’intervenir sur le sujet des licenciements massifs à Belfort comme l’a démontré la horde de communicants se penchant sur le malade depuis quelques jours.
La finale de la Coupe du monde, vous l’avez vue dans un bar ou sur votre canapé, je l’ai vue dans le fond d’une prison américaine avec des criminels du monde entier.
Quelles sont les preuves de cette collusion entre la direction d’Alstom de l’époque, donc Patrick Kron, General Electric et le DOJ, aboutissant à cette affaire que l’on connaît?
Les preuves sont dans mon livre et n’ont d’ailleurs pas été remises en cause depuis sa sortie en janvier. L’une d’elles porte par exemple sur le prix de vente. En juin 2014, General Electric sort de sa poche un argument massue pour faire basculer la décision en sa faveur, contre l’option de rachat par Siemens. General Electric et Alstom expliquent que le premier prendra en charge la future amende du second au titre des poursuites enclenchées par le DOJ contre Alstom pour enfreinte au FCPA (Foreign Corrupt Practices Act). À l’époque, le montant de l’amende est inconnu puisqu’il ne sera révélé que six mois plus tard, soit fin décembre 2014. Des estimations allant jusqu’à 1.5 milliards de dollars circulent dans les journaux. Mais quel patron peut obtenir de son conseil d’administration de signer un tel chèque en blanc sans connaître le montant de l’amende, qui pouvait varier de plusieurs centaines de millions d’euros? Pour en connaître ne serait-ce qu’une estimation, il fallait bien sûr participer aux négociations entre Alstom et le DOJ , ce que General Electric finira par reconnaître en février 2015. Malgré cela, Jeffrey Immelt, le patron de General Electric dit qu’il paiera...
Ils étaient donc de mèche avec le département de la justice pour prendre un tel engagement. Siemens, le groupe allemand, était au contraire lui déjà passé sous les fourches caudines de la justice américaine au titre du FCPA, en ayant payé 800 millions de dollars d’amende en 2008. Cet épisode avait d’ailleurs valu à son ex-CEO emblématique Heinrich Von Pierer, de devoir dédommager Siemens à hauteur de 5 millions d’euros. Autre pays, autres mœurs… General Electric savait donc très bien que Siemens ne pourrait pas s’aligner sur leur offre en reprenant le passif d’Alstom sur ce point.
Mais ce qui est le plus choquant tient au fait que payer l’amende de quelqu’un d’autre est de toute façon illégal, à moins bien sûr de racheter l’intégralité de l’entreprise, ce qui n’était ici pas le cas. Mais le département de la justice ne dit rien en juin 2014, alors que cette déclaration conjointe de General Electric et d’Alstom pour écarter Siemens était publique. General Electric remporte donc la mise en juin 2014 et la même semaine, le DOJ me libère. Ce qui devait ensuite arriver, arriva! Six mois après, en décembre 2014 lors de l’assemble générale des actionnaires, Patrick Kron finit par annoncer qu’il s’est trompé en juin 2014 et que la justice américaine l’a informé que General Electric ne peut pas régler l’amende, finalement fixée à 772 millions de dollars, pour le compte d’Alstom. Le tour est joué! Et pour boire le calice jusqu’à la lie, au lieu d’ajuster le prix d’achat du montant de l’amende, celui-ci reste le même que celui négocié en juin (il sera ajusté pour d’autres raisons)! Les actionnaires d’Alstom paient donc cette amende deux fois!
La justice veut faire un exemple : je suis condamné à 30 mois de prison. Je dois donc retourner en prison pour environ un an.
En utilisant un autre mécanisme avec la complicité du DOJ, décrit dans mon livre, General Electric obligera P. Kron et le gouvernement français (Emmanuel Macron en l’occurrence) à aller défendre eux-mêmes devant la Commission européenne la vente d’une entreprise française stratégique par une entreprise américaine…Chapeau bas!
Pendant ce temps, vous êtes en cellule. D’abord 14 mois d’avril 2013 à juin 2014…
Sauf que je ne suis pas jugé: technique classique pour que je ne parle pas. Normalement, d’après la façon dont fonctionne le système judiciaire américain, j’aurai dû connaître ma sentence trois mois après avoir plaidé coupable, soit au plus tard en Octobre 2013. Or le DOJ n’a pas voulu clore mon dossier pendant plus de quatre ans, de juillet 2013 à septembre 2017. C’est même moi qui ai dû demander à être jugé.
Ayant effectué 14 mois de prison au lieu des six négociés par mon avocat, celui-ci m’avait convaincu que le prononcé final de ma peine ne serait qu’une formalité et que je serai donc condamné aux 14 mois déjà effectués. Mais en septembre 2017, la juge, que je vois pour la première fois en quatre ans et demi de procédure, constate que je suis la première personne jugée pour enfreinte au FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) dans l’État du Connecticut depuis que la loi existe, soit 1977. La justice veut faire un exemple: je suis condamné à 30 mois de prison. Je dois donc retourner en prison pour environ un an.
Votre premier pénitencier était celui de Wyatt, à Rhodes Island, d’avril 2013 à juin 2014.
