Les idées issues des sciences de la nature et de la vie ont d'abord joué, dans le siècle écoulé, un rôle historique important ; rôle excitateur et libérateur qui est loin d'être achevé.
Beaucoup d'esprits, rencontrant d'une part certains aphorismes de politique courante, et, les trouvant en opposition directe avec les principes qui règlent tout le reste de la nature, ont été amenés ainsi à examiner ces aphorismes : la nature est-elle constituée sur un principe et la société humaine sur un principe opposé? ou les deux principes sont-ils les mêmes? ou, sans être les mêmes et sans être contraires, ces principes ne sont-ils pas tout à la fois analogues et différents ? Voilà le problème que la biologie a puissamment contribué à poser et à bien poser. Qu'elle ait, par la suite, donné lieu à des confusions, qu'elle ait fait prendre de simples analogies, souvent lointaines, pour des identités, soit mais les services primitifs n'en sont pas moins inoubliables.
Les uns ont été provisoires, et les autres sont permanents. Les idées biologiques ont agi par suggestion en mettant la science politique en état de bien saisir, par ses moyens, l'essence de l'hérédité politique, de la sélection politique, de la continuité politique. Elles ont en outre fourni et elles fourniront des contributions matérielles, qu'il est évidemment impossible de négliger : car, quelque distincte que soit l'hérédité politique de l'hérédité biologique, des rapports nombreux entre les deux ordres de fait découlent de ce que l'être social, l'homme, est aussi un être vivant, et soumis aux lois de la vie.
La science politique est autonome : cela ne veut pas dire qu'elle soit sans communication avec les autres sciences. La sociologie est distincte de la biologie : cela ne veut pas dire que ce soient deux étrangères sans rapport.
Une société peut tendre à l'égalité, mais, en biologie, l'égalité n'est qu'au cimetière.
Plus l'être vit et se perfectionne, plus la division du travail entraîne l'inégalité des fonctions, laquelle entraîne une différenciation des organes et leur inégalité, même l'inégalité de leurs éléments, de quelque identité originelle que ces éléments primitifs se prévalent : l'inégalité peut être au bas degré de l'échelle, au départ de la vie, elle est détruite par les progrès de la même vie. Le progrès est aristocrate.
Cela ne prouve certes pas (pas encore) que notre progrès social doive s'accomplir, de même manière que le progrès animal, aux dépens de l'égalité des individus; cela ne prouve pas (pas encore) que les fonctions et les organes de l'État doivent être inégaux. Toutefois, cela introduit dans les esprits réfléchis, avec les notions claires des démarches constantes de la nature, le sentiment que ces démarches ne sont pas du tout celles que nous propose le dogme révolutionnaire. Ces esprits réfléchis sont ainsi conduits à hésiter entre deux conjectures : peut-être existe-t-il dans la nature universelle un règne humain, établi comme un empire dans un empire et dont la réglementation générale, différant de toutes les autres lois naturelles leur est tout à fait opposée et en comporte le renversement absolu ; peut-être aussi, car la première hypothèse peu vraisemblable choque toutes les idées du temps, peut-être cette vue révolutionnaire est-elle fausse et le statut du genre humain doit-il faire aussi une large part aux lois d'autorité et de hiérarchie qui sont la providence visible des autres êtres.
Autant la méthode biologique comportait de danger si on l'eût maniée au titre de preuve, autant elle offre d'intérêt comme stimulant de la réflexion et instrument de la découverte, les idées sociales découvertes par cette voie pouvant être vérifiées et démontrées par une autre voie.
Ne craignons pas de trop accorder à l'analogie dans cet ordre. Elle est la reine de l'investigation pour toutes les disciplines du savoir. Quelque différence qu'il y ait entre l'intestin, le foie, le cerveau chez l'homme et chez les divers mammifères, personne n'hésite à instituer entre ces organes des observations et des comparaisons dont profite la connaissance. Comment les lois très générales qui sont valables, pour tous les degrés de l'être, depuis le bathybius jusqu’au chimpanzé, n'auraient-elles aucun sens pour l'humanité ! Cela reviendrait à dire que le rocher, la plante, la bête sont des êtres pesants, mais que l'être humain n'a rien à voir avec la balance et les poids. L'unité du plan de la vie s'interromprait absolument et sous tous les rapports au seuil de la société humaine.
