Depuis quelques mois, tout le monde prévoit une grave crise financière, même d’anciens gouverneurs de banques centrales comme Jacques de Larrosière et Jean-Claude Trichet, même le FMI… Et pourtant, sur les marchés, on continue de danser ! Le président de la Banque centrale américaine semble lui-même assez inquiet et maintient un rythme soutenu de hausses de taux pour calmer cet emballement.

 

Interview JMN réalisée par Coralie Delaume pour son blog « L’arène nue »

 

Q. L’économiste libéral Charles Gave explique qu’il a « la trouille » et nous conseille d’attacher nos ceintures en prévision d’une crise financière très prochaine. Est-il lucide ou alarmiste ?

R. Quand on évoque la valorisation élevée des marchés, on nous répond que la croissance est là grâce à la politique de Trump ! En 1999-2000, certains observateurs constataient également la valorisation très élevée des valeurs internet et on nous expliquait que, grâce à la révolution technologique, nous entrions dans un monde sans cycles économiques. En 2006-2007, on nous disait que les produits structurés, les fameux subprimes, n’étaient pas dangereux car le prix des maisons montait toujours aux Etats-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, les marchés d’actions américains ont progressé de 40% ! On oublie de dire qu’en apportant une manne fiscale considérable aux entreprises et aux catégories aisées, Trump a creusé de manière spectaculaire le déficit budgétaire, alors même que la Fed est beaucoup moins présente sur le marché de la dette puisqu’elle veut réduire son bilan. Qui va acheter cette dette nouvelle ? Comment expliquer cet aveuglement des opérateurs ? Ils jouent la tendance, comme disent les opérateurs de marchés. La hausse appelle la hausse jusqu’au moment où les marchés chutent comme la pierre. Ce sont toujours les fondamentaux qui reprennent le dessus.
Nous sortons d’une période de dix ans absolument inédite dans l’histoire économique où les banques centrales du monde entier, des Etats-Unis à la Chine et au Japon, en passant par la zone euro, le Royaume Uni et la Suisse, ont créé de la monnaie comme jamais dans le passé. Cette création monétaire a été réalisée de deux manières par les banques centrales. D’abord, de manière directe avec les politiques de quantitative easing (achat par les banques centrales de dettes publiques et privées, et parfois de produits subprimes et d’actions). Ensuite, de manière indirecte avec le pilotage des taux d’intérêt autour de zéro. Cette politique était justifiée au moment de la crise mais elle devenait absurde deux ou trois ans après, encore plus dix ans après comme cela est encore le cas actuellement en zone euro.
Lorsque l’on crée trop de monnaie, vous êtes sûr que cela se terminera très mal car toute cette monnaie part dans le système financier alors que les besoins de l’économie réelle sont limités. Goethe nous l’avait appris voici deux siècles. Dans son Second Faust, il décrit une scène à la cour du roi où Méphistophélès, le diable, inonde la cour de billets de banque, puis l’univers ! Tout le monde se réjouit, festoie, s’enivre, a le sentiment d’une très grande richesse… jusqu’au moment où les billets de banque se transforment en scarabées !
