Sarban

 

Publié en 1950, Le son du cor (The Sound of His Horn) (1) est l’un des premiers ouvrages explorant une uchronie contemporaine : la victoire du Reich national-socialiste. L’auteur en est Sarban, un pseudonyme de John William Hall (1910 – 1989). Diplomate arabisant et ancien agent de renseignement de Sa Gracieuse Majesté, il fut tour à tour vice-consul au Liban. Il travailla aussi pour le renseignement britannique.

Officier de la Royal Navy, Alan Querdillon subit à deux reprises en un seul trimestre le torpillage de son navire en mer du Nord. Mais c’est au large de la Crête en Méditerranée orientale que son bâtiment est bombardé, puis coulé en 1941. Les Allemands le recueillent, puis l’expédient en Allemagne Orientale à l’Oflag XXIX Z. Les Soviétiques le libèrent en 1945. Auparavant, Alan Querdillon a tenté une évasion qui va le marquer durablement.

Vers la fin du mois de mai 1942, après avoir creusé un tunnel horizontal, il s’échappe en compagnie d’un autre Britannique, Jim Long. Dès leur sortie du souterrain, ils se séparent. Anxieux, fatigué, assoiffé, affamé et quelque peu malade, le héros de l’histoire s’approche à moitié endormi d’un puissant champ électrique. Il reçoit aussitôt « une forte, une lancinante brûlure dans les paumes et les poignets, puis une véritable secousse qui m’atteignit jusqu’aux os, me secoua tout le corps, me faisant trembler de la plante des pieds jusqu’à la racine des cheveux. Je fus ébloui par une effrayante lumière jaune tandis que mon corps, perdant à la fois tout poids et toute cohésion, se convulsait et jaillissait comme une bulle de gaz dans l’obscurité ».

On lui doit cette confidence après un repas agité au cours duquel les convives ont débattu avec passion de la chasse. Ce dîner se déroule en 1949. Outre Querdillon, s’y trouvent le narrateur anonyme, une fois peut-être surnommé « Festus », qui n’a pas revu Querdillon depuis une dizaine d’années ; le cousin d’Alan, Frank Rowan, un talentueux professeur d’économie politique, et les Hedley, le major (c’est-à-dire le commandant), son épouse et leur fille Elizabeth, âgée de 22 ans, la fiancée d’Alan.

Frank Rowan critique avec une rare véhémence la chasse au renard. Le commandant Hedley et sa fille défendent cette pratique cynégétique bien que la promise de Querdillon emploie des arguments sots. Alan Querdillon surprend alors la tablée en déclarant son hostilité à la chasse. Au terme d’une vive discussion, les invités partent se coucher. Seuls demeurent dans la pénombre près de la cheminée du salon Alan et un narrateur quelque peu somnolent…

 

Un récit fantasmé ?

Si Alan Querdillon dénonce la chasse, c’est qu’il a vécu une expérience comparable au gibier et qu’il se souvient avoir été un gibier. Suite au violent choc électrique reçu, il se réveille dans un château sylvestre, le Schloss où, « à certains endroits, […] d’énormes hêtres ou de puissants chênes étaient véritablement imbriqués dans les bâtiments et supportaient des tourelles et de petites chambres nichées dans leurs grosses branches ». Cette habitation castrale ne dispose pas de l’électricité. Soigné dans une belle infirmerie, il entend régulièrement « des bruits lointains, isolés, qui n’avaient pas le moindre rapport avec la vie restreint qui m’entourait. C’était l’appel d’un cor; on sonnait à longs intervalles, et chaque note résonnait dans l’obscurité profonde, dans le silence, voile solitaire dans l’immensité de l’océan ». Les infirmières de type germanique sont efficaces et mutiques à la différence du médecin. Ce dernier lui apprend qu’il a été « contaminé par les rayons Bohlen », que « nous vivons actuellement dans l’année cent-deux du Premier Millénaire Germanique, ère qui fut inaugurée par notre Premier Führer, l’Immortel Esprit Germanique, Adolf Hitler », et qu’il est l’invité inattendu du comte Hans von Hackelnberg, Grand Maréchal de Louvèterie du Reich, qui « a droit de juridiction sur toute l’étendue de la Forêt du Reich ».