Une prison de haute sécurité, avec des criminels de carrière, des tueurs à gage, des braqueurs de banques, quelques cols blancs et autres petits dealers. J’occupe rapidement un dortoir de 54 personnes. Le «Pod A», un dortoir aux conditions de vie et d’hygiène terribles, avant d’être transféré quatre mois plus tard dans un quartier de haute sécurité. Dans une cellule de deux: je ne peux même pas sortir dans une cour pendant 9 mois...
Vous rencontrez un certain «Jacky» dans cette prison?
Jacky, le dernier membre vivant de la French Connection, qui parle un peu français pour avoir passé quatre ans en prison chez nous bien qu’étant americano-italien, demande à ce que je sois près de lui. Il parlait français et m’a aidé. C’était quelqu’un d’extrêmement intelligent: il a fait 36 ans de prison et connaissait donc la loi sur le bout des doigts. Il m’a appris comment le système américain marchait, je n’y connaissais rien et mon avocat ne m’en disait rien. Il m’a appris énormément de choses et m’a intégré dans la prison.
J’ai dû me faire intégrer, mais en restant précautionneux, car il y a beaucoup de taupes potentielles à l’intérieur, ce qui aurait pu me porter préjudice s’ils parlaient au département de la justice
Cela fonctionne par ethnie: il y a les blancs, les noirs, les hispaniques… et j’ai intégré le clan des blancs. Ce qui fut très appréciable pour mon intégration. Un de mes nouveaux «amis de circonstance», «Jimmy le Grec», était aussi une énorme pointure du trafic de drogue, extrêmement connu sur la côte Est des États-Unis… Un personnage haut en couleur: sa femme, qui résidait dans la même prison que nous, a écrit la série «Orange is the new black».
Il y avait beaucoup de bagarres en prison, mais aussi des suicides, des viols ou des tentatives de meurtre. Beaucoup de gens savent qu’ils ne sortiront pas… D’un autre côté il y a aussi beaucoup de solidarité, d’entraide et de partage.
J’étais dans le clan des blancs mais j’ai eu beaucoup d’amis noirs et mexicains, on se parlait et s’entraidait. En réalité, les deux grands camps, c’étaient les matons, d’un côté, les prisonniers de l’autre…
Comment les autres prisonniers vous voyaient-ils?
Au début j’ai dû me faire intégrer, mais en restant précautionneux, car il y a beaucoup de taupes potentielles à l’intérieur, ce qui aurait pu me porter préjudice s’ils parlaient au département de la justice pour abaisser leurs peines. Il fallait être sur ses gardes tout le temps. Mais j’ai dû en tout cas dire assez rapidement pourquoi j’étais là et surtout que je n’y étais pas pour pédophilie. J’ai réussi à passer au travers des gouttes de la violence, en restant sur mes gardes en permanence, même si j’ai été pris à partie quelques fois.
Je sors ensuite de prison en juin 2014, contre une caution de 1,5 million de dollars mise en place grâce à deux amis américains qui ont accepté de mettre leur maison en caution. En septembre 2014, je rentre en France et je monte rapidement Ikarian, mon cabinet de conseil en compliance. En effet, pendant ces 14 mois, j’ai étudié en détail pour me défendre toute la jurisprudence sur le Foreign Corrupt Practices Act. Je prends alors mon bâton de pèlerin pour sensibiliser sur ces sujets notamment les députés français afin de faire évoluer la loi anticorruption française et protéger ainsi mieux les entreprises françaises des prédations américaines.
Avec un groupe d’amis, nous organisons par exemple le 26 novembre 2015 à l’Assemble nationale un colloque intitulé «Après Alstom, à qui le tour?», au cours duquel je ne peux malheureusement pas paraître publiquement car je ne suis pas encore jugé.
Le lendemain de l’envoi du manuscrit à notre éditeur, mon co-auteur Matthieu Aron se fait cambrioler chez lui : on prend son ordinateur qui contenait le manuscrit…
Puis après trois ans de liberté, je retourne en octobre 2017 pour un an en prison, cette fois, en Pennsylvanie: de nouveau dortoir de 72 personnes (censé en héberger au maximum 49), conditions similaires, mais des détenus tous étrangers.
Je demande tout de suite à bénéficier de l’accord bilatéral entre la France et les États-Unis de transfèrement de prisonnier afin de pouvoir effectuer ma peine en France. Bien que je remplisse tous les critères, le DOJ refuse mon transfèrement. Car au même moment, une commission d’enquête parlementaire sur le rachat d’Alstom par General Electric s’ouvre à Paris et le DOJ ne souhaite pas me voir auditionné par nos députés. Le président de la commission, le député Olivier Marleix ainsi que la vice-présidente Natalia Pouzyreff, font néanmoins le trajet de Paris à la Pennsylvanie pour m’auditionner en prison, prenant le prétexte d’une visite consulaire.
À quelle date quittez-vous le système carcéral?