En faisant des recherches sur la période qui a précédé la crise de 1929 pour mon livre, j’ai retrouvé un texte saisissant qui dit exactement la même chose. C’est un texte rédigé par le Conseil de la Banque centrale américaine en février 1929, quelques mois avant le krach. Saisis d’effroi devant la hausse des marchés et par le fait qu’ils n’avaient pas augmenté les taux d’intérêt suffisamment tôt, les membres du Conseil écrivent : « Il est apparu au début de l’année 1928 que la croissance du volume du crédit dépassait largement les besoins ordinaires de crédits commerciaux et industriels. De nombreuses années d’expérience ont montré que les augmentations de crédit au-delà des besoins de l’économie conduisent normalement à des résultats malheureux, à des excès spéculatifs, à des hausses de prix, à des bulles qui se terminent dans la dépression ».
Les grand responsables de la crise qui arrive, ce seront les hommes politiques qui n’ont pas tiré les leçons de ce qui s’est passé en 2008-2009, même s’il y a eu un sursaut temporaire, et les banquiers centraux qui ont fait fonctionner la planche à billets comme jamais dans le passé. J’étais personnellement opposé à l’indépendance de la Banque de France en 1993 car je pensais que pour bien conduire une politique économique il vaut mieux tenir les deux manettes entre les mains, la politique budgétaire et la politique monétaire. A l’époque, cette réforme avait pour but d’éviter une création monétaire excessive qui aurait financé gratuitement les besoins du Trésor public. Avec le recul, je me pose la question : si nous n’avions pas donné l’indépendance aux banques centrales, celles-ci auraient-elles créé davantage de monnaie ? J’en doute ! Même Jacques de Larrosière, ancien banquier central, affirme que les banques centrales sont tombées dans la dépendance des marchés financiers. Il faut absolument corriger les statuts des banques centrales dans le monde occidental en imposant comme premier objectif, avant la maîtrise de l’inflation, la stabilité financière. Dans les années 1920, la Banque centrale américaine disait qu’il ne fallait pas augmenter les taux car l’inflation était sous contrôle. On a vu le résultat ! C’est toujours lorsque les hausses de taux interviennent trop tard que se déclenchent les crises. Je suis convaincu qu’il en ira de même cette fois-ci.
En fait, quand on analyse l’histoire des grandes crises financières systémiques, on constate qu’elles éclatent lorsque trois facteurs sont réunis : une création monétaire excessive, une dette élevée, une régulation insuffisante. Une hausse des taux qui arrive trop tard fait brutalement prendre conscience aux investisseurs du niveau de la dette. Dans les périodes d’euphorie, les acteurs, ménages, entreprises, établissements financiers, oublient qu’ils sont endettés. Aujourd’hui, ces trois éléments sont réunis.

