Gaston Armand Amaudruz

 

Certains clichés ont la vie dure. À commencer par ceux sur la Suisse, presque toujours regardée en France, alors même que nos concitoyens ignorent à peu près tout de son histoire, comme un pays d’égoïstes satisfaits et confortables, repliés sur leurs banques et bien abrités par leurs montagnes. Cette image est pourtant démentie par l’aide généreuse que reçurent chez les Helvètes, immédiatement après 1945 et jusque dans les années 1950, de nombreux intellectuels et militants du régime de Vichy et de la Collaboration, qui trouvèrent un refuge sûr chez nos voisins. Un point, ici, doit être souligné : cette solidarité vint parfois d’hommes qui n’étaient pas forcément des admirateurs de la Révolution nationale, encore moins du national-socialisme, mais qui relevaient plutôt d’une droite conservatrice écœurée par l’ignominie de l’épuration gaulliste et communiste (1).

 

DROITE CONSERVATRICE ET DROITE RADICALE EN SUISSE APRÈS 1945 : QUELQUES FIGURES

Tel fut le cas de Pierre Favre (1916-1989), protestant vaudois issu d’une vieille famille paysanne. Bien que libéral-conservateur en politique, défenseur d’un ordre social-chrétien, il fut l’un des cofondateurs, le 18 décembre 1948, de l’Association des Amis de Robert Brasillach (ARB), puis, pendant de longues années, son infatigable animateur. Soucieux de préserver l’association de tout apparentement politique trop étroit pour favoriser à l’échelle internationale le rayonnement de l’œuvre du poète fusillé, Favre fit collaborer au bulletin des ARB Thierry Maulnier, Jean Anouilh, Marcel Aymé ou encore Jean de La Varende. Libéral, Favre l’était avant tout dans sa personne, au sens ancien où Carl Schmitt disait de Donoso Cortés qu’il était libéral, à savoir généreux, non sectaire, révolté par l’injustice. En dépit de tout ce qui les séparait dans l’ordre des idées, il eut droit, après sa mort, à un très bel hommage de Maurice Bardèche (2). Une autre figure conservatrice, célèbre en Suisse, doit être évoquée : le contre-révolutionnaire catholique Gonzague de Reynold (1880-1970), issu d’une illustre famille fribourgeoise. Influencé par l’œuvre de Maurras, admirateur de Salazar, ne cachant pas certaines sympathies pour le fascisme italien, ce notable reconnu n’en adhéra pas moins, lui aussi, à l’ARB.

Beaucoup plus représentatif de la fraction radicale de la droite suisse fut le journaliste et homme politique Georges Oltramare (1896-1960), né dans une famille genevoise cultivée de lointaine origine ligure. Sous le pseudonyme de Charles Dieudonné (mais oui !), il se vit confier sous l’Occupation la responsabilité du quotidien collaborationniste la France au travail, dont il contribua à faire passer le tirage de 16 000 à…260 000 exemplaires. Antijuif du genre forcené, Oltramare écrivit longtemps après la fin de la guerre un livre de souvenirs dont le titre et le nom de la maison d’édition sont un vrai bonheur (3). Parmi les êtres très singuliers auxquels la Suisse apparemment si sage peut aussi donner naissance, il faut encore mentionner le Lausannois François Genoud (1915-1996). Fils de commerçants prospères, futur exécuteur testamentaire des propos de Hitler réunis sous le nom générique de Bormann Vermerke et dont l’authenticité est toujours controversée, ainsi que du Journal de Goebbels, Genoud - qui prit plus tard fait et cause pour le FLN algérien, noua des liens étroits avec Ben Bella et Jacques Vergès tout en fréquentant de près nombre de « nostalgiques de la croix gammée » -, fut un représentant typique de ce que Philippe Baillet a appelé « l’autre tiers-mondisme » : celui qui n’est ni chrétien progressiste, ni communiste internationaliste, mais qui exprime la quête d’une Troisième Voie européenne entre capitalisme et communisme désireuse de trouver des alliés au sein du Tiers-monde (4).

Concernant la Suisse alémanique, on fera état du médecin lucernois Franz Riedweg (1907-2005), qui devint un proche de Himmler et un très haut responsable de la SS, puisqu’il accéda au grade d’Obersturmbannführer et fut nommé responsable du journal SS-Leitheft, destiné aux officiers SS. Riedweg supervisa en 1941 l’édition d’un ouvrage de propagande abondamment illustré, Germanische Gemeinschaft, qui exaltait la « communauté de combat » de la SS européenne, mais dans une optique essentiellement germanique destinée aux Scandinaves, Néerlandais, Flamands, Germano-Baltes et Suisses alémaniques (5). Suisse était encore l’essayiste et journaliste Armin Mohler (1920-2003), né à Bâle. Secrétaire d’Ernst Jünger de 1948 à 1953, il devint par la suite l’une des principales figures intellectuelles de la droite néoconservatrice de la République fédérale allemande, et sa somme sur la « Révolution conservatrice » demeure un ouvrage de référence (6).