Le DOJ finit par accepter mon transfèrement quand l’enquête fut finie. La finale de la Coupe du monde, vous l’avez vue dans un bar ou sur votre canapé, je l’ai vue dans le fond d’une prison américaine avec des criminels du monde entier. Mais je sais que la sortie est proche: c’est toujours plus facile lorsque l’on sait qu’on va sortir. Quand je suis transféré en France, en septembre 2018, je passe quelques jours à la prison de Villepinte avant d’être remis en liberté.
Quand avez-vous écrit votre livre «Le piège américain»?
Dès le premier jour d’incarcération, j’ai commencé à écrire. Ensuite j’occupais mes journées à écrire et à lire, en faisant comme si j’allais au travail dès 8 heures du matin. J’ai eu l’obsession de comprendre la jurisprudence et ce qui m’arrivait. Si on analyse cette jurisprudence on voit très bien que le FCPA est avant tout une arme de guerre économique. J’écris plus de 2000 pages qui seront ensuite condensées en 400. C’est pour cela que je le publie rapidement après ma sortie.
Nous finissons d’écrire le livre avec Matthieu Aron un vendredi de novembre 2018 et nous envoyons le manuscrit le soir à notre éditeur JC Lattes. Le lendemain, Matthieu Aron se fait cambrioler chez lui: on prend son ordinateur qui contenait le manuscrit… Certains voulaient manifestement savoir ce qu’il y avait dans le livre avant qu’il ne sorte.
«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort.». François Mitterrand lui-même avait cerné les enjeux du problème.
Réunissons un tour de table d’investisseurs afin de faire une proposition de rachat à General Electric.
À l’heure actuelle, quelles sont vos préconisations pour le site de Belfort et l’avenir d’Alstom?
L’important est aujourd’hui de savoir ce que nous ferons pour faire face aux deux urgences que j’ai citées plus haut: l’urgence sociale à Belfort sur les turbines à gaz et l’urgence stratégique sur le nucléaire pour recouvrer notre souveraineté industrielle dans ce domaine. Ces deux sujets méritent que les partis politiques enterrent la hache de guerre et se concertent pour apporter aux Français des solutions pérennes. C’est en tout cas, le sens de ma démarche, complètement apolitique, de monter un tour de table afin de racheter à General Electric l’activité nucléaire. Suite aux annonces de son nouveau PDG Larry Culp, tous les spécialistes savent que General Electric, qui fait face à un mur de dette, a décidé de reconcentrer son activité «Power» en priorité sur ses produits historiques que sont les turbines à gaz. L’activité «Vapeur» où se logent les activités nucléaires, est donc en train d’être préparée pour être vendue. Le gouvernement français détient une «golden share» dans cette activité nucléaire (GEAST), lui permettant d’avoir son mot à dire sur un éventuel repreneur. Au lieu d’attendre, soyons pour une fois proactif en réunissant un tour de table d’investisseurs afin de faire une proposition de rachat à General Electric. C’est le sens de ma démarche depuis bientôt six mois que je travaille sur ce projet avec une équipe de professionnels connaissant parfaitement le métier et étant à même de reprendre avec les équipes existantes, cette activité au demeurant profitable. Je ne désespère pas de rallier le gouvernement français à cette cause. Peut-être que l’actualité, malheureusement dramatique à Belfort, aidera enfin à cette prise de conscience et à l’action.
Herman De Croo, âgé de 81 ans, siègera finalement encore au Parlement flamand. Dans le Het Nieuwsblad, il explique qu'en présidant provisoirement l'institution, il veut éviter que les députés du nord du pays prêtent serment entre les mains Filip Dewinter, figure de proue et ancien président du Vlaams Belang.
En démissionnant après cette séance d'installation, le libéral Open Vld renoncera par ailleurs à l'indemnité de départ de 570.000 euros à laquelle il avait droit. L'ancien président de la Chambre avait précédemment annoncé qu'il ne siégerait pas s'il était tout de même élu, alors qu'il poussait la liste de son parti en Flandre orientale. Mais il a trouvé une bonne raison de finalement siéger.
"La tradition veut que le député avec le plus d'ancienneté ait temporairement les honneurs de la présidence. Cela ne vous surprendra pas que je suis cette personne", explique-t-il. Filip Dewinter est le deuxième député qui compte le plus grand nombre d'années au Parlement flamand.
"Pour éviter que les 123 autres députés ne doivent prêter serment entre ses mains, je reviens encore un peu", assure Herman De Croo au Het Nieuwsblad. Le libéral cèdera son siège parlementaire à sa première suppléante Freya Saeys lors de la deuxième session du Parlement flamand. De la sorte, il renonce à sa généreuse indemnité de départ. "Les services du Parlement flamand m'ont fait savoir que je perdrais 570.000 euros, un cadeau d'adieu après 51 ans dans les différents parlements. C'est comme ça, leur ai-je répondu. Je n'avais de toutes façons pas l'intention de prendre cette somme, ça je l'avais déjà décidé."