Q. Les mesures prises après la grande crise de 2008-2009 sont-elles suffisantes ? Les États sont-ils mieux armés pour affronter cette crise éventuelle ?

R. Les mesures prises après la crise de 2008 sont-elles suffisantes ? Certainement pas ! On a amélioré la transparence des marchés financiers et rendu plus robustes les banques mais on n’a pas fait l’essentiel : réduire le déséquilibre entre une sphère financière pléthorique et l’économie réelle.
Depuis les années quatre-vingt, l’économie est déstabilisée à intervalles réguliers par les excès de la finance, avec des conséquences terribles dans le domaine social et maintenant dans le domaine politique. Le chômage et la précarité, les inégalités qui sont à des niveaux historiques aux Etats-Unis et dans certains pays d’Europe, la pauvreté, tous ces indicateurs sont au rouge, à des degrés divers bien sûr. La montée des populismes, c’est-à-dire de la colère populaire, est le miroir des crises financières et de leurs conséquences. Lors de la prochaine crise, ce sont les dirigeants politiques qui seront montrés du doigt et non les banquiers. Ils n’auront pas réalisé la feuille de route sur laquelle ils s’étaient engagés, notamment lors du G20 de Londres d’avril 2009. A l’époque on parlait de refonder le capitalisme. On en est loin !
Si les dirigeants politiques faisaient l’effort de comprendre les enjeux de la finance, d’en connaître les mécanismes, les lignes pourraient peut-être bouger davantage à Bruxelles. Lorsqu’il était en charge des marchés financiers, Michel Barnier a fait cet effort. Aujourd’hui, les dirigeants recherchent avant tout le consensus et défendent leurs places financières. Quant au Parlement européen, il est cerné par les lobbies. Jean-Paul Gauzès, qui a été un rapporteur remarquable lors de la négociation de la directive sur les hedge funds après la crise, a dû tenir à l’époque deux cents rendez-vous avec des représentants des lobbies !
Quand on fait le bilan des réformes, on peut considérer que l’on a seulement parcouru, aux Etats-Unis et en Europe, le tiers de la feuille de route établie par les G20 de 2008-2009. Dès le lendemain de la crise, on a nommé aux postes-clés des responsables qui ont assuré la continuité alors qu’il fallait une rupture. A la présidence du Conseil de stabilité financière, bras armé du G20, on a par exemple nommé deux anciens de Goldman Sachs, Mario Draghi puis Mark Carney. Obama s’est entouré de tous ceux qui avaient lutté contre l’encadrement de la finance du temps de Clinton. En France, on a tenu un double discours sur la réforme de la finance. Cette timidité dans les réformes, après une crise aussi grave, est une occasion manquée et nous allons le payer très cher.
En trois ou quatre ans, on aurait pu beaucoup mieux encadrer les marchés financiers, réduire les volumes de produits dérivés, limiter les risques que font courir les hedge funds, tous domiciliés dans les paradis fiscaux, éviter que les fameux robots du trading à haute fréquence ne représentent la moitié des transactions sur les marchés d’actions, assurer un meilleur encadrement du shadow banking, qui représente tout de même 47% de la finance mondiale, mieux encadrer les nouveaux produits. L’encours des fonds indiciels (ETF) est par exemple passé de 700 milliards de dollars en 2007 à 4 500 milliards de dollars aujourd’hui. Or, ces fonds ont un effet d’accélération des tendances. On ne sait absolument quels seront leurs effets lors de la prochaine crise. De plus, ils prêtent tous leurs titres. A un instant donné, le FMI considère qu’un même titre peut être revendiqué par deux acteurs et demi… Que se passera-t-il si tout le monde clique en même temps pour récupérer son argent ? Des réformes simples étaient possibles sans risque de déstabiliser les marchés. Il manquait simplement la volonté politique. Lorsque les textes des réformes sont compliqués, c’est presque toujours parce que les lobbies ont demandé des exemptions.