On ne saurait clore ce rapide survol sans mentionner le Genevois Pascal Junod (né en 1957), ancien adhérent du Nouvel Ordre Social (NOS), mouvement d’inspiration nationaliste-révolutionnaire, dans les années 1980. S’étant rapproché ensuite du GRECE, Junod organisa de nombreux colloques dans sa ville natale. Président de l’ARB depuis 1993, il est aussi, depuis plusieurs années, l’avocat d’Alain Soral et de Dieudonné.

 

UN ESPRIT PEU PRÉDISPOSÉ À ENTRER EN POLITIQUE

Relativement peu connu et n’ayant jamais cherché la notoriété, Gaston-Armand Amaudruz eut cependant l’occasion, au cours de sa très longue vie (il naquit le 21 décembre 1920 à Lausanne et mourut non loin de là, à Palézieux, le 7 septembre 2018), de croiser quelques-unes des figures énumérées plus haut : Oltramare, Genoud, Junod et Bardèche.

Amaudruz naît dans une famille cultivée, mais c’est un « enfant de vieux ». Son patronyme, d’origine germanique, courant dans la région du Léman, descend d’Amaldrud, nom de famille formé à partir d’amal (« zélé, efficace ») et de drud (« ami fidèle »). Mise en rapport avec la personne et la vie du militant suisse, l’étymologie semble confirmer la justesse du vieil adage latin nomen est omen (« Le nom est un présage »). La mère d’Amaudruz, Allemande originaire de Könitz, près de Dantzig, travailla comme enseignante de français. Son père, lui, fut longtemps professeur de français à la Humboldt Akademie de Berlin. C’est dans la capitale allemande que ses parents se rencontrent. Son père a déjà 58 ans et deux mariages derrière lui, sa mère a passé la quarantaine. Ils rentrent en Suisse, s’installant à Lausanne, en 1917.

Ce n’est pas insulter la mémoire d’Amaudruz, pourvu d’un visage ingrat et d’un physique peu propres à illustrer la vie ascendante de la race, que de dire que s’il passa une grande partie de son existence à exalter la « politique biologique », ce fut aussi pour compenser les conditions défavorables de sa naissance. Car l’on peut précisément avoir souffert de déficits biologiques et, pour cette raison même, se battre pour éviter pareilles souffrances à d’autres. Tout comme l’on peut précisément lutter contre la décadence pour avoir entendu en soi l’appel de ses sirènes malsaines.

La vérité, c’est que rien ne prédisposait Amaudruz à entrer en politique, au sens actif du terme. Après des études de sciences politiques à l’université de Lausanne de 1939 à 1942, il est mobilisé de 1943 à la fin de la guerre. Nature avant tout intellectuelle et même très cérébrale, Amaudruz se prend alors de passion pour un philosophe allemand néokantien, Hans Vaihinger (1852-1933), et pour un des domaines les plus ardus de la philosophie, ce qu’on appelle alors « gnoséologie » et que l’on nomme plutôt, de nos jours, théorie de la connaissance, laquelle vise à cerner le mode spécifiquement humain de l’acte de connaître tel qu’il apparaît dans notre présence au monde (pour faire très bref) (7).

Contrairement à ce que prétendent différentes légendes, Amaudruz, en dépit de sa maîtrise déjà grande de l’allemand (langue qu’il enseignera par la suite pour gagner sa vie), ne fut pas membre de l’organisation à l’étranger du Parti national-socialiste (NSDAP-AO), pas plus qu’il ne travailla pendant la guerre avec le fasciste suisse Arthur Fonjallaz (1875-1944), bien plus tourné vers l’Italie mussolinienne que vers l’Allemagne de Hitler. Dans un bref mais fort intéressant entretien qu’il accorda quelques années seulement avant sa mort, Amaudruz précisa : « J’étais trop jeune pour les mouvements d’avant-guerre ou pour combattre en Allemagne. (8) »

Cela n’a cependant pas empêché un représentant de la haine vigilante, le nommé Jean-Yves Camus, d’écrire dans le torchon Charlie Hebdo : « Il [Amaudruz] disait avoir combattu dans les rangs des SS français de la division Charlemagne. Assertion de mythomane, sans doute. (9) » Mais qu’attendre d’autre de Camus quand on connaît son pedigree ? Issu d’une famille de gaullistes se disant à la fois catholiques et fervents républicains, ce « politologue » à tête de fouine fielleuse s’est converti au judaïsme, collabore régulièrement à Charlie Hebdo et à Actualité juive, et a participé à plusieurs conventions nationales du CRIF