Dans le TLS [The times Literary supplement, NdT], Gavin Jacobson écrit : l’essai de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, « est généralement lu comme l’apologie du capitalisme rampant et des interventions anglo-américaines au Moyen-Orient. Pourtant, on ne trouve que peu de “salut” dans son aboutissement libéral. En effet, l'[avenir, écrit Fukuyama], risquait de devenir une “vie d’esclavage sans maître”, un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle, dépouillé de toute contingence et complexité. “Les derniers hommes” seraient réduits à l’Homo Economicus, guidés uniquement par les rites de la consommation, et privés des vertus animatrices et des pulsions héroïques qui ont fait avancer l’histoire. »
Fukuyama a prévenu que les gens accepteraient cet état de choses ou, plus probablement, se révolteraient contre l’ennui de leur propre existence.
Effectivement depuis les Grandes Guerres, mais plus particulièrement « depuis le krach financier de 2008, à travers l’Europe et aux États-Unis, il y a eu (pour reprendre l’expression de Frank Kermode) un “sentiment de fin”. Les orthodoxies libérales ont été mises en doute de manière radicale. Les mouvements populistes s’opposent à l’ordre politique et économique en place depuis les cinquante dernières années. Les électeurs ont sauté dans des avenirs inconnus », conclut Jacobson, en faisant le lien avec la prédiction de Fukuyama selon laquelle l’ennui de l’Homo Economicus le conduirait finalement à la révolte.
Eh bien, les orthodoxies ont effectivement été mises en doute – et pour cause : La construction libérale dominante, avec sa grande théorie sur l’instauration de la paix et de la prospérité économique dans le monde en démantelant les frontières et en unissant l’humanité dans un nouvel ordre universel, est en plein désarroi. Elle a perdu sa crédibilité.
Ne restons pas trop longtemps sur son histoire récente : la fausse reprise ; les statistiques falsifiées, le récit panglossien [de Pangloss, un philosophe fictif affirmant que tout arrive pour une raison, provenant du conte philosophique Candide ou l’optimisme de Voltaire. Ce dernier ridiculise la tendance à croire que l’existence de toute chose s’explique par le fait qu’elle remplit une fonction précise, NdT], le sauvetage du système financier et l’« austérité » jugée essentielle pour réduire le surendettement du gouvernement, précisément engagé pour sauver le système financier, avec toutes les considérables souffrances dues à l’austérité – justifiées au nom du redressement de la compétitivité européenne.
Mais, comme l’a fait remarquer David Stockman, ancien directeur du budget américain, l’idée de restaurer la compétitivité de cette façon a toujours été absurde. Les politiques d’assouplissement quantitatif (QE) de la Banque centrale – le tsunami du « crédit laxiste » déclenché à des taux d’intérêt « sans frais » [un prêt sans frais = un taux hypothécaire plus élevé NdT] au cours des deux dernières décennies – ont fait que le « 60 % » [condition pour adhérer à la monnaie unique selon laquelle la dette publique ne doit pas excéder 60 %du PIB d’une nation européenne, NdT] est devenu une économie à coût élevé qui empêchait précisément la concurrence : « La Fed [en coordination avec d’autres banques centrales] a fait, contre vents et marées, grimper les coûts, les prix et les salaires de 2 %. Vous faites cela pendant deux ou trois décennies et, tout d’un coup, vous n’êtes plus du tout compétitif. Vous avez la structure de coûts la plus élevée de l’économie mondiale, et les emplois et la production migrent là où les entreprises peuvent trouver des coûts moindres et de meilleurs profits. »
Et donc nous voici rendus ici (après tout ce qui a été dit sur la « reprise »), avec une nouvelle contraction de l’économie italienne, et maintenant, de l’économie allemande, prévient la Deutsche Bank, qui dérive vers la récession. (Les commandes des usines allemandes ont enregistré en décembre 2018 leur plus forte baisse d’une année sur l’autre depuis 2012). De toute évidence, « la grande théorie » n’a pas fonctionné. Alors, qu’est-ce que tout cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?
« La vassalité oisive » dans laquelle la majorité allait s’enfoncer, ce que Fukuyama prévoyait (et déplorait), était déjà en évidence bien avant 2008 dans les États européens, y compris en Grande-Bretagne. Slavoj Žižek a écrit dans The Ticklish Subject : the absent centre of political ontology (1999) [Le sujet épineux : Le centre absent de l’ontologie politique, NdT] selon laquelle « le conflit des visions idéologiques mondiales [antérieures] incarnées par différents partis qui se disputent le pouvoir » avait été « remplacé par la collaboration de technocrates éclairés (économistes, spécialistes de l’opinion publique…) et de multiculturalistes libéraux… sous forme de consensus plus ou moins universel ». L’idée que Tony Blair se faisait du « Centre radical » était, note Žižek, une parfaite illustration de ce changement.
Et, entichés de la clarté et de la rigueur intellectuelle de leur vision centrée sur l’unification de l’Europe, les élites « libérales » en sont venues à la considérer non comme une option politique légitime parmi d’autres, mais comme la seule option légitime. L’illégitimité morale du Brexit britannique est ainsi devenue le thème implacable pour dénoncer le vote Brexit. Les partisans de la grande théorie ont de plus en plus de mal à voir la nécessité d’une quelconque tolérance pour l’autodétermination nationale et culturelle qu’ils ont autrefois permise. La tolérance, comme le nationalisme, sont hors jeu ; maintenant c’est la colère.