A côté de la réforme des marchés financiers, très insuffisante, on a il est vrai pris à bras le corps le problème des banques. Elles étaient complètement sous-capitalisées et n’avaient donc pas les moyens de faire face à des turbulences. Mais il s’agit d’une simple remise à niveau. Si les banques étaient à ce point sous-capitalisées en 2008, c’est parce qu’une réforme néfaste avait été adoptée le 26 juin 2004 à Bâle lors d’une réunion des banquiers centraux réunis sous la présidence de Jean-Claude Trichet. Je l’évoque parce que cette réforme demeure un très gros problème aujourd’hui. Il s’agit des règles qui président à l’allocation des financements bancaires dans le monde. Au cours de cette réunion, on a décidé deux choses. On a autorisé les banques à calculer elles-mêmes leurs fonds propres réglementaires à partir de modèles internes extraordinairement complexes et donc très peu transparents. On est là à mi-chemin entre régulation et autorégulation… Et on a accepté que les banques divisent les risques déclarés aux régulateurs en fonction de la qualité du risque. Cette réforme a eu trois conséquences. D’abord, la création monétaire a été considérable puisque, du jour au lendemain, on a pu faire quatre ou cinq fois plus de crédit aux multinationales. En zone euro, en quatre ans, la création monétaire a ainsi augmenté de 40% ! Ensuite, cela a aggravé les inégalités dans la distribution du crédit. Enfin, cela a donné immédiatement un pouvoir considérable aux agences de notation puisque la division des risques dépendait de la note attribuée. Jusque-là, la mission des agences de notation était de conseiller les investisseurs, pas de devenir un des régulateurs bancaires. Les conséquences de cette réforme ont donc été immenses. Quel dirigeant politique s’y est intéressé à cette époque ? Aucun ! Le Comité de Bâle, mesurant probablement les erreurs passées, a voulu réformer ce système à la marge depuis trois ou quatre ans, notamment en 2017. Il s’est heurté à une levée de boucliers de la part des banquiers centraux. La réforme adoptée est minime et elle ne sera applicable qu’en… 2028 !
Les banquiers centraux ont également fait un véritable tir de barrage contre la réforme que Michel Barnier avait proposée en février 2015. Elle a été abandonnée l’année dernière. Cette réforme avait un double objectif : interdire les activités spéculatives des banques, ce qui aurait eu un effet dissuasif, et filialiser les activités les plus risquées, notamment certains produits dérivés, ce qui aurait eu pour effet de les rendre plus coûteux et de réduire ainsi les volumes traités par les banques. Bien sûr, cela se serait traduit par une baisse de rentabilité pour les banques, mais il faut savoir ce que l’on veut. Les produits dérivés sont une manifestation de l’hypertrophie de la finance. Il s’échange tous les quinze jours l’équivalent du PIB mondial sur les marchés de produits dérivés et 90% d’entre eux sont traités entre établissements financiers et non pas avec des entreprises !
Les Etats sont-ils aujourd’hui mieux armés pour affronter une crise systémique ? C’est peu probable. Les banques centrales ont des marges de manœuvre beaucoup plus faibles qu’en 2008. Aux Etats-Unis, la Fed a une petite marge pour baisser ses taux mais en zone euro, au Royaume Uni et au Japon les marges de manœuvre sont nulles. On a même encore des taux négatifs en Allemagne ce qui n’a aucun sens et irrite profondément, et à juste titre, les épargnants allemands. De toute façon, on ne peut continuer indéfiniment cette fuite en avant dans la création monétaire. S’il suffisait de créer de la monnaie pour effacer les cycles, on le saurait depuis longtemps ! Cela ne peut que mal finir.
Les gouvernements ont-ils, eux, des marges de manœuvre ? La dette publique mondiale est passée de 70% du PIB en 2000 à 107% en 2016, tout près du record historique atteint pendant la Seconde Guerre mondiale. On voit mal comment les gouvernements se lanceraient à nouveau dans une relance keynésienne. Cette dette n’est pas due pour l’essentiel à une mauvaise gestion des deniers publics comme on le dit trop souvent. Elle s’explique en grande partie par les crises financières des trente dernières années. Il y a un lien direct, une corrélation parfaite, entre la dette et les crises. Lorsqu’une crise financière éclate, on augmente les dépenses publiques pour soutenir la demande et lutter contre le chômage, les déficits publics se creusent et les dettes publiques augmentent. On baisse également les taux d’intérêt pour redonner confiance aux investisseurs et, après quelques années, les dettes privées des ménages, des entreprises, des institutions financières, recommencent à augmenter… Et une nouvelle crise survient du fait de l’excès d’endettement, notamment privé, ce qui exige relance keynésienne et taux zéro… Il existe une étroite corrélation diabolique entre les crises financières et l’endettement. Si on ne s’attaque pas au cœur du capitalisme financier pour tenter de renouer avec le capitalisme industriel, les déséquilibres ne cesseront de s’aggraver.