 

LE DÉCLIC DE L’ENGAGEMENT ET LES PREMIÈRES ANNÉES DU COURRIER DU CONTINENT

Pour Amaudruz comme pour bien d’autres, à commencer par Bardèche (qui avait déjà dû vivre l’épreuve atroce de l’exécution de son beau-frère), le déclic vint du procès de Nuremberg. Très tôt, Amaudruz s’était intéressé de près aux accusations soviétiques et alliées sur les « crimes de guerre » allemands. Dès avril 1945, sentant venir la parodie de justice, il avait publié un article, précisément intitulé « Criminels de guerre… », dans le Mois suisse littéraire et politique (10). Cet article fut suivi en 1946 d’un long texte, « Le procès de Nuremberg », qui remettait en cause de façon très argumentée la légitimité dudit procès. Il avait paru dans une nouvelle revue d’allure presque luxueuse, le Courrier du Continent, qui fera faillite après seulement quatre numéros, le succès n’étant pas au rendez-vous, pour ne pas parler de l’imprévoyance des fondateurs. Amaudruz n’est alors que l’un des collaborateurs du titre, qu’il reprendra sous une forme beaucoup plus modeste, avec une parution mensuelle, et qu’il dirigera sans discontinuer jusqu’au numéro 554 de février 2014, avant d’en céder la direction à un vieil ami de Rivarol, René-Louis Berclaz.

Voici quelques exemples du procès fait au procès de Nuremberg : « Tribunal militaire international – tel est le titre de la cour de Nuremberg. Mais ce titre déjà est équivoque. Devant le mot ‘international’, l’homme de la rue a l’impression confuse que la compétence du nouvel organe s’étend à tous les pays […]. Il n’en est rien. ‘International’ signifie simplement que le tribunal représente plusieurs nations : celles qui ont gagné la guerre. L’habileté consiste à introduire, à la faveur de l’équivoque, dans l’esprit du lecteur non averti l’idée d’une compétence illimitée.(11)» Ou encore cet ahurissant aveu, dès le lendemain de la fin de la guerre, que le tribunal doit avaliser le délit d’opinion sous sa forme la plus grossière. C’est ainsi que l’accusateur français Pierre Mounier s’improvise psychologue des peuples devant le tribunal (comme si cela avait un quelconque rapport avec les faits et avec une justice digne de ce nom), au sujet du philosophe national-socialiste Alfred Rosenberg : « L’Allemand est un être étrange, qui peut faire consciemment le plus grand mal en demeurant convaincu que moralement il est irréprochable », avant de conclure : « C’est au tribunal qu’il incombe d’appliquer les sanctions contre une philosophie.(12)» Amaudruz, déjà, faisait entendre au terme de son article une note pessimiste, mais dont on peut dire aujourd’hui qu’elle était prophétique : « Et, tandis que ‘Nuremberg’ veut exaspérer ces hostilités fratricides [entre peuples européens], le crépuscule recouvre peu à peu l’Europe. Bientôt, la nuit sera là. Cette nuit qui se referme sur les peuples, et le lendemain les peuples ne sont plus…(13)»

On voit donc tout ce que l’engagement politique d’Amaudruz présente de similaire à celui de Bardèche, qui pouvait écrire au soir de sa vie, en songeant à son ouvrage retentissant Nuremberg ou la terre promise, paru en 1948 et qui se vendit à pas moins de 25 000 exemplaires : « Je n’avais aucun goût pour la politique, j’avais même horreur de la politique, des manœuvres, des concessions, des comédies de la politique. […] J’avais écrit par colère, par indignation […]. Si mon livre avait un sens, c’était à cause de l’image de la vie que je portais en moi […] c’était un livre de moraliste, à la rigueur de philosophe (14)».

