220px Prêtre de Sérapis Musée de Cluny

 

En moins d'un siècle, la religion nouvelle, de persécutée, va devenir quasi officielle. Constantin le Grand, partant des Gaules, vers 312, a pris la croix pour emblème alors qu'il s'ouvrait, dans le massacre et le sang, la route vers le pouvoir suprême. Il ira jusqu'à Byzance qui désormais portera le nom de Constantinople. Impitoyable à ses rivaux, le premier empereur chrétien n'est point exactement le pieux héros que la tradition révère, ni le meilleur exemple des vertus théologales. Ce converti tout-puissant, qui assistait en évêque du dehors au concile de Nicée, n'en faisait pas moins assassiner sa femme, son fils, son beau-père... Un vrai repas de famille!

Les chrétiens semblent, en sortant des catacombes, élargir les fissures qui déjà sont inscrites dans le grand édifice romain, et qui vont précipiter sa décadence. Empire trop vaste, dont la capitale maintenant est à l'autre bout de l'Orient, et dont la couronne, constamment aux enchères, est l'objet de sanglants règlements de comptes entre des ambitions rivales, trop de nations dissemblables le composent, trop de mercenaires, levés dans des régions mal pacifiées, forment ses exigeantes armées, tandis que de géantes vagues de peuples, d'énormes migrations de races, parties d'Asie et se repoussant de proche en proche à travers l'Europe orientale, viennent battre de leur inquiétant ressac les frontières du Danube et du Rhin. Et voici que les esprits à présent sont partagés, à l'intérieur de l'Empire, entre deux religions, l'ancienne qui tolère toutes les autres, la nouvelle qui exclut toute rivale.

Le Dieu des chrétiens sème-t-il partout le feu punisseur ? Quand Rome flambait, au temps de Néron, les disciples de Pierre et de Paul criaient joyeusement que la vengeance divine s'abattait sur la ville, nouvelle

Babylone est le réceptacle universel des péchés. Mais la petite Lutèce, qu'avait-elle fait qui méritât si grande affliction ? Elle aussi est ravagée par les flammes. Les incendies détruisent toute sa belle rive gauche; et comme les temps ont cessé d'être prospères, comme le commerce, qu'il soit par voie d'eau ou de terre, s'est ralenti du fait de l'insécurité générale, des mouvements de troupes, des levées d'hommes, des séditions, des guerres que se livrent les prétendants à l'Empire, et des menaces d'invasion, on ne reconstruit pas. On préfère planter des vignes autour des thermes écroulés ou des temples calcinés. La population s'entasse dans l'île, dans la Cité, où l'on surélève les maisons.

Mais, si les ressources et les profits ont diminué, il n'en va pas de même des impôts, bien au contraire. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les Parisiens vitupèrent le fisc et ses percepteurs... Des grands corps d'administration romains, il ne reste guère d'actifs et d'efficaces, trop efficaces, que les collecteurs d'impôts qui pressurent le pays et, ajoutant à tant de maux divers, le poussent à la pire détresse.

En février 358 arrive à Lutèce un porteur d'espoir.

Il a vingt-cinq ans. Il se nomme Julien et il est revêtu du titre de César qui désigne, depuis Dioclétien, l'héritier reconnu du trône impérial. Jules... César... ces noms-là, qui se trouvent une seconde fois unis à quatre cents ans de distance, sont décidément fastes pour la ville. Arrêtons-nous un instant à considérer celui qui fut comme le deuxième fondateur de Paris. Sa mémoire le mérite.

Flavius Claude Julien César, neveu de Constantin le Grand et cousin de l'empereur Constance II — son beau-frère également, car il lui a fallu épouser, pour raison d'État, la sœur de Constance, Hélène —, est le seul survivant d'une famille où l'on ne meurt jamais de vieillesse et rarement de maladie, où le fratricide, l'infanticide, le parricide, le népoticide, sont du plus courant usage.

Les fils de Constantin, afin d'écarter toute éventuelle concurrence au trône, ont fait disparaître leur entière parenté. Constance est le dernier vainqueur de cette hécatombe dont Julien est l'unique rescapé.

Le pouvoir impérial n'en est pas moins menacé, car chacun pense à la succession et certains même n'attendent pas qu'elle soit ouverte. C'est le temps des tout chef d'armée, s'il a un peu la vocation d'aventurier, peut espérer être proclamé par ses troupes, et les plus grandes batailles du siècle se livrent entre l'empereur et ses généraux. N'a-t-on pas vu un officier germain, Maxence, revêtir la pourpre, à Autun, et prendre le gouvernement des Gaules et de l'Occident, obligeant Constance à accourir de Constantinople pour l'écraser en Pannonie et le poursuivre jusqu'à Lyon ? N'a-t-on pas vu, plus récemment, un chef franc, Silvanus, maître de l'infanterie, être investi de la dignité d'empereur, et régner vingt-huit jours, du côté de Cologne?