Q. Les banques centrales, en particulier la BCE, a vu la taille de son bilan croître de manière considérable pour avoir racheté en très grande quantité des titres de dettes des États membres de la zone euro. Cela est-il dangereux ?

R. L’augmentation des bilans des banques centrales est un fait entièrement nouveau. On est donc dans un univers inconnu. Pour prendre l’exemple de la plus grande banque centrale, la Fed, son bilan représentait entre 4 et 5% du PIB américain depuis la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, il représente 22% du PIB. Les autorités monétaires américaines considèrent donc qu’il est urgent de réduire ce bilan. Il en va, estiment-elles, de la crédibilité de la Banque centrale. Warren Buffett a même dit un jour que la Fed devenait un « hedge fund » ! En zone euro, le bilan de la BCE représente plus de 40% du PIB, au Japon plus de 90%, en Suisse plus de 100%. La Banque Nationale Suisse achète toute sorte d’actifs en devises pour lutter contre la réévaluation du franc suisse, y compris des actions, alors que dans le même temps le gouvernement suisse pratique une politique d’excédents budgétaires qui a pour effet de réévaluer le franc suisse ! Voyez la logique de l’indépendance des banques centrales !
En zone euro, la BCE est un animal particulier : en cas de pertes significatives, par exemple à la suite de la défaillance d’un pays de la zone qui engendrerait des pertes importantes, il faudrait l’unanimité des 19 Etats pour augmenter le capital. C’est un petit talon d’Achille. Les achats de titres de la BCE ont donc une limite, sinon elle sera plus fragile. La politique de quantitative easing va prendre fin. Elle ne pourrait être réactivée que de manière limitée en cas de crise. Pour sauver l’euro en 2012, Mario Draghi a procédé en deux étapes. Il s’est d’abord appuyé sur les banques de la zone euro en leur prêtant massivement à taux zéro ce qui leur a permis d’acheter de la dette publique et de faire baisser les taux, notamment dans les pays du Sud. A partir de 2015, il a lui-même procédé à des achats massifs. Plus exactement, il a demandé aux banques centrales nationales de la zone euro d’acheter des dettes publiques. Ce faisant, il a donné un grand coup de canif dans les traités européens qui interdisaient depuis l’origine à la Banque centrale de financer les Etats. Le résultat de cette politique de la BCE, c’est qu’aujourd’hui les banques détiennent 17% de la dette publique, au lieu de 3% aux Etats-Unis, et les banques centrales 21% au lieu de 12% aux Etats-Unis. Le système bancaire européen est gorgé de dettes publiques (38% des dettes au lieu de 15% aux Etats-Unis). Dans le même temps, avec l’Union bancaire, on prétend que l’on a coupé le lien entre les banques et les Etats ! Nous avons créé une gigantesque bulle obligataire en zone euro dont une large partie est entre les mains du système bancaire.

Q. La Deutsche Bank allemande, les banques italiennes sont, on le sait, très fragiles. Peut-on imaginer que l’une de ces banques s’effondre, comme le fit en son temps Lehman Brothers ?