Où en sommes-nous aujourd’hui, si l’Europe stagne sur le plan économique ? Quelles pourraient être les répercussions politiques ? Rappelez-vous ce qui s’est passé au Japon il y a quelques années : Le Japon était également surendetté, la bulle boursière avait éclaté en 1989 et les experts financiers avaient prévu un effondrement massif des JGB (dette publique japonaise). Ce qui s’est passé alors, c’est que le Japon s’est retrouvé devant une stagnation économique qui dure depuis des décennies. Est-ce donc l’avenir ? Le monde entier est-il sur le point de « devenir un Japon » où, ayant tant de dettes, nous ne pouvons de quelque manière que ce soit revenir à des rendements historiques normaux (historiquement autour de 5%) ?
Les Japonais semblent avoir tout simplement accepté « l’ennui ». L’Europe se dirige-t-elle, elle aussi, vers une stagnation à très faible rendement, à faible croissance – dans un paradigme mondial de stagnation – qui peut persister jusqu’au moment où il y a soit une insurrection populiste, soit un événement qui remet le système en route.
Peut-être que non : Le Japon a toujours été un cas particulier. Sa dette était presque entièrement détenue sur le marché intérieur et la croissance se produisait ailleurs dans le monde, mais pas au Japon. Néanmoins, le Japon fait office de « canari dans la mine de charbon » [Si le taux de monoxyde de carbone était élevé, le canari mourait avant les mineurs qui s’empressaient alors d’évacuer, NdT] pour ce qui est des conséquences accablantes d’un endettement excessif.
Si, toutefois, nous entrons dans une période où les États-Unis et l’Europe connaissent peu de croissance, où la Chine accuse une baisse à 4 % et est en difficulté et doit renflouer son système bancaire et où l’Inde ne s’en sort pas comme on le pensait, alors le Japon « cette fois » ne serait peut-être pas un si bon guide.
Le point ici est que nous sommes au cœur de notre dilemme : « les technocrates éclairés » se sont non seulement trompés, mais ils se sont « coincés eux-mêmes dans l’impasse » d’encore plus d’austérité pour les 60 % ; contraints de jeter de la monnaie fiduciaire (peut-être même faire l’hélicoptère monétaire [fait pour la Banque centrale de distribuer de l’argent au peuple gratuitement pour relancer la demande, NdT]) dans des économies déjà zombifiées par le surendettement. Un expert, Peter Schiff, s’y est toujours attendu :
« La raison pour laquelle j’ai d’abord dit que je ne m’attendais pas à ce que la Fed relève à nouveau les taux, c’est parce que je savais que la hausse des taux était la première étape d’un voyage qu’ils ne pouvaient pas terminer : que dans leur tentative de normaliser les taux, la bulle boursière allait éclater et l’économie allait repartir en récession. »
« Normaliser les taux d’intérêt quand on a créé une dette d’un montant anormal, c’est impossible. »
« J’ai toujours su qu’à un moment donné, ce serait “qu’il en soit ainsi”, vous savez : l’histoire de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je ne savais pas combien de hausses de taux la bulle économique pouvait supporter, mais je savais qu’il y avait une limite. Et j’ai toujours su qu’ils ne reviendraient jamais à la normale ou à un équilibre neutre (taux d’intérêt). Quel que soit ce chiffre, ce n’est pas 2 %. »
« Tout ce que la Réserve fédérale a construit sur la base de l’argent bon marché, commençait à imploser à mesure que l’argent bon marché était retiré… L’économie américaine est conçue pour zéro. Ça ne marche pas à 2 % et ça commence à se voir. » (M. Schiff prenait la parole à la Vancouver Investment Conference).
Il semble donc que l’Europe se trouve effectivement à l’aube d’une récession induite par l’endettement. Et les banques centrales n’ont pas de réponse. Mais parler de la première récession depuis 26 ans, c’est aussi parler d’une Europe où la plus jeune génération n’a aucune expérience – aucune notion – de ce qu’est réellement une récession. Qu’est-ce que cela implique ? Grant Williams, fondateur de l’influente chaîne financière de télévision Real Vision donne une réponse :
[C’est une chose sur laquelle je voulais vraiment qu’on me prouve que j’avais tort]. « Ces dernières années, j’ai prédit une augmentation dramatique du populisme, de l’agitation sociale et de la violence. Et beaucoup de gens pensaient qu’on était des cinglés de la théorie du complot. Maintenant, Paris est en feu… Il y a la vieille blague sur la différence entre une récession et une dépression : C’est une récession quand votre voisin perd son emploi et c’est une dépression quand vous perdez le vôtre. C’est ce que je crains. Je pense que vous constaterez qu’après 2008, les gens comprennent beaucoup mieux la finance qu’avant 2008. Ils ne s’en rendent peut-être pas compte, mais je pense qu’ils comprennent maintenant à quel point les renflouements sont injustes lorsqu’ils s’appliquent à Wall Street, et non aux gens ordinaires. Et je pense que ce que vous allez voir, malheureusement, c’est que la Fed et le gouvernement vont faire ce qu’ils ont toujours essayé de faire, c’est-à-dire renflouer Wall Street pour “sauver le système.”