Par ses articles de 1945-1946, ébauches de son livre Ubu justicier au premier procès de Nuremberg, paru un an après celui de Bardèche sur le même sujet (15), Amaudruz fit donc œuvre de pionnier et de précurseur. Du Courrier du Continent, il est question à plusieurs reprises dans ce petit concentré d’humanité vraie, de courage serein et d’humour pince-sans-rire au milieu des déveines qu’est Suzanne et le taudis, livre qui conte les premières années de vie de la famille Bardèche dans le Paris de l’immédiat après-guerre. Aidés par Antoine Blondin et Julien Guernec (alias François Brigneau) tout au début de son installation dans le taudis montmartrois qu’il occupait avec les siens, réduits à la condition de parias, Bardèche évoque avec drôlerie « une entrée de Suisses » chez lui (sans la présence d’Amaudruz), mais ajoute, à propos de ses deux compères français : « Il n’y eut pas moyen de les empêcher de sortir avec nos visiteurs pour aller affermir, en compagnie de quelques bouteilles de vin blanc, les bases doctrinales du Courrier du Continent. (16)»

 

LE « FASCISME INTERNATIONAL » DES SURVIVANTS À LA DÉFAITE

Dans les années qui suivent la fin de la guerre, Amaudruz approfondit sa connaissance des œuvres de Nietzsche et de Rosenberg (il faisait grand cas de ce dernier auteur). Il fait bientôt la connaissance d’Oltramare et de Genoud. Sans doute par leur intermédiaire, il s’insère peu à peu dans les rangs du « fascisme international (17)», avec ses réseaux plus ou moins souterrains, formés par les survivants encore actifs, généralement des « seconds couteaux » du fascisme et du national-socialisme.

Amaudruz collabore par exemple à l’une des plus importantes publications de ces milieux à l’époque, la revue Der Weg (1947-1957), qui paraît à Buenos Aires. On trouve en effet, parmi les collaborateurs de Der Weg, Wilfred von Oven, qui avait été un très proche collaborateur de Goebbels ; Walther Darré (qui était d’ailleurs né dans la capitale argentine) ; Otto E. Remer, qui avait pris une part active à l’écrasement de la conjuration du 20 juillet 1944 et qui sera en 1949 l’un des cofondateurs du Sozialistische Reichspartei (SRP), interdit en 1952. Du côté des non-Allemands, on relève les noms de Marc Augier, qui ne signait pas encore Saint-Loup ; de Jean-Pierre Azéma, ancien du PPF et de la Collaboration ; de Maurice Bardèche ; de Jacques de Mahieu et du poète Pierre Pascal ; de l’Américain d’origine allemande Austin J. App, devenu très tôt un auteur révisionniste ; d’un autre Américain, féru des théories économiques d’Ezra Pound, à savoir Eustache C. Mullins (18) ; ou encore du national-socialiste anglais Arnold Leese, qui sera le mentor de Colin Jordan.

Bien qu’elle ne soit pas ouverte uniquement à des auteurs nationaux-socialistes, Der Weg, qui se présente comme une épaisse revue austère d’une qualité certaine, n’en est pas moins très marquée : son animateur est Johann von Leers (1902-1965), ancien représentant de l’aile gauche du NSDAP, successivement collaborateur de Goebbels et de Darré, polyglotte et lié aussi, pour partie par les hasards de la vie, à Ernst Jünger, qui ne partageait pourtant pas son antijudaïsme aussi radical que celui d’Oltramare.(19)

 

LA RENCONTRE AVEC RENÉ BINET ET L’HUMOUR D’UN MILITANT DÉSILLUSIONNÉ

Ces années d’après-guerre sont aussi celles où Amaudruz fait la connaissance de René Binet (1913-1957), à l’itinéraire politique surprenant mais explicable. Ce Normand milite d’abord à la Jeunesse communiste du Havre, d’où il est exclu pour le soutien qu’il apporte aux thèses sur le « front unique » soutenues par Jacques Doriot en 1934 (volonté d’unir socialistes et communistes contre le « fascisme » ; projet de prise du pouvoir par une forme de collaboration entre classes). Puis il défend sur l’URSS, à partir de 1936, des positions clairement trotskistes, avant d’entamer pendant la guerre, alors qu’il est prisonnier en Allemagne, une évolution qui le conduit du matérialisme dialectique à une forme de « matérialisme biologique », et même à l’idée de s’engager dans la Waffen-SS pour aller combattre sur le front de l’Est.

Dans Suzanne et le taudis, Bardèche décrit à juste titre Binet, qu’il appelle René Vinay, comme un « fasciste de type puritain, qui passait son temps à fonder des partis et à publier des feuilles ronéotypées.(20)» Militant totalement désintéressé et courageux, Binet écrivit, après son ralliement au camp national qui le poussa à figurer parmi les fondateurs de Jeune Nation en 1949, plusieurs brochures aujourd’hui illisibles, tant elles charrient, sous le vernis du matérialisme biologique, une très lourde langue de bois de type communiste (21). Il décéda très prématurément, dans un accident de la route apparemment non suspect, en 1957.

