Daniel Hale a révélé le meurtre généralisé et aveugle de non-combattants dans la guerre mondiale des drones américains. Pour son héroïsme, il a été condamné à 45 mois de prison tandis que ceux qui dirigent ces crimes de guerre continuent leur folie meurtrière.
[Rappel : L’Espionage Act of 1917 est une loi fédérale des États-Unis adoptée le 15 juin 1917, peu après l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale. Elle a été modifiée à maintes reprises au fil des ans. Elle était destinée à empêcher toute tentative de gêne avec les opérations militaires américaines comme le soutien d’ennemis du pays pendant la guerre, la promotion de l’insubordination dans l’armée américaine ou l’interférence du recrutement militaire américain. De plus en plus de « lanceurs d’alerte » (whistleblowers) ont été et sont poursuivis sur la base du Espionage Act depuis l’entrée en fonctions de Barack Obama, NdT]
Daniel Hale, un analyste du renseignement de l’armée de l’air en service actif, était debout, sanglé dans son uniforme militaire lors du campement Occupy du parc Zuccotti en octobre 2011 [Occupy Wall Street (OWS) ou Occupy New York (en français : « Occupons Wall Street/New York » est un mouvement de manifestation de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier, NdT]. Il tenait, bien haut, une pancarte sur laquelle on pouvait lire « Libérez Bradley Manning », alors que ce dernier n’avait pas encore annoncé sa transition de genre.
Il posait là un singulier geste plein de conviction que peu d’hommes en uniforme ont eu le cran de reproduire. Il avait pris une semaine de congé pour rejoindre les manifestants dans le parc. Il était présent à 6 heures du matin le 14 octobre lorsque le maire Michael Bloomberg a fait sa première tentative pour faire expulser le parc. Il s’est montré solidaire des milliers de manifestants, parmi lesquels de nombreux travailleurs syndiqués des transports en commun, des enseignants, des Teamsters [syndicat des conducteurs routiers américains, NdT] et des employés des communications, qui formaient un cordon autour du parc. Il a regardé la police alors que celle-ci se repliait aux acclamations de la foule. Mais cet acte de bravoure et de courage moral ne constituait qu’un premier pas.
À l’époque, Hale était en poste à Fort Bragg. Quelques mois plus tard, il a été affecté à la base aérienne de Bagram, en Afghanistan. Plus tard, il devait apprendre qu’alors qu’il se trouvait à Zuccotti Park, Barack Obama donnait l’ordre d’une attaque de drone à quelque 12 000 miles de là, au Yémen, tuant Abdulrahman Anwar al-Awlaki, le fils de 16 ans du religieux radical et citoyen américain Anwar al-Awlaki, qui lui, avait été tué par une attaque de drone deux semaines plus tôt. L’administration Obama a affirmé que l’attaque visait le chef d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, Ibrahim al-Banna, dont elle pensait, à tort, qu’il se trouvait avec le garçon et ses cousins, qui ont tous été tués dans l’attaque. Ce massacre d’innocents a été rendu public, mais il y a eu des milliers d’autres attaques de ce type qui ont tué aveuglément des non-combattants et qui étaient uniquement connues de Hale et des personnes ayant des accréditations de haute sécurité.
À partir de 2013, Hale, alors qu’il travaillait comme entrepreneur privé, a divulgué au journaliste d’investigation Jeremy Scahill quelque 17 documents classifiés sur le programme de drones, bien que le journaliste ne soit pas nommé dans les documents judiciaires. Les documents divulgués, publiés par The Intercept le 15 octobre 2015, révélaient qu’entre janvier 2012 et février 2013, les frappes aériennes des opérations spéciales américaines avaient tué plus de 200 personnes. Parmi celles-ci, seules 35 étaient les cibles visées. Selon les documents, sur une période de cinq mois d’opération, près de 90 % des personnes tuées par les frappes aériennes n’étaient pas les cibles visées. Les morts civils, généralement des passants innocents, étaient systématiquement classés comme « ennemis tués en action. »
Le 31 mars, Hale a été contraint par le ministère de la Justice de Biden de plaider coupable d’un chef d’accusation de violation de l’Espionage Act, une loi adoptée en 1917 et destinée à poursuivre ceux qui transmettaient des secrets d’État à une puissance hostile, mais non ceux qui exposent au public les mensonges et les crimes du gouvernement. Dans le cadre d’un arrangement, Hale a reconnu avoir « conservé et transmis des informations relatives à la sécurité nationale » et avoir divulgué 11 documents classifiés à un journaliste. Il est détenu à la prison d’Alexandria, en Virginie, et attend le verdict de son procès le 27 juillet. S’il avait refusé le plaider coupable, il aurait pu passer 50 ans en prison. Il risque actuellement jusqu’à dix ans de prison.