Si vous avez une situation économique difficile et que les gens ont l’impression d’être privés de leurs droits et que vous leur dites, vous savez quoi : nous devons le faire pour sauver le système, eh bien, soudainement la réaction change. Et la réaction est un violent ras-le-bol, brûlons le système jusqu’au bout. Et si nous en sommes là, et on en a bien l’impression – quand on a ce gouffre entre la gauche et la droite en politique, qu’on a une économie qui tourne au ralenti, qu’on a un marché boursier qui pourrait atteindre des sommets historiques et que des choses comme la dette nationale commencent à avoir une importance, je suis inquiet comme vous sur le fait que la seule manière dont le peuple pourra l’exprimer c’est comme il le fait en France en ce moment. Et les conséquences en seront très, très mauvaises pour tout le monde. »
Ici, le discours de Williams rejoint celui de Fukuyama avec l’Homo Economicus atténué de Fukuyama : Que se passe-t-il lorsque ce dernier, guidé aujourd’hui uniquement par les « rituels de consommation dans un monde de putréfaction civique et de torpeur culturelle » (aujourd’hui détaché du sens de l’estime qui découle du fait d’être apprécié justement comme être humain, membre d’une famille, d’une culture, d’une histoire, d’un peuple, d’une tradition spirituelle ou d’une nation), est confronté à ce gouffre : « le vide » de la récession. La peur s’épanouit particulièrement dans la vacuité d’une universalité homogénéisée – étrangère à des valeurs telles que la vérité, la beauté, la vitalité, l’intégrité et la vie.
Williams répond simplement : « l’Europe a failli ».
« Macron est intéressant. Macron est sorti de nulle part. Nous avons ici un ancien banquier de Rothschild qui a été mis en place comme alternative à la détestable – pour l’establishment en tout cas – Marine Le Pen …. Et bien, devinez quoi ? L’establishment a sorti Macron de nulle part : Jeune, beau, érudit, très dans le moule Obama, qui… parlait bien, avait l’air en forme ; il était très présentable, il était élégant. Et Macron, c’était ça au centuple. Le fait qu’il était un ancien banquier de Rothschild a semblé passer inaperçu pour la plupart des gens qui ont voté pour lui. Et il a gagné. Et l’establishment a poussé un énorme soupir de soulagement.
« Mais, devinez quoi ? Il s’est avéré, une fois de plus, être un président consternant. Les sondages de satisfaction le concernant sont – je ne sais pas si j’ai raison de dire qu’ils sont en dessous de Hollande, mais ils sont aussi bas que ceux de Hollande, ce qui, à mon avis, aurait été une chose remarquablement difficile à faire – mais il l’a fait avec une certaine facilité. Je pense donc que Macron représentait, pour moi, le dernier lancer de dés de l’establishment. Vous savez, c’est du type : voilà un gars, on va le mettre là, on va lui faire dire toutes les choses dont on a besoin qu’il les dise, il va calmer les choses, et il va aider tout ça à s’arranger. Et rien de tel ne s’est produit. Je pense que ce mouvement populiste ne va pas s’en aller comme ça et se calmer. Je pense que ce qui est arrivé à Macron en France est l’incarnation absolue du dernier lancer de dés. Donc, le fait qu’il ait du mal à s’en dépêtrer, et que cela soit évident – je veux dire que dans les années passées, il aurait déjà démissionné. À l’époque où les politiciens avaient quelque pudeur, il aurait déjà démissionné et endossé la responsabilité quant à l’état du pays. Mais ça, ils ne le font plus.
« Ainsi donc, l’échec de l’UE est [que] tout le monde ait sa propre monnaie et que tout le monde ait à nouveau une frontière. Maintenant, la clé de tout cela va être l’euro. Parce que c’est l’union monétaire qui crée les problèmes maintenant. Cela a très bien fonctionné lorsque les taux d’intérêt allaient dans la bonne direction. Ça a bien marché pour tout le monde. Maintenant, ils ont commencé à aller dans l’autre sens et les dettes ont commencé à avoir de l’importance et la pression est sur ces pays… Les gens ne comprennent pas ce que l’euro représente. [Cependant] ils savent qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts.
« Et ils savent que, d’un point de vue politique, la réponse à ce problème est de revenir en arrière – je prendrai l’exemple de l’Italie – de revenir à la lire, de rembourser toutes vos dettes en lires – une lire considérablement dévaluée – de ne pas être contraint de maintenir un déficit budgétaire dicté par Bruxelles – et de pouvoir dépenser et aider votre pays à sortir d’une récession. C’est ce qui va se passer. Cela ne pouvait qu’arriver.