Binet était sans nul doute un fanatique, ce qui n’était pas le cas, contrairement à certaines apparences, d’Amaudruz. À la différence de Binet, en effet, il possédait une culture qui excédait le champ strictement politique, une culture qui était aussi philosophique, littéraire (il a laissé des pièces de théâtre et des poèmes, toujours inédits) et scientifique (il connaissait les rudiments de la biologie et s’était aussi intéressé à la physique). En outre, je peux témoigner qu’il possédait un solide sens de l’humour et de l’ironie à revendre. À l’époque où je le connus, il avait la cinquantaine et fait beaucoup de rencontres, tant dans son pays que sur le plan international. Désillusionné, il me racontait avec gourmandise tous les travers égocentriques des Führers d’opérette et autres chefaillons de groupuscules qu’il avait croisés, non moins que les guéguerres qui les occupaient beaucoup. De fait, la foire aux vanités tournait parfois au vinaigre. C’est ainsi que je fus le témoin, dans la grande cave servant de local parisien à la Fédération d’action nationale et européenne (FANE), d’une réunion relative au journal L’Europe réelle, paraissant à Bruxelles sous la direction de l’ancien Waffen-SS et rexiste Jean-Robert Debbaudt, au visage en lame de couteau digne d’un Indien des grandes plaines. Soutenu par Amaudruz, qui s’efforçait cependant de jouer le rôle de modérateur, Debbaudt devait repousser les virulents assauts verbaux de Pierre Clémenti, Corse du genre hâbleur et non taiseux, lequel prétendait lui enlever la direction du journal au nom de ses propres états de service, qu’il jugeait bien sûr plus éclatants que ceux du Belge. Tout cela se passait en présence de Marc Fredriksen (1936-2011), qui, la mine affligée, tirait de manière flegmatique sur sa pipe en hochant un peu la tête, et de moi-même, jeune militant décontenancé par cette comédie dérisoire.

Je tiens par ailleurs de Pascal Leloup une anecdote qui confirme l’humour d’Amaudruz : un jour qu’il voyageait dans le train reliant Genève à Lausanne en compagnie de deux ou trois jeunes militants, il eut à présenter son billet au contrôleur, lequel était un Noir. Après le contrôle et le départ de ce dernier, Amaudruz, pince-sans-rire, posa à l’un des jeunes la question suivante : « À votre avis, cher camarade, ce contrôleur est-il genevois ou vaudois ? »

 

LA FONDATION DU NOUVEL ORDRE EUROPÉEN ET LE « SOCIAL-RACISME »

En mai 1951 se réunissent pendant trois jours à Malmö, en Suède, une centaine de délégués de plusieurs mouvements représentatifs de la nébuleuse néofasciste européenne. Ils viennent d’une dizaine de pays. C’est l’acte fondateur du Mouvement Social Européen, dont la délégation française est conduite par Maurice Bardèche. Il s’agit de créer un organe de coordination dans l’action à l’échelle européenne. La majorité des délégués décide qu’il ne faut pas insister outre mesure sur le thème de la race et de sa défense (22). Cela provoque la scission, dès septembre 1951, d’un groupe d’éléments plus durs, qui donnent naissance à Zurich au Nouvel Ordre Européen. Celui-ci est fondé par Binet, Amaudruz et son meilleur ami, le Suisse Erwin Vollenweider, par un camarade allemand et un camarade italien. Pour les fondateurs, il ne s’agit pas « de créer un organisme nouveau ou concurrent des organisations déjà existantes, mais de rassembler une tendance sur le plan national et sur le plan européen (23)».

Se revendiquer du « racisme » n’est pas du tout pour eux une manière de provocation gratuite, mais relève d’un souci de cohérence et d’une forme de courage. Il faut d’ailleurs remettre les choses dans leur contexte : en 1951, la police de la pensée existe déjà, mais on est encore très loin des formes délirantes prises par la répression-oppression d’aujourd’hui. En outre, les membres du NOE, qui se réunissent une fois tous les deux ans environ, se veulent une espèce de centre de réflexion paneuropéen (avec même des prolongements dans le « monde blanc » partout où c’est possible) qui fait des propositions, sur le plan des idées, à des cadres de groupes, mouvements et partis, sans aucune visée électoraliste.