Il est tragique de constater que son cas n’a pas suscité l’attention qu’il aurait dû. Lorsque Nick Mottern, de la campagne « Interdiction des drones tueurs », a accompagné des artistes projetant l’image de Hale sur les murs du centre-ville de Washington, il a constaté que tous ses interlocuteurs étaient peu au courant du sort de Hale. D’éminentes organisations de défense des droits humains, telles que l’ACLU [Union américaine pour les libertés civiles] et PEN [organisation littéraire et des droits humains internationale], sont restées largement silencieuses et peu impliquées. Le groupe Stand with Daniel Hale a appelé le président Biden à gracier Hale et à mettre fin à l’utilisation de l’Espionage Act pour punir les lanceurs d’alerte, il a aussi organisé une campagne épistolaire pour demander au juge de faire preuve de clémence et a collecté des dons pour le fonds juridique de Hale.
« Daniel Hale est l’un des lanceurs d’alerte les plus déterminants », a déclaré Edward Snowden lors d’une table ronde organisée le 1er mai à l’université du Massachusetts-Amherst à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication des Pentagon Papers. « Il a tout sacrifié – une personne incroyablement courageuse – pour nous dire que la guerre des drones, qui, vous savez, pour tout le monde est tellement évidente, mais que le gouvernement continuait encore à nier officiellement de tant de façons, est là, elle est en cours, et que 90 % des victimes sur une période de cinq mois étaient des innocents ou des passants ou n’étaient pas la cible de la frappe du drone. Sans la voix de Daniel Hale, il nous serait impossible d’en apporter la preuve, nous ne pourrions rien prouver. »
S’exprimant sur Democracy Now ! avec l’animatrice Amy Goodman quelques semaines plus tard, Daniel Ellsberg a reconnu que Hale « a agi de manière vraiment admirable, comme très, très peu de fonctionnaires l’ont fait en affichant le courage moral nécessaire pour se dissocier des activités criminelles et des activités illicites de leur propre administration, et pour leur résister, tout en les dénonçant. »
Hale ayant été inculpé en vertu de l’Espionage Act, il n’a pas été autorisé à expliquer ses motivations et ses intentions à la cour, à la différence d’autres lanceurs d’alerte, dont Chelsea Manning, Jeffrey Sterling, Thomas Drake et John Kiriakou, qui a passé deux ans et demi en prison pour avoir dénoncé la torture systématique de suspects détenus dans des sites noirs. Il n’a pas non plus été en mesure de fournir à la cour les preuves que le programme d’assassinat par drone a tué et blessé un grand nombre de non-combattants, dont des enfants. Il a été jugé dans le district Est de la Virginie, dont une grande partie de la population a des liens avec l’armée ou la communauté du renseignement, et dont les tribunaux sont devenus tristement notoires pour leurs sentences extrêmement rigoureuses prononcées au nom du gouvernement.
Le rapport « Living Under Drones » (Vivre sous les drones, NdT), publié en 2012 par la Stanford International Human Rights and Conflict Resolution Clinic, fournit une documentation détaillée de l’impact humain des frappes de drones américaines au Pakistan. Les drones tirent souvent des missiles Hellfire qui sont équipés d’une tête explosive d’environ 9 kilos. Selon le New York Times, une variante du Hellfire du nom de R9X, transporte « une tête inerte ». Au lieu d’exploser, elle projette environ 30 kg de métal contre un véhicule. L’autre caractéristique de ce missile consiste en « six longues lames logées à l’intérieur », qui se déploient « quelques secondes avant l’impact pour trancher tout ce qui se trouve sur son chemin » – y compris, bien sûr, des gens.
Le nombre de civils tués par les frappes de drones américains se compte en milliers, voire en dizaines de milliers. Le Bureau of Investigative Journalism (TBIJ), une organisation de journalistes indépendants, a par exemple rapporté que de juin 2004 à la mi-septembre 2012, les frappes de drones avaient tué entre 2 562 et 3 325 personnes au Pakistan, dont 474 à 881 étaient des civils, dont 176 enfants.