R. Je suis dans l’incapacité de vous répondre sur la Deutsche Bank dont je ne connais pas la situation et, même si je la connaissais, je m’abstiendrais de contribuer à diffuser des rumeurs contre lesquelles j’ai lutté comme régulateur ! Quant aux banques italiennes, les chiffres sont connus : elles détiennent des montants très importants de dettes publiques nationales et entre 250 milliards et 300 milliards d’euros de créances douteuses. Une hausse des taux durable aurait des effets calamiteux sur leurs résultats. Elle engendrerait des pertes sur les encours de dettes publiques et une détérioration de la qualité des créances douteuses.
Pour répondre de manière plus générale à votre question, je ne crois pas, mais je peux naturellement me tromper, à la répétition de Lehman, à savoir la faillite d’un grand établissement. Le 15 septembre 2008, la décision de laisser tomber Lehman a été désastreuse. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté dans la finance. Les banques ne prêtaient plus, craignant de ne jamais être remboursées et surtout de ne plus pouvoir se financer. L’impact sur l’économie réelle a été immédiat. Derrière le discours très moralisateur tenu à l’époque par les autorités américaines et par un certain nombre de banquiers aux Etats-Unis et en Europe, à savoir « il faut faire un exemple », il y avait en réalité un discours qui l’était beaucoup moins : « il faut faire tomber un concurrent » ! C’était une folie. De fins observateurs ont remarqué que le secrétaire au Trésor américain, Henry Paulson, avait fait toute sa carrière chez Goldman Sachs et qu’il en avait été président pendant huit ans. Les mêmes ont également observé que le lendemain de la chute de Lehman, il a décidé de sauver AIG en apportant 180 milliards de dollars de fonds publics. Or, Goldman Sachs avait des engagements très importants sur AIG. Grâce à cet apport, AIG fera un chèque de 12 milliards de dollars à Goldman Sachs quelques mois plus tard ce qui évitera à cette banque d’être en grande difficulté…
Ce qu’il faut dans de telles crises, c’est agir très vite et à bon escient en évitant à tout prix les effets de contagion. En 1998, quand le hedge fund LTCM fait trembler la planète parce qu’il a des positions perdantes dans les marchés à hauteur de 125 milliards de dollars alors qu’il ne gère que 4 milliards de dollars, en un weekend, le gouvernement américain impose aux banques qui travaillaient avec LTCM d’apporter de l’argent pour sauver le fonds. On a évité une catastrophe mondiale. En mars 2008, le gouvernement américain a apporté in extremis son concours à la banque d’affaires Bear Stearns en organisant son sauvetage par JP Morgan. Demain, si la Deutsche Bank rencontre de graves difficultés, Madame Merkel pilotera elle-même le dossier avec la BCE ! Elle fera tout pour organiser son sauvetage. On ne laisse pas tomber une banque qui emploie 100 000 personnes et qui joue un rôle décisif dans l’accompagnement de l’industrie allemande. Les textes très précis de l’Union bancaire sur la gestion des cas de banques en difficulté sont de ce point de vue de bonnes résolutions qui voleront en éclat au moment de la crise. Les Américains ont été plus prudents dans la rédaction de leurs textes réglementaires en laissant une grande souplesse dans les démarches à entreprendre. Les cas difficiles seront toujours traités par le Secrétaire au Trésor, le Président de la Fed et les autorités de régulation, avec un apport financier de l’Etat si nécessaire. C’est triste à dire car on a promis aux citoyens de ne plus les mettre à contribution mais on ne doit pas se voiler la face. Madame Janet Yellen a elle-même déclaré voici deux ou trois ans qu’il est prématuré de dire que les fonds publics ne seront plus utilisés pour sauver une banque en cas de crise. Après chaque crise financière depuis 1929, les dirigeants politiques déclarent que désormais le recours aux fonds publics est terminé pour sauver un établissement et leurs propos sont démentis avec l’arrivée de la crise suivante… A cet égard, la disposition prise dans le cas de l’Union bancaire pour faire appel aux déposants au-delà de 100 000 euros en cas de crise d’un établissement est, me semble-t-il, très dangereuse : en cas de rumeur sérieuse sur un établissement, les déposants risquent de s’envoler comme des moineaux, accélérant les difficultés de cet établissement. On l’a vu dans le cas récent de Banco Popular : 20% des dépôts ont quitté la banque en trois ou quatre jours avant le rachat de l’établissement par Santander…