Même en admettant que nous soyons placés en dehors de la série animale, pétris et façonnés d'un autre limon que tout ce qui vit, est-il moralement possible que nous n'ayons aucune sorte d'affinité avec cette nature qui nous enveloppe et nous presse? Les précautions banales qui empêchent de mourir l'universalité des races animées ne prendraient pas la moindre part à la sauvegarde de notre vie ! Si les « sublimes animaux », chers au poète romantique, sont aptes à nous offrir des modèles de stoïcisme moral, il serait tout au moins raisonnable de ne pas refuser non plus leurs leçons de persévérance dans l'être, de résistance matérielle, de prospérité et de durée physiques. Tel est au surplus le réflexe spontané de l'esprit humain : la sagesse des nations ne s'en est jamais privée ; ses fables, ses dictons ont souvent fait valoir les rapports parallèles des membres et de l'estomac, des rois et des nations. Les langues humaines identifient couramment le corps social et le peuple, les têtes et les chefs. Pure présomption? Peut-être.
L'immense ratification générale apportée par les sciences de la nature n'est pareillement qu'une présomption. Mais cette présomption est corroborée. Car dès qu'on aborde l'étude directe de L'histoire propre des phénomènes spéciaux à l'homme, la doctrine aristocratique et monarchique est démontrée à sa place et à sa manière. Comte et Fustel peuvent confirmer Taine et Bourget, les lois spécifiques qui gardent de la mort l'homme en société ne sont pas celles des abeilles et des fourmis, elles sont du même ordre, de la même famille et s'accordent à refouler tout système de démocratie dans les causalités du mal et de la mort.
Dès lors, toutes les présomptions qui avaient annoncé ou fait pressentir la preuve directe, l'enveloppent de ce doux rayonnement d'évidences persuasives qui sont à la vérité, contemplées face à face, ce qu'est le jeu flatteur de la phosphorescence aux flèches rectilignes, aux coups droits de la lumière pure. Celle-ci fait son œuvre, le reste tient la place du plus utile des ornements.
On a parfois raillé, traité de cercle vicieux, la définition de la vie, par Bichat, comme l'ensemble des forces qui résistent à la mort. Ce prétendu cercle est une vue de profonde philosophie qui rend hommage à la qualité exceptionnelle et merveilleuse de la réaction de la vie au milieu des assauts acharnés qu'elle subit de toutes parts.
Ainsi la notion de la Paix, inspirée de son vrai amour et de sa juste estime, doit être conçue par rapport à la multitude infinie des éléments et des puissances qui conspirent tantôt à l'empêcher de naître, tantôt à la détruire à peine est-elle née.
Les pacifistes ignorent le prix de la paix : ils supposent la paix toute faite, naturelle, simple, spontanément engendrée sur notre globe. Or il faut qu'on la fasse. C'est le produit de la volonté et de l'art humains. Non, il n'est pas de qualité plus belle et plus noble que celle de pacifique. Mais elle convient uniquement au héros qui la fait. Il ne la trouve pas sous un chou. Pour la faire, il doit manier les outils qui s'appellent des armes. Avant la bombe et la grenade, c'était l'épée. Avant l'épée, la massue et le bâton.
Notre morale a un point faible. Nous croyons que les choses se gardent toutes seules. Nous croyons la paix fille de la nature. Pas du tout. La paix demande beaucoup d'efforts, d'intelligence, de dévouements ou de sacrifices, le passé du genre humain est là pour rappeler qu'aux nations comme aux familles il est plus difficile de conserver que d'acquérir et de conquérir.
Ch. Maurras
Source : Mes idées politiques – Ed. Fayard.