Les drones orbitent 24 heures sur 24 dans le ciel de l’Irak, de la Somalie, du Yémen, de l’Afghanistan, du Pakistan et de la Syrie. Sans prévenir, les drones, opérés à distance depuis des bases de l’armée de l’Air aussi éloignées que le Nevada, tirent des munitions qui détruisent des maisons et des véhicules ou tuent des groupes entiers de personnes dans des champs ou lors de rassemblements communautaires, de funérailles ou de mariages. Les plaisanteries des jeunes opérateurs de drones, qui traitent souvent les meurtres comme s’il s’agissait de jeux vidéo améliorés, révèlent la cruauté de ces meurtres aveugles. Les opérateurs de drones désignent les enfants victimes d’attaques de drones du nom de « petits terroristes miniatures. »
« Vous avez déjà marché sur des fourmis sans y penser ? » a déclaré au Guardian Michael Hass, un ancien opérateur de drone de l’armée de l’Air. « Voilà ce que vous êtes amené à penser concernant les cibles – de simples taches noires sur un écran. Vous commencez à faire ces exercices psychologiques pour que ce que vous avez à faire vous semble plus facile – ils l’ont mérité, ils ont choisi leur camp. Il vous fallait anéantir une partie de votre conscience pour continuer à faire votre travail chaque jour – et ignorer ces voix qui vous disaient que ce n’était pas bien. »
L’omniprésence des drones dans le ciel, et la conviction qu’à tout moment ces drones peuvent vous tuer, vous et votre famille, suscitent des sentiments d’impuissance, d’anxiété et de peur constante.
« Leur présence terrorise les hommes, les femmes et les enfants, générant anxiété et créant un traumatisme psychologique au sein des communautés civiles », peut-on lire dans le rapport de 2012 sur la guerre des drones au Pakistan. « Ceux qui vivent sous la menace des drones doivent faire face à cette inquiétude constante, savoir qu’une frappe mortelle peut être déclenchée à tout moment et à la certitude qu’ils sont impuissants à se protéger. Ces craintes ont affecté le comportement.
La pratique américaine consistant à frapper la même zone à plusieurs reprises, et les preuves que cela a amené la mort de personnes portant secours aux victimes font que tant les membres de la communauté que les équipes d’humanitaires ont peur ou ne veulent pas aider les victimes blessées. Certains membres de la communauté évitent de se réunir en groupe, y compris au sein d’importants organes tribaux de résolution des conflits, de peur d’attirer l’attention des opérateurs de drones. Certains parents choisissent de garder leurs enfants à la maison, et des enfants blessés ou traumatisés par les frappes ont déserté l’école. »
Les drones sont devenus des machines à tuer qui sèment la mort de manière aléatoire et handicapent généralement de manière permanente les victimes qui y survivent.
« Les missiles tirés par les drones tuent ou blessent de plusieurs façons, notamment par la calcination, les éclats d’obus et la libération de puissantes ondes de choc capables d’écraser les organes internes », peut-on lire dans le rapport. « Ceux qui arrivent à survivre aux frappes de drones souffrent souvent de brûlures les défigurant et de blessures par éclats, d’amputations de membres, ainsi que de pertes de vision et d’audition. »
Hale, aujourd’hui âgé de 33 ans, a toujours eu des doutes concernant la guerre, mais il s’est engagé en 2009 lorsque Obama est arrivé au pouvoir. Il espérait qu’Obama corrigerait les excès et le non-respect de la loi de l’administration Bush. Au lieu de cela, Obama, quelques semaines après son entrée en fonction, a approuvé le déploiement de 17 000 soldats supplémentaires en Afghanistan alors que 36 000 soldats américains et 32 000 soldats de l’OTAN y étaient déjà déployés. À la fin de cette année-là, Obama a encore augmenté de 30 000 personnes l’effectif des troupes en Afghanistan, doublant ainsi le nombre de pertes américaines.