Julien a passé sa jeunesse dans diverses résidences surveillées de Grèce et d'Italie. Instruit dans la foi chrétienne, il l'a rapidement rejetée pour revenir avec enthousiasme à la pratique des cultes anciens. Y a-t-il été poussé par les trop beaux exemples de charité et d'amour du prochain que lui fournissait sa famille? Ou bien par le dégoût des conflits et des intrigues qui divisaient le clergé de la religion nouvelle où déjà fleurissaient les schismes et où chacun décrétait son voisin d'hérésie? Plus certainement, Julien, pénétré de la philosophie hellénique qu'il a longuement étudiée au cours de ses exils, est retourné vers la religion qu'on appelle païenne comme vers l'expression la plus haute de cette philosophie. En outre, d'un point de vue politique, il distingue dans le christianisme un principe contraire aux fondements de l’imperium romain et donc funeste à sa conservation.

Le souvenir de Julien César souffre, et jusqu'à nos jours, du sinistre surnom d'Apostat dont les premiers historiens de l'Église l'ont, bien à dessein, affublé. Le titre de Restaurateur lui eût mieux convenu.

Ce jeune homme, plus adonné aux lettres que préparé à l'art militaire, et qui continuera, sous sa tente, au cours de ses campagnes, d'écrire des épigrammes, des pages de mémoires, un essai sur les dogmes ou des odes au soleil, balaie, dans l'a première année de son commandement, les Alamans, depuis les Vosges jusqu'à Cologne. Mais il manque de périr surpris dans Sens, jusqu'où une masse d'Alamans s'est avancée et l'assiège. La seconde année, il remporte la décisive victoire de Strasbourg, où il écrase les Francs et les Alamans, ensemble, et les chasse de la rive gauche du Rhin qu'ils occupaient largement.

Etrange époque où l'on ne distingue plus la ligne de partage des peuples, des pouvoirs, des consciences! Les tribus franques sont parmi les envahisseurs ; mais les unités qui les repoussent sont constituées en grande partie de Francs. L'invasion des Barbares ? Elle est moins due aux Barbares eux-mêmes qu'à l'empereur Constance qui leur a ouvert les chemins de la Gaule afin de faire obstacle à ses généraux révoltés. Les Barbares ayant trop bien répondu à l'invitation, Constance a chargé Julien de les repousser. Mais ce faisant, souhaite-t-il leur défaite ou bien celle de son héritier désigné ? Julien découvre que certains de ses officiers trahissent ses ordres, pensant ainsi complaire à l'empereur.

Mais enfin Julien César est victorieux, et de ses ennemis et de ses amis. La Gaule a retrouvé sa frontière rhénane, comme aux temps heureux d'Auguste ou de Trajan; les postes en sont tenus par des garnisons loyales.

A l'intérieur, la prospérité revient avec la sécurité. Julien transporte son gouvernement dans la civitas parisiorum, comme César y avait installé l'assemblée de la Gaule, et pour les mêmes raisons.

La crainte des invasions venues de l’est date, chez les Parisiens, de ce temps-là. Les Alamans étaient arrivés jusqu'à vingt-cinq lieues de Lutèce; les Parisiens accueillent avec gratitude le prince lettré qui a écarté d'eux une si proche menace. Julien se révèle aussi sage administrateur qu'il s'est montré grand capitaine. S'attaquant aux abus des collecteurs d'impôts, il parvient à réduire les taxes des deux tiers. Dès lors la Gaule entière n'a plus assez de voix pour chanter ses louanges.

A Lutèce de nouveau on pêche à la ligne le long des berges; les nautes sillonnent le fleuve, pilotant leurs barques chargées de céréales, de vins, de laines et de cuirs qu'on décharge aux entrepôts; et l'on extrait de nouveau la pierre à bâtir des carrières du mont Parnasse et de la vallée de la Bièvre.

Julien séjourne à Paris trois années, ou plutôt trois hivers, entre ses campagnes et ses inspections. Il passe ses jours à gouverner et une grande partie de ses nuits à rédiger ses œuvres, dans une chambre volontairement sans feu.

Plus tard, il écrira avec nostalgie : « Je me trouvais dans ma chère Lutèce — c'est ainsi qu'on appelle dans les Gaules la ville des Parisiens. Elle occupe une île au milieu de la rivière; des ponts de bois la joignent aux deux bords. Rarement la rivière croît ou diminue ; telle elle est en été, telle elle demeure en hiver; on en boit volontiers l'eau très pure et très agréable à la vue... »

II louera la douceur du climat, encore qu'il vît un jour, des fenêtres du panatium, la Seine « charrier des glaçons comme des carreaux de marbre » ; il apprécie la qualité des vignes et l'art qu'ont les Parisiens « d'élever des figuiers en les enveloppant de paille de blé comme d'un vêtement pour les mettre à l'abri de l'intempérie des saisons ».