« Mais la façon dont les bureaucrates de Bruxelles traitent tout le monde – parce qu’ils doivent maintenir une ligne dure, ils doivent utiliser le bâton et non la carotte pour garder cette chose en un seul morceau – fait que nous allons être tous Brexit. »
Dix ans après la chute de Lehman Brothers en 2008, le risque d'une nouvelle déflagration est à nouveau élevé. Et, cette fois, les Etats surendettés ne disposent plus des mêmes armes pour y faire face.
Dix ans après l'effondrement de Lehman Brothers , des interrogations demeurent autour des causes et conséquences de la crise financière. Mais dans une perspective d'avenir, la question la plus pertinente consiste à déterminer ce qui provoquera la récession et la crise mondiale de demain.
Vers une récession mondiale
L'actuelle expansion mondiale devrait se poursuivre l'année prochaine, dans la mesure où les Etats-Unis enregistrent d'importants déficits budgétaires, où la Chine applique des politiques de crédit assouplies et où l'Europe reste sur une trajectoire de reprise. Mais d'ici à 2020, les conditions tendront vers une crise financière, suivie d'une récession mondiale. Plusieurs raisons expliquent cela.
Ouverture dans 0Premièrement, les politiques de relance budgétaire qui poussent actuellement la croissance annuelle américaine au-dessus de son potentiel de 2 % ne sont pas tenables. D'ici à 2020, ladite relance se sera épuisée.
Deuxièmement, le timing de cette relance ayant été inadapté, l'économie américaine connaît actuellement une surchauffe, et l'inflation s'élève au-dessus de la cible. La Réserve fédérale des Etats-Unis devrait ainsi continuer d'augmenter le taux cible des fonds fédéraux, l'amenant de son niveau actuel de 2 % à 3,5 % au moins d'ici à 2020, ce qui élèvera probablement les taux d'intérêt à court et long terme, ainsi que le dollar américain.
Dans le même temps, l'inflation augmente également au sein d'autres économies majeures, tandis que le prix du pétrolecontribue à des pressions inflationnistes supplémentaires. Cela signifie que les autres grandes banques centrales suivront la Fed sur la voie d'une normalisation de la politique monétaire, ce qui réduira la liquidité mondiale, tout en exerçant une pression à la hausse sur les taux d'intérêt.
Escalade commerciale
Troisièmement, les tensions commerciales opposant l'administration Trump à la Chine, à l'Europe, au Mexique, au Canada et à d'autres sont vouées à l'escalade, engendrant une croissance plus lente et une inflation plus élevée. La croissance dans le reste du monde devrait donc ralentir, sous l'effet de pays jugeant bon de riposter contre le protectionnisme américain. Les marchés émergents, d'ores et déjà fragilisés, continueront de subir les effets du protectionnisme et des conditions monétaires resserrées aux Etats-Unis.
Quatrièmement, l'Europe connaîtra, elle aussi, une croissance plus lente, en raison d'un resserrement monétaire et de frictions commerciales. Par ailleurs, les politiques populistes appliquées dans des pays comme l'Italie risquent d'engendrer une dynamique de dette intenable au sein de la zone euro . Dans ces conditions, une nouvelle récession mondiale pourrait conduire l'Italie et d'autres pays à quitter purement et simplement la zone euro.
Valorisations excessives
Cinquième point, les marchés boursiers américain et mondiaux sont en effervescence. Les ratios cours/bénéfice aux Etats-Unis sont supérieurs de 50 % à leur moyenne historique, les valorisations de capitaux privés sont devenues excessives et les obligations d'Etat trop coûteuses compte tenu de leur faible rendement et de leurs primes de terme négatives. Le crédit à haut rendement devient également de plus en plus coûteux, à l'heure où le taux d'endettement des entreprises américaines atteint des sommets historiques.
La marge de relance budgétaire dans le monde est d'ores et déjà réduite.
Par ailleurs, l'endettement sur de nombreux marchés émergents et dans certaines économies développées se révèle clairement excessif. L'immobilier commercial et résidentiel est beaucoup trop coûteux dans de nombreuses régions du monde.
Marges de relance réduites
La marge de relance budgétaire dans le monde est d'ores et déjà réduite par une dette publique massive. La possibilité de nouvelles politiques monétaires non conventionnelles sera limitée par des bilans hypertrophiés, et par un manque de capacité à réduire les taux directeurs. Par ailleurs, les sauvetages dans le secteur financier seront intolérables pour des pays marqués par la résurgence de mouvements populistes, et dirigés par des gouvernements quasi insolvables.
Impuissance des banques centrales
Aux Etats-Unis, en particulier, le législateur a limité la capacité de la Fed à fournir de la liquidité aux institutions financières non bancaires et étrangères présentant des passifs libellés en dollars. En Europe, la montée des partis populistes complique l'adoption de réformes au niveau de l'UE, ainsi que la création des institutions nécessaires pour combattre la prochaine crise financière et la récession qui s'ensuivra.