L’Allemagne a ainsi remporté la Seconde Guerre mondiale désormais appelée la Guerre des Droits germaniques. Comment le héros explique-t-il ce transfert spatio-temporel ? Si on écarte la thèse onirique, on peut supposer sur une interaction, voire un choc spatiale immédiate et fortuite de deux dimensions temporelles (le présent et un des avenirs possibles) qui structurent la conception sphérique de l’histoire chère à Giorgio Locchi en un lieu précis. « Selon la théorie [ouverte de l’histoire], l’époque est toujours caractérisée par le conflit époqual, écrit-il, conflit qui investit passé, actualité et avenir, pour en constituer l’ambiguïté fondamentale. Il s’agit d’un conflit entre des “ interprétations du passé “ opposées, entre des “ engagements dans l’actualité “ opposées, entre des “ projets d’avenir “ opposés – interprétations, actions et projets étant à chaque fois intimement et indissolublement liés (2). » Dans cette perspective stimulante, l’uchronie confirme que « l’existence historique de l’homme n’est qu’une possibilité (3) ». Histoire et uchronies sont des dialectiques sans dépassement hégélien synthétique.

Les serviteurs du château sont des esclaves d’origine slave. Ce sont de fait des enfants de taille adulte élevés dans le Gau de Russie du Sud. Cette domestication est possible par « les découvertes de Wessler sur la conception artificielle mécanique (4) [… et] l’application du procédé Roeder – Schwab pour l’accélération de la croissance ». Alan Querdillon y rencontre aussi des « hommes – babouins » ainsi que « des femmes qu’une diabolique habilité avait transformées par la sélection et l’entraînement en des chats énormes, souples, rapides et dangereux ». Ces prouesses bio-techniques cohabitent avec un quotidien rustique et décroissant d’autant que « le comte a un vrai préjugé contre la mécanisation. Il a accepté de faire une ou deux concessions en ce qui concernait les procédés de destruction, mais il préfère me fournir trois esclaves plutôt qu’un aspirateur ».

 

Un avenir rétrogradé

Féru de chasse, Hans von Hackelnberg apprécie courir derrière un  « gibier réservé au comte », des êtres humains. Alan Querdillon décrit cette impressionnante personnalité aux « yeux brun clair ». Cet homme « appartenait à un âge où la violence et la cruauté étaient plus personnelles, où la loi était véritablement celle de l’homme le plus fort physiquement. Cette férocité qui émanait de lui appartenait à l’époque des aurochs, à l’âge où les énormes taureaux sauvages hantaient les forêts sombres et antiques de cette Germanie que jamais la Ville n’avait pu domestiquer. […] Un géant d’une taille réelle que le grand trône dans lequel il était assis et l’énorme pièce  de chaîne de la table devant lui paraissait des objets de taille normale […]. Sa chevelure rousse était coupée court, ce qui faisait paraître encore plus monstrueuse la puissance de son énorme front et sa nuque de taureau. Il avait de longues moustaches et une barbe à deux pointes qui luisait sous la lumière des torches quand il tournait la tête de côté et qu’il regardait ses hôtes. Son torse était revêtu d’un pourpoint vert sans manches traversé d’un baudrier brodé d’or; il avait autour du cou une énorme chaîne d’or et, au bras, entourant des muscles prodigieux, un bracelet d’or gravé de la croix celtique. » Par inadvertance, Alan Querdillon devient à son tour un individu chassé. Traqué, il tombe bientôt sur « un Jagdstück, une fille – gibier, uniquement réservée pour ces chasses » : Kit, de son vrai nom Christine North. Elle porte un costume qui « protège du vent froid, de la neige, et la pluie ne le traverse pas ».

Au moment de cette rencontre inattendue, Alan Querdillon lui fait un V avec ses doigts. On apprend qu’il s’agit d’un « signe qu’ils [… utilisé] dans la Résistance antique ». En effet, « les résistants échangeaient ce signe entre eux, à l’époque des Troubles […] après l’Invasion de quarante-cinq ». Faut-il en déduire que le débarquement en Grande-Bretagne des forces de l’Axe s’est produite en 1945 ? Certainement. Blonde d’origine britannique aux traits aryens, Kit a été « envoyée en rééducation dans une école – pilote d’État en Prusse Orientale. Dans un de ces endroits […] où ils endoctrinent les officiers des Ligues de la Jeunesse ». Les deux pourchassés parviennent à s’approcher des limites du comté où se dresse « la barrière […] sous tension; elle est chargée de rayons Bohlen ». Mais ils sont finalement retrouvés. Kit se sacrifie alors pour sauver Querdillon qui se réveille dans son Oflag en septembre 1943. Qu’a-t-il fait pendant seize mois ? Son intrusion uchronique dans un autre avenir ramassée en quelques semaines pour Querdillon s’écoule-t-elle plus rapidement dans sa réalité temporelle ?

