À l’apogée de l’Empire, le réseau des voies romaines représentait 80.000 kilomètres de routes pavées et 25.000 km de canaux à travers le continent. Un réseau titanesque qui, d’Alep à Manchester et du Pont du Gard au canal Rhin Meuse, a laissé ses marques dans le paysage européen. Au-delà de l’aspect touristique, une équipe de chercheurs en économie dirigée par Matthias Flückiger a voulu mesurer l’empreinte économique laissée par les descendants de Romus et Romulus sur le continent. Pour cela, ils ont réalisé la première étude systématique de l’influence des voies romaines sur le commerce en Europe.

 

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Réseau de transport romain (limité à la portée géographique de notre analyse). Les lignes grises symbolisent les routes, les lignes noires pleines les sections de rivière navigables et les lignes pointillées les routes de navigation côtière. How Roman transport network connectivity shapes economic integration -Matthias Flückiger, Erik Hornung, Mario Larch, Markus Ludwig, Allard Mees -

 

Comment les chercheurs ont-ils procédé?

Tout d’abord, les chercheurs ont méthodiquement découpé l’Europe occidentale (les territoires de l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, l’Italie et du Luxembourg) en carrés de 55 kilomètres de côté. Ils ont ensuite établi le degré de connexion de ces régions entre elles. Une entreprise ô combien difficile lorsque les données sont vieilles de 2000 ans.

Pour les éclairer, les économistes ont fait appel à Allard Mees, archéologue au Musée romano-germanique de Mayence. Ce spécialiste leur a conseillé d’étudier le commerce de la vaisselle en céramique, appelée «terra sigilatta». En effet, dans tout le continent, plus de 200.000 de ces objets ont été excavés et archivés depuis le 18e siècle. Grâce aux tampons apposés sur cette vaisselle, les spécialistes sont capables d’établir sa provenance et peuvent alors reconstruire le trajet entre le producteur et l’utilisateur ; c’est-à-dire le flux commercial.

À la faveur de cette coopération entre économistes et archéologues, et en s’appuyant sur les travaux de recherche d’historiens reconnus, l’équipe de Matthias Flückiger a pu mesurer l’intensité des échanges commerciaux entre les régions de l’Empire romain (représenté sur la carte ci-dessous).

 
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Flux commerciaux de terra sigillata. Chaque couleur est spécifique à une cellule d’origine. Les lignes plus épaisses indiquent des volumes de flux plus importants. Matthias Flückiger, Erik Hornung, Mario Larch, Markus Ludwig, Allard Mees -How Roman transport network connectivity shapes economic integration-

Ensuite, les chercheurs ont déterminé le prix du transport, en combinant les informations relatives au réseau (quel chemin emprunter) avec le coût de chaque mode de transport (grâce à des écrits officiels datant de 301 après J-C). À l’aide de ces informations, ils ont identifié le chemin le moins cher entre deux régions. Puis les chercheurs ont ramené ce coût à la distance pour trouver la «distance effective»: le coût de transport par kilomètre. Ainsi ils ne prennent en compte que les variations relatives à la connectivité du réseau.

En comparant la «distance effective» avec le volume d’échange, les économistes ont pu déduire que sous l’Empire romain, l’intensité des relations commerciales entre deux régions était proportionnelle au coût du transport. Concrètement, le commerce se réduit de 2,4% à chaque fois que la distance effective augmente de 1%.

Quid de la résilience de ces réseaux après la chute de l’Empire?

Les économistes démontrent que l’influence des infrastructures de la Rome antique dépasse, et de loin, cette période. Pour étudier la période médiévale, nul besoin de fouilles archéologiques. La tragique peste noire est en effet très bien documentée, pour cause, puisqu’elle aurait décimé la moitié de la population d’Europe Occidentale. «Nous utilisons cette épidémie car la propagation de la peste se fait le long des couloirs commerciaux, avec les marchands» explique Matthias Flückiger. Les économistes ont examiné la propagation des épidémies de 1346 et 1351, soit, rappelons-le, un petit millénaire après la chute de Rome en 476. Résultats: les régions bien connectées par les voies romaines dans l’antiquité ont été contaminées très rapidement, ce qui valide l’hypothèse d’une continuité entre les réseaux commerciaux antiques et médiévaux le long de ces routes.

Les chercheurs ont ensuite mesuré la variation des prix du blé entre 1321 et 1790. Ici encore, les variations de prix sont faibles entre les régions fortement connectées par le réseau romain (ce qui montre l’existence d’un marché intégré). Au contraire, le prix du blé varie fortement entre les régions éloignées de ces routes et canaux. Traduction: les régions interconnectées durant l’Antiquité le sont tout autant en 1790, soit 1500 ans après l’apogée de l’Empire.

L’influence des voies romaines sur le capitalisme moderne

L’empreinte laissée par Rome va plus loin. Malgré «la transformation radicale des moyens de transport» depuis le XIXe siècle, l’influence du réseau antique s’est maintenue jusqu’à nos jours. Pour le prouver, l’analyse a recensé les liens de capitaux entre les entreprises des régions anciennement intégrées aux voies romaines.

 

Et là encore, les résultats sont significatifs. Une faible “distance effective” entre régions est associée à un nombre plus élevé d’entreprises ayant une filiale dans l’autre région. À l’inverse, plus l’on s’éloigne des anciennes routes commerciales, moins les liens capitalistiques entre entreprises sont importants.

À la fin de l’étude, les chercheurs se risquent à expliquer la cause de cette continuité historique. Tout d’abord, ils expliquent que les régions les mieux connectées dès l’antiquité auraient eu tendance à adopter plus rapidement les nouveaux modes de transports. Ce cercle vertueux de l’innovation a approfondi leurs connexions au fil du temps. Au-delà de l’économie au sens strict, les voies romaines ont aussi favorisé le mouvement des personnes et des idées, favorisant indirectement les échanges commerciaux et l’innovation.

On pourra peut-être regretter le manque d’explications institutionnelles de l’étude, qui omet le rôle du latin comme la lingua franca du continent tout au long du Moyen-Âge, ou encore l’influence du droit romain sur le commerce à l’époque moderne.

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