A la différence de 2008, époque à laquelle les gouvernements disposaient des outils politiques permettant d'empêcher une chute libre, les dirigeants qui affronteront la prochaine récession auront les mains liées, sachant par ailleurs que les niveaux globaux de dette sont supérieurs à ceux d'avant-crise. Lorsqu'elles surviendront, la crise et la récession de demain pourraient se révéler encore plus sévères et prolongées que celles d'hier.
Nouriel Roubiniest le président de Roubini Global Economics. Ce texte est publié en collaboration avec Project Syndicate 2018.
Selon un document rendu public, 10 000 personnes auraient été tuées par l'armée chinoise lors de la grande manifestation en juin 1989.
Vingt-huit ans après la répression de Tiananmen à Pékin en juin 1989, une archive britannique en livre un récit cauchemardesque. Le 5 juin 1989, Alan Donald, ambassadeur de Grande-Bretagne à Pékin, conclut un télégramme secret adressé à son gouvernement : « Estimation minimale des morts civils 10 000 ». Ce document des Archives nationales britanniques, rendu public, a pu être consulté par l'Agence France-Presse. Il détaille la répression sanglante de sept semaines de manifestations pour la démocratie en Chine, des cadavres « en pâte » sous les blindés et des manifestants achevés à la baïonnette par l'armée chinoise.
L'estimation est presque dix fois plus élevée que les évaluations admises communément à l'époque et qui faisaient généralement état de plusieurs centaines à plus d'un millier de morts. Le régime chinois, qui impose un tabou sur cette période, avait de son côté affirmé fin juin 1989 que la répression des « émeutes contre-révolutionnaires » avait fait 200 morts chez les civils et « plusieurs dizaines » du côté des forces de l'ordre. Le rapport d'Alan Donald livre un témoignage terrifiant de la violence qui s'est déchaînée dans la nuit du 3 au 4 juin, lorsque l'armée a entamé son avance en direction de la gigantesque place Tiananmen, cœur symbolique du pouvoir communiste occupée par les manifestants.
Les blindé ont roulé sur les manifestants
« Les blindés de transport de troupes de la 27e Armée ont ouvert le feu sur la foule (...) avant de lui rouler dessus », écrit l'ambassadeur. Alan Donald cite pour source une personne dont le nom est caché mais qui a obtenu ses informations d'un « ami proche, actuellement membre du Conseil d'État », le gouvernement chinois. Une fois les militaires arrivés place Tiananmen, « les étudiants ont cru comprendre qu'ils avaient une heure pour évacuer, mais après seulement cinq minutes, les blindés ont attaqué », rapporte Alan Donald. Les manifestants « ont été taillés en pièces ». Les blindés ont ensuite « roulé sur les corps à de nombreuses reprises, faisant comme une pâte avant que les restes soient ramassés au bulldozer. Restes incinérés et évacués au jet d'eau dans les égouts », rapporte-t-il en style télégraphique. « Quatre étudiantes blessées qui imploraient d'être épargnées ont reçu des coups de baïonnette », ajoute l'ambassadeur, avant d'évoquer des ambulances militaires qui « ont essuyé des coups de feu alors qu'elles tentaient d'intervenir ».
Ces exactions sont imputées principalement à la 27e Armée, composée de soldats originaires de la province du Shanxi (nord) « illettrés à 60 % et qualifiés de primitifs ». Elle est commandée par Yang Zhenhua, neveu de Yang Shangkun, alors président de la République populaire (un poste honorifique). Selon le document, la répression a engendré des tensions au sein de l'armée, le commandant militaire de la région de Pékin refusant de fournir nourriture et casernes aux soldats venus des provinces pour ramener l'ordre. « Certains membres du gouvernement considèrent que la guerre civile est imminente », affirme l'ambassadeur.
Quant à son évaluation du nombre de morts, « je pense que c'est fiable », déclare l'ancien leader étudiant Xiong Yan, désormais naturalisé américain. Elle est également jugée crédible par le sinologue français Jean-Pierre Cabestan, qui rappelle que des documents déclassifiés ces dernières années aux États-Unis ont abouti au même ordre de grandeur. « Cela fait deux sources assez indépendantes qui disent la même chose. » Ce bilan « n'est pas tellement étonnant vu le monde qu'il y avait à Pékin, le nombre de gens mobilisés » contre le gouvernement chinois, souligne le sinologue de l'Université baptiste de Hong Kong, qui se trouvait dans la capitale chinoise dans les jours qui ont précédé la répression.
Le régime « avait perdu le contrôle de Pékin », rappelle-t-il, avec de nombreux check-points tenus par des contestataires dans toute la ville. « Les Pékinois se sont battus, il y a eu forcément beaucoup plus de batailles qu'on ne croit ». L'ancien leader étudiant Feng Congde, établi aux États-Unis, évoque toutefois un autre télégramme envoyé trois semaines plus tard par l'ambassadeur Donald ramenant alors le nombre de morts entre 2 700 et 3 400. Feng Congde juge cette estimation « assez fiable », relevant qu'elle recoupe celle faite à l'époque par la Croix-Rouge chinoise (2 700 morts) et par les comités étudiants eux-mêmes auprès des hôpitaux.