Il a également développé massivement le programme de drones, faisant passer le nombre de frappes de quelques dizaines l’année précédant son élection à 117 au cours de sa deuxième année de mandat. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, Obama avait présidé au meurtre d’au moins 3 000 militants présumés et de centaines de civils. Il a autorisé ce que l’on appelle les « frappes de signature », qui permettent à la CIA de mener des attaques de drones contre des groupes de militants présumés sans en avoir réellement l’identité [Attaque militaire par un ou plusieurs drones dans laquelle des personnes sont ciblées parce que leurs activités sont censées correspondre à un profil comportemental particulier, bien que leur identité individuelle soit inconnue,NdT].
Il a étendu l’empreinte de la guerre des drones, en établissant des bases de drones en Arabie saoudite, en Turquie et dans d’autres pays, afin d’étendre les attaques à la Syrie et au Yémen. L’administration Obama a également inculpé huit lanceurs d’alerte en vertu de l’Espionage Act, soit plus que toutes les administrations précédentes réunies. L’administration Biden, comme les administrations Trump et Obama, continue de lancer des frappes de drones généralisées à l’échelle mondiale.
« Avant de m’engager dans l’armée, j’étais bien conscient que j’allais entrer dans quelque chose auquel je m’opposais, avec lequel je n’étais pas d’accord », déclare Hale dans le film documentaire de 2016 « National Bird ». « Je me suis quand même engagé par désespoir. J’étais sans abri. J’étais désespéré. Je n’avais nulle part où aller. J’étais au bout du rouleau. L’Air Force était prête à m’accepter. »
Dans le film, Hale fait allusion à une enfance difficile et chaotique.
« C’est assez marrant, un peu ironique aussi, parce que jusqu’à présent, je suis le seul homme adulte de toute ma famille, proche et lointaine, à n’être pas allé en prison jusqu’à présent, dit-il. Je suis issu d’une longue lignée de détenus, en fait, une tradition très noble de ratés qui se soûlent avant de prendre le volant, ou vendent de l’herbe, ou portent une arme alors qu’ils ne devraient pas en porter, au mauvais endroit au mauvais moment, c’est en grande partie de là d’où je viens. »
Il a été affecté au commandement des opérations spéciales conjointes à Fort Bragg et a suivi une formation linguistique et de renseignement. Il a travaillé pour l’Agence nationale de sécurité (NSA) en Afghanistan en tant qu’analyste du renseignement identifiant des cibles pour le programme de drones. Son habilitation de sécurité « Top Secret/Sensitive Compartmented Information » (TS/SCI) lui a permis d’accéder à la vaste guerre mondiale des drones, cachée au public, et aux très longues « kill lists » secrètes d’Obama [La Disposition Matrix, officieusement connue sous le nom de liste de mise à mort, est une base de données d’informations permettant de suivre, capturer, restituer ou tuer des ennemis présumés des États-Unis,NdT].
« Il existe plusieurs listes de ce type, utilisées pour cibler des individus pour différentes raisons », a-t-il écrit dans un essai intitulé « Why I Leaked the Watchlist Documents » (Pourquoi j’ai fait fuiter des listes de cibles, NdT), publié à l’origine de manière anonyme dans le livre « La machine à tuer : La guerre des drones » de Jeremy Scahill et de l’équipe de The Intercept. Le livre est basé sur les documents fuités communiqués par Hale qui ont d’abord été publiés dans une série de huit articles intitulée « The Drone Papers » publiée par The Intercept.
« Certaines de ces listes sont étroitement surveillées, d’autres concernent plusieurs services de renseignement et agences locales d’application de la loi, écrit Hale dans l’essai. Il existe des listes utilisées pour tuer ou capturer des « cibles de haute importance » supposées, et d’autres destinées à menacer, contraindre ou simplement surveiller l’activité d’une personne. Cependant, toutes ces listes, qu’elles soient destinées à tuer ou à réduire au silence, ont pour origine du Terrorist Identities Datamart Environment [ le TIDE est le système de traitement de données de l’administration des États-Unis, dépendant du Centre national de contre-terrorisme,NdT] et elles sont tenues à jour par le Terrorist Screening Center du National Counterterrorism Center. L’existence de TIDE n’est pas classifiée, cependant les détails concernant son fonctionnement au sein de notre gouvernement sont totalement inconnus du public. En août 2013, la base de données a franchi le cap du million d’entrées. Aujourd’hui, elle compte des milliers d’entrées de plus et connaît une croissance plus rapide que jamais depuis sa création en 2003. »
Le Terrorist Screening