Paris oubliera vite les bienfaits de Julien, et jusqu'à son nom. Mais de même qu'un enfant demeure toujours marqué d'avoir vécu un moment auprès d'un parent sage, puissant et riche, de même Paris se souviendra, inconsciemment, d'avoir été pendant trois ans le siège véritable de l'Empire romain d'Occident ; il gardera des réflexes de cité dirigeante, un comportement de ville capitale.

Mais Byzance s'inquiète de la croissante et générale popularité de Julien. Pour l'affaiblir, on lui retire d'abord son principal adjoint et plus loyal ami, le questeur Salluste, un Gaulois. Puis un légat de l'empereur, délivrant ses instructions par-dessus la tête du César, vient pour prélever plus de la moitié des armées commandées par Julien et les diriger vers l'Orient. Les populations s'affolent d'être à nouveau laissées sans défense devant les dangers d'invasion. Dans les rues, on supplie les légionnaires de rester; les femmes tendent leurs enfants aux soldats qui défilent, et qui souvent en sont les pères.

Les unités s'agitent, principalement les corps germains et francs qui ne se sont enrôlés qu'à la condition qu'ils n'auraient pas à franchir les Alpes. D'une tribune dressée au Champ de Mars, où les troupes déplacées ont été rassemblées avant le départ pour une ultime parade, Julien s'emploie à calmer ses hommes ; mais plus il les exhorte, leur conseille l'obéissance, accueille leurs plaintes avec compréhension, plus leur fureur s'exaspère d'être arrachés à un si bon chef. Le soir l'émeute éclate. Les soldats insurgés prennent leurs armes et viennent cerner le palais, hurlant : « Julian! — Augoustous! Julian! — Augustous! » « Julien Auguste! » C’est-à-dire : « Julien empereur! »

Les hommes qui accèdent aux hautes charges d'État ont coutume de protester qu'ils ont cédé à la pression de leurs amis et au devoir qu'on leur en faisait. Pour une fois ce fut vrai. Jamais prince ne se trouva devant un choix plus clair et plus immédiat entre le pouvoir suprême et la mort. Car les soldats l'eussent sûrement massacré si, refusant, il les eût trahis.

Toute la nuit pourtant, Julien hésite, méditant devant une fenêtre ouverte, demandant à Jupiter, « maître des rois et de la planète qui distribue les pouvoirs », de lui inspirer sa décision. Donnait-elle, cette fenêtre, sur le pilier des nautes ? Au matin, il sort du palais. Des milliers de voix lui réclament réponse. Il tente encore d'apaiser les troupes, assurant qu'il obtiendra pour elles la compréhension et la clémence de l'empereur. Mais on ne veut d'autre empereur que lui. On l'élève sur un bouclier de fantassin. Pour la première fois un empereur romain était hissé sur le pavois, à la mode franque. Et cela se passait sur le sol même qui forme le parvis de Notre-Dame!

Comme on ne trouvait pas de diadème pour couronner Julien, on lui suggéra d'emprunter celui de son épouse. Julien refusa de commencer son règne sous une parure de femme. Quelqu'un proposa qu'on se servît d'une pièce de harnachement en argent doré, qui ornait le poitrail d'une monture d'officier. «Je ne veux pas non plus, répondit Julien, d'une parure de cheval. » Finalement ce fut le collier d'or dont était décoré un porte-enseigne — une cravate de commandeur, en somme — qu'on lui serra autour du front.

Les mêmes troupes qui s'étaient si violemment opposées au départ se mirent en route joyeusement avec lui, en juillet 360, vers Constantinople. Les deux empereurs, l'un parti de Lutèce, l'autre de Syrie où il réprimait des troubles, avançaient à la rencontre l'un de l'autre, quand Constance mourut, désignant in extremis son rival comme son successeur légitime. Julien devait vivre deux ans encore pour finir, au retour d'une foudroyante campagne contre l'armée perse, mortellement blessé dans les déserts d'Asie qui avaient été, déjà, funestes à Alexandre le Grand. Il avait trente et un ans. Son destin illustra la règle qu'il s'était donnée : « Mieux vaut bien faire peu de temps que mal faire longtemps. »

Paris, oublieux Paris, où est le monument, la statue,                         

la place qui rappelle le souvenir de ton premier empereur, ton premier « bien-aimé », ce jeune homme qui te venait de Byzance, te sauva de l'invasion, te choisit pour gouverner et fut proclamé dans tes murs ? Ce « païen » fut meilleur prince, plus sage, plus avisé, plus humain, que beaucoup de cruels dévots.

Qu'on n'invoque pas l’éloignement des temps pour excuser pareille infidélité de la mémoire : quatre-vingt-dix ans à peine séparent Julien César de sainte Geneviève, moins qu'il ne s'en est écoulé depuis la guerre de 1870 jusqu'à nous.

Sources : Maurice Druon – Paris de César a saint Louis – Editions Hachette, 1964.

194px JulianusII antioch360 363 CNG

FaLang translation system by Faboba
 e
 
 
3 fonctions