Alan Querdillon explique bien au narrateur qu’il n’est pas fou, mais « comme je suis passé une fois, tout à fait soudainement, de l’autre côté de la barrière, je sais comment cela peut arriver, sans avertissement, brusquement ».  Pour le préfacier de l’édition française de 2017, Xavier Mauméjan, « le récit rapporté par Alan est celui d’un rêve, peut-être doublé d’une névrose, celle d’un vétéran abîmé par la guerre ». Il considère fort justement que ce « roman relève à la fois de la science-fiction et de la fantasy ». « À la fantasy, le récit doit un contexte médiéval. La société décrite est féodale, principalement rurale et composée de domaines forestiers. Elle est dirigée par une poignée de seigneurs tout-puissants, les Gauleiter, eux-mêmes soumis au comte Hans von Hackelnberg. » Toutefois, il estime encore que « le roman de Sarban est tout autant tributaire du marquis de Sade. Le récit se passe en l’année 102 du premier millénaire germanique, variation sur les 120 journées de Sodome » sans omettre la référence explicite des Chasses du comte Zaroff (5).

 

Naissance d’une veine littéraire surexploitée

Certes Le son du cor inaugure un filon uchronique qui s’enrichira d’œuvres  exceptionnelles tels Le Maître du Haut-Château (1962) de Philip K. Dick, la nouvelle de Keith Roberts « Weihnachtsabend » (1972), SS – GB (1978) de Len Deighton et Fatherland (1992) de Robert Harris. Xavier Mauméjan oublie de mentionner l’influence de ce récit contre-onirique sur un cycle écrit en langue française, « Le monde de la Terre creuse » d’Alain Paris (1947 – 2019) (6).

L’intrigue se passe en l’an 799 du Reich de Manfred IV. Arno von Hagen est le fils du comte Ulrich, seigneur d’une terre d’Ukraine. Mais la famille comtale est victime d’un complot de la part de la Sainte-Vehme, la redoutable police régalienne et le tribunal secret de l’Empire. En parallèle, une organisation paramilitaire, la Fraternité Runique, se bat aux confins de l’Empire contre les Nippons. La trame se déroule dans un univers futuriste médiéval en nette régression technique malgré la présence de dirigeables et d’une technologie matinée de magie…

Le son du cor a peut-être influencé certains passages exagérés du fameux Matin des magiciens (1960) de Louis Pauwels et de Jacques Bergier. Il est aussi à l’origine de la vogue littéraire pour de l’ésotérisme national-socialiste ainsi que ces récits puisent dans une veine complotiste à l’instar du très médiocre, Iron Sky (2012) de Timo Vuorensola. Une base secrète allemande construite sur la face cachée de la Lune au cours de la Seconde Guerre mondiale se prépare à envahir la Terre...

Il ne serait dès lors guère étonnant que les ligues de petite vertu fassent tôt ou tard des rafles policières chez les bouquinistes, dans les médiathèques et auprès des librairies afin d’alimenter de vastes autodafés soi-disant libérateurs... 

G. F-T

Notes

1 : Sarban, Le son du cor, préface de Xavier Mauméjean, Éditions Mnémos, 2017, 194 p.

2 : Giorgio Locchi, Wagner Nietzsche et le mythe surhumaniste, avant-propos de Pierluigi Locchi, préface d’Adriano Scianca, postface de Paolo Isotta, Éditions de la Nouvelle Librairie – Institut Iliade, coll. « Agora », 2022, p. 45, souligné par l’auteur.

3 : Idem, p. 46, souligné par l’auteur.

4 : Sabran envisage-t-il la conception humaine et même une GPA réalisée au moyen d’un utérus robotisé ?

5 : Les Chasses du comte Zaroff d’Ernest B. Schoedsack et d’Irving Pichel, sorti en 1932 sur une adaptation d’une nouvelle de Richard Connell (1893 – 1949), The Most Dangerous Game (1924). Ernest B. Schoedsack réalise l’année suivante King Kong.

 6 : Le Monde de la Terre creuse d’Alain Paris se compose de dix volumes édités au Fleuve Noir dans la collection « Anticipation » entre 1988 et 1991. Ces ouvrages sont de nos jours difficiles à dénicher sur Internet ou chez les bons bouquinistes.

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