Ainsi s’élabore peu à peu, au fil des Déclarations du NOE mais essentiellement sous la houlette et la plume d’Amaudruz lui-même, le « social-racisme ». La primauté de la race et du sang est clairement affirmée : « Dans un monde où tout est lutte, nul ne saurait se soustraire à ce choix : soutenir ou trahir la race à laquelle il appartient. […] Pour chacun de nous, le sens de cette lutte dépend des valeurs liées à la structure même de notre âme. Et comme l’âme n’est autre chose que la race vue de l’intérieur, le combat prédestiné de l’individu c’est le combat pour la race. (24)»

La nécessaire conformité aux lois éternelles de la vie implique le rejet de tout anthropocentrisme : « Nous ne nous appartenons pas ; nous sommes un message de la vie.(25)» Il s’ensuit qu’une doctrine sociale positive « se reconnaît au fait qu’elle déclare viser à l’ascension biologique de la race et que, pour elle, les droits de l’individu sont uniquement un moyen d’accomplir un devoir (26) » .

La ploutocratie et même, plus généralement, le monde moderne, sont regardés comme des bouillons de culture de la « mort par pourriture (27)». En 1959, Amaudruz découvre ou feint de découvrir un texte, présenté comme traduit du suédois en français, les Propositions d’Uppsala (28). Mais il n’est pas dupe et sait que ce manifeste a été écrit par un groupe de Français. Tout en lui reprochant « quelques outrances et quelques inexactitudes (29) », il va y puiser plusieurs notions clés qui seront désormais caractéristiques de son propos, mais aussi, sous une forme plus ou moins édulcorée, de toute la mouvance qui s’organise, au début des années 1960, autour de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN), avec sa revue Cahiers universitaires, puis autour du magazine Europe Action et de ses comités de diffusion (30).

 

LE « DÉCHET BIOLOGIQUE » : SON « ÉCUME » ET SA « LIE »

Ce qu’Amaudruz retient avant tout des Propositions d’Uppsala, c’est la notion de « déchet biologique », formidable outil de décryptage de la dégénérescence raciale et morale. Cette notion désigne, comme il l’écrira dans un texte bien plus tardif, « les porteurs de mutations négatives non éliminées dans les sociétés modernes (31)», avec la subdivision du déchet entre une « écume » et une « lie ». « La ‘lie biologique’ comprend les asociaux médiocrement intelligents qui suscitent la criminalité croissante de notre temps. L’‘écume biologique’ désigne les dégénérés moraux hautement intelligents, doués pour le parasitisme et qui constituent les élites de fait, c’est-à-dire les dirigeants des ploutocraties modernes. Cette écume biologique, au sein de multiples sociétés secrètes, a distillé des idées mortelles pour les races humaines : le mondialisme, le rêve d’un gouvernement mondial, régnant sur des populations métissées. (32)»

Au milieu des années 1960, Amaudruz estimait que la race blanche, « celle qui comporte le déchet biologique le plus important (33)», était menacée dans sa survie par la présence en son sein de ces dégénérés de l’écume et de la lie (armée de réserve de la première, notamment dans les périodes de troubles) formant, suivant les pays, de 15 à 30 % de la population. En cela, son « social-racisme » se distingue assez nettement du racialisme classique, surtout obsédé par le métissage. Pour Amaudruz, l’antisélection ou « sélection à rebours » des pires par les antivaleurs modernes (34) est encore plus grave que le métissage. Il écrit à ce sujet : « Ignorer le déchet biologique, c’est ignorer la cause principale du déclin des peuples aryens. Le mélange des races expliquait en partie la décadence romaine. Il n’explique plus aujourd’hui l’abdication de l’Europe […] ni, en particulier, la décadence suédoise en l’absence de toute infiltration allogène (35)». On constate donc que le « racisme » d’Amaudruz n’a pas grand-chose à voir avec le fétichisme matérialiste de la race pure, du type nordique parfait (mais pourri de l’intérieur), et que, loin des nuées fumeuses d’un certain « nordicisme », il nous ramène sans cesse à notre condition d’aujourd’hui, ici et maintenant.

Mais, diront certains, puisque le déchet biologique est si important, alors il n’y a plus qu’à baisser les bras et se laisser mourir. Amaudruz répond « à ce sophisme qu’un médecin, même gravement malade, peut encore rétablir ses patients, et que la question n’est pas de savoir s’il existe des individus non touchés, mais simplement s’il en reste qui soient capables de combattre. (36)» À cette fin, il faut se garder de tout sectarisme en vue de réunir les forces encore à disposition. Disciple d’Alfred Rosenberg, Amaudruz était philosophiquement hostile au christianisme. Mais il ne se trompait pas d’ennemi, écrivant au sujet de la déviation qu’il nomme « sectariste » : « C’est celle qui, outre les buts politiques justifiés, exige des militants des adhésions d’ordre métaphysique ou religieux, et qui, de ce fait, se prive du concours de forces ayant d’autres convictions religieuses ou métaphysiques. (37)»

 

TOUR D’IVOIRE ET SENS DU DEVOIR

J’ai longtemps pensé que cet esprit brillant et cultivé eût pu nous laisser une œuvre philosophique importante et qu’il était passé à côté de sa vie en fréquentant la plupart du temps des êtres qui n’étaient pas du tout à sa hauteur, avec parmi eux, dans les réunions du NOE, des indicateurs de police et des provocateurs dont il n’ignorait pas la présence. Je sais maintenant que je me trompais. Condamné quatre fois entre 2000 et 2003 pour « propagande raciste et déni de la Shoah », resté trois mois derrière les barreaux, du 16 janvier au 13 avril 2003, malgré son âge avancé (82 ans), Gaston-Armand Amaudruz nous a laissé bien plus qu’un gros « pavé » destiné à jaunir sur quelque rayonnage : l’exemple du courage et de la fidélité inébranlables.

Axel COURLANDE

Notes :

   1) à ce sujet un bon article universitaire, paru en Suisse même : Alain Clavieu, Les intellectuels collaborateurs exilés en Suisse, matériaux pour l’histoire de notre temps, juillet-septembre 2002, pp. 84-89. Je remercie ceux qui m’ont beaucoup aidé par leurs suggestions et en complétant ma documentation : tout d’abord l’ami anonyme qui connut personnellement plusieurs de ceux dont il va être question ; Pascal Leloup, qui a participé au dépouillement, encore inachevé, des archives de G.- A. Amaudruz ; et Jean Plantin.

  • 2) « Le souvenir de Pierre Favre », Rivarol, n° 1967, 2 juin 1989 ; repris dans le Bulletin des ARB, n° 98, mars 1990, pp. 1-4.
  • 3) Les souvenirs nous vengent, L’autre son de cloche, Genève, 1956 ; rééd. : Déterna, 2000 (je n’indique le lieu de parution que lorsque celui-ci est autre que Paris). Sur Oltramare, cf. en particulier Christophe Dolbeau, Les Parias. Fascistes, pseudo-fascistes et mal-pensants, 3e éd. revue et augmentée, Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2021, pp. 249-264.
  • 4) Sur Genoud, cf. Philippe Baillet, L’Autre Tiers-mondisme des origines à l’islamisme radical. Fascistes, nationaux-socialistes, nationalistes-révolutionnaires entre « défense de la race » et « solidarité anti-impérialiste », Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2016, passim ; et la biographie écrite par un homme de gauche visiblement fasciné par le caractère énigmatique de son sujet : Pierre Péan, L’Extrémiste. François Genoud, de Hitler à Carlos, Fayard, 1996 ; 2e éd. : LGF, coll. Le Livre de Poche, 1998.
  • 5) L’ouvrage supervisé par Riedweg a été traduit en français : cf. Communauté germanique, L’Homme libre, sans lieu ni date, 144 pages. Sur Riedweg, il existe un travail universitaire hostile mais foncièrement honnête : cf. Marco Wyss, Un Suisse au service de la SS. Franz Riedweg (1907-2005), Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2010.
  • 6) la traduction française : La Révolution conservatrice en Allemagne 1918-1932, Pardès, Puiseaux, 1993.
  • 7) Comme témoignage de cet intérêt précoce d’Amaudruz pour la théorie de la connaissance, cf. son ouvrage paru à titre posthume Esquisse du cogito et du perspectivisme, L’AEncre, 2021 Le même éditeur a publié la même année un autre ouvrage, nettement plus accessible, de l’auteur et militant suisse, Fondements de la renaissance européenne.
  • 8) Recueilli le 29 juin 2011, cet entretien ne parut qu’après le décès d’Amaudruz : cf. Carole Villiger (dir.), Le Choix de la violence en politique, Antipodes, Lausanne, 2019, pp. 105-111. Présenté de manière foncièrement honnête, cet entretien n’en comporte pas moins une étrange erreur. C. Villiger écrit en effet à propos d’Amaudruz que, malgré son grand âge, il avait un « regard bleu […] perçant, sans détour et comme juvénile » (p. 105). Or, comme je peux en témoigner formellement pour avoir séjourné, dans les lointaines années 1970, pendant une semaine, à deux reprises, chez lui, Amaudruz n’avait pas des yeux bleus, mais des yeux verts, exprimant une grande vivacité d’esprit.
  • 9) Jean-Yves Camus, « -A. Amaudruz : mort du premier négationniste de l’histoire », Charlie Hebdo, n° 1365, 19 septembre 2018.
  • 10) Article repris beaucoup plus tard dans le Courrier du Continent, n° 602, octobre 2018, pp. 7-10.
  • 11) Gaston-Armand Amaudruz, Le procès de Nuremberg, le Courrier du Continent, n° 3, octobre 1946, pp. 31-46. Je cite la 2e éd. sous la forme d’une brochure : Éditions du Lore, Chevaigné, 2013, p. 11.
  • 12) Cité ibid., pp. 12-13.
  • 13) Cité ibid., p. 22.
  • 14) Maurice Bardèche, Souvenirs, Buchet-Chastel, 1993, pp. 240-241.
  • 15) G.-A. Amaudruz, Ubu justicier au premier procès de Nuremberg, Les Actes des Apôtres, 1949 ; 2e éd. : Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2008.
  • 16) Bardèche, Suzanne et le taudis, Plon, 1957 ; citation tirée de la 2e éd. : Éditions de Présent, 1990, p. 23. On mesurera mieux l’ironie bienveillante de Bardèche, qui était tout le contraire d’un fanatique glacial, par ce passage évoquant le dernier occupant du taudis avant lui-même et sa famille : il s’agissait d’« une vieille Juive de quatre-vingt-cinq ans jugée dangereuse pour la sécurité du Grand Reich allemand et arrêtée un matin de 1943 » (ibid., p. 28).
  • 17) L’expression est de Bardèche, qui l’emploie avec une certaine ironie dans Suzanne et le taudis.
  • 18) Dont le principal ouvrage a été traduit en français : cf. Les secrets de la Réserve Fédérale, Le Retour aux sources, 2010 (avec une préface de Michel Drac).
  • 19) Sur von Leers, cf. le long chapitre que lui consacre Ph. Baillet dans L’Autre Tiers-mondisme des origines à l’islamisme radical, op. cit., pp. 87-133 ; sur Der Weg, cf. ce même ouvrage, pp. 137-145, et, sur les liens Leers-Jünger, pp. 129-133.
  • 20) Bardèche, Suzanne et le taudis, op. cit., p. 111.
  • 21) Les principaux écrits de Binet sont Contribution à une éthique raciste (1946 ?), Théorie du racisme (1950) et Socialisme national contre marxisme (1950). Le premier et le troisième de ces titres furent réédités dans les années 1970 à l’initiative d’Amaudruz, qui se fendit chaque fois d’une préface.
  • 22) Sur le congrès de Malmö, cf. notamment Georges Feltin-Tracol, Bardèche et l’Europe, Synthèse nationale, 2013, pp. 35-44.
  • 23) Extrait de la Déclaration de Zurich, reproduite dans le Bulletin de l’Association des Amis de Robert Brasillach, n° 147, automne-hiver 2019, p. 9.
  • 24) Nous autres racistes. Le manifeste social-raciste présenté par G.-A. Amaudruz, Éditions Celtiques, Montréal-Lausanne, 1971, p. 57 (2e éd. : 1988). Ce recueil de textes est la meilleure source pour prendre une vue d’ensemble des thèses de fond soutenues par le militant suisse. L’expression sur « l’âme comme race vue de l’intérieur » est directement empruntée à un passage du Mythe du XXᵉ siècle de Rosenberg
  • 25) Cité ibid.,p. 42.
  • 26) Cité ibid.,p. 69.
  • 27) Cité ibid.,p. 131.
  • 28) Ce manifeste semble avoir circulé de manière uniquement confidentielle et clandestine. Il a fait l’objet d’une réédition du même ordre : cf. Groupe d’Uppsala, Propositions d’Uppsala, « Études aryennes », Lausanne ( ?), 2011.
  • 29) Nous autres racistes, op. cit., p. 105.
  • 30) Je reviendrai dans un prochain article sur le contenu et le cheminement souterrain des Propositions d’Uppsala, en tentant de soutenir des hypothèses crédibles sur leurs auteurs et en suivant leur influence à travers différents « marqueurs ».
  • 31) G-A. Amaudruz, Le peuple russe et la défense de la race blanche, Cercle des études aryennes, Lausanne, 2000, p. 6.
  • 32) Ibid.
  • 33) Nous autres racistes, op. cit., p. 65.
  • 34) « Car une valeur suprême entraîne une structuration bien déterminée des autres impératifs vitaux : elle modèle le style d’existence d’une race, d’un peuple, d’un groupe de peuples apparentés à une nation donnée » (A. Rosenberg, Le Mythe du XXᵉsiècle, cité dans Nous autres racistes, op. cit., p. 87). La « structuration » par l’or ou par le sang comme valeur suprême, n’est évidemment pas la même…
  • 35) Nous autres racistes, op. cit., p. 105.
  • 36) Cité ibid.,p. 106.
  • 37) Cité ibid., p. 76.

Source : Rivarol, n° 3580, 20 septembre 2023

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