Q. L’euro peut-il ne pas survivre à une crise financière d’ampleur ?

R. Crise financière internationale ou non, il est clair que l’euro peut disparaître. C’est ce qui a failli se produire en 2010 et, à l’époque, cela se serait passé dans des conditions dramatiques car toutes les banques de la zone euro détenaient des stocks considérables de dettes publiques d’autres Etats de la zone. On leur avait en effet expliqué pendant dix ans que désormais une dette grecque, espagnole ou allemande, c’était pareil ! Le système financier européen aurait implosé. Chat échaudé craint l’eau froide… Par conséquent, les banques de la zone euro n’écoutent plus ceux qui continuent à tenir ce discours aujourd’hui. Elles détiennent de la dette publique mais essentiellement nationale. C’est ce que l’on appelle la fragmentation des marchés. Les autorités monétaires le déplorent mais c’est une bonne gestion du risque et une implosion de l’euro serait ainsi moins dramatique.
Mario Draghi qui déclarait autrefois que l’euro était « irréversible » reconnaît lui-même que ce n’est plus le cas. En réponse à une question de deux parlementaires italiens en janvier 2017, il a commencé sa réponse par « Si l’Italie se retire de l’euro,… ». Certains dirigeants politiques, et parfois certaines agences de notation, cherchent naturellement à faire peur en agitant la menace d’une forte augmentation de la dette en cas de sortie de l’euro. Ils laissent ainsi planer le doute sur l’application de la Lex Monetae qui dit qu’en matière monétaire ce sont les décisions nationales qui s’appliquent aux investisseurs, et non l’inverse. Tout Etat est libre de changer de monnaie et de rembourser sa dette dans sa nouvelle monnaie. Le Code monétaire et financier affirme, à son article premier, que « La monnaie de la France est l’euro ». L’euro n’est pas une devise étrangère, c’est la monnaie de chaque pays. Si l’Italie sort de l’euro, elle remboursera sa dette en lires avec un montant inchangé, quel que soit le montant de la dévaluation. Il ne faut pas faire de l’euro un enjeu politicien et raconter n’importe quoi. Il faut raisonner en termes de droit international et en termes économiques.
Vingt ans après la création de l’euro, le bilan économique est très négatif :croissance européenne moitié moindre que la croissance américaine, désindustrialisation de certains pays, inégalités spectaculaires entre pays du Nord et pays du Sud, tensions entre dirigeants très fortes, notamment du fait de la domination allemande sur l’économie et les institutions. L’euro attise les divisions au lieu de faire avancer l’Europe. La morphine monétaire a permis provisoirement de fermer les yeux sur une crise qui peut à tout moment de se réveiller, comme un volcan en sommeil.
Pour que l’euro soit un succès, il fallait deux choses : que les politiques économiques convergent, notamment dans les domaines social et fiscal, et qu’il existe une solidarité financière entre l’Allemagne, grande bénéficiaire de l’euro, et les autres pays. Or, sur ces deux points, nous en sommes au degré zéro et l’Allemagne affirme de plus en plus nettement qu’elle ne veut pas payer. Les fondateurs du Traité avaient fait le pari que les peuples de la zone euro basculeraient très vite dans le fédéralisme. Ce n’est pas vraiment ce qui se passe ! Imagine-t-on les Etats-Unis sans transferts financiers entre régions ? Jean Tirole, qui est favorable à l’euro, estime qu’il faudrait que les transferts financiers représentent environ 20% du PIB de la zone !
Tous les dysfonctionnements annoncés par les économistes qui doutaient des avancées fédérales avant la création de l’euro se produisent : mouvements des capitaux en direction des zones les plus attractives sur le plan fiscal et sur le plan des coûts de production et de la tradition industrielle, monnaie sous-évaluée pour certains pays (de 15% pour l’Allemagne selon le FMI) et surévaluée pour d’autres (de 12% pour la France), déséquilibres des paiements courants (en vingt ans l’Allemagne est passée de l’équilibre à un excédent de 8% du PIB), désindustrialisation de certains pays (production industrielle : -10% en France depuis 2000, + 35% en Allemagne), émigration des jeunes du Sud vers le Nord. Economiquement, socialement et politiquement, cette évolution est explosive. La fuite des capitaux du Sud vers le Nord s’accélère même depuis deux ou trois ans, surtout depuis la crise politique italienne, comme le montrent les soldes du système de paiements de la zone euro Target2 : la Banque centrale allemande prête plus de 900 milliards d’euros aux banques centrales des pays du Sud, la Banque centrale italienne emprunte près de 500 milliards d’euros. Des montants qui ont doublé depuis la crise de 2012. Quant au système bancaire européen, comme je l’ai mentionné, il détient, banques centrales et banques commerciales confondues, 38% de la dette publique de la zone afin de tenter de maintenir des taux proches de zéro dans l’ensemble des pays de la zone. Il est difficile d’aller beaucoup plus loin ! Dans ces conditions, la fragilité de la zone euro est considérable et la survie de cette monnaie n’est pas du tout assurée en cas de crise financière internationale grave.
Mais on peut aussi, dans un rêve, imaginer que cette crise ait pour effet de resserrer les rangs en Europe, de provoquer une prise de conscience et de déclencher enfin un réflexe de solidarité financière et fiscale… Je crains que ce ne soit un rêve de plus !

PS : les mesures qu’il faudrait prendre à l’échelon international et en Europe pour éviter une grave crise financière, ou pour remédier à la crise qui arrive, sont exposées dans mon livre « Eviter l’effondrement », au Seuil (2017).

Source : Mediapart, Jean-Michel Naulot, 18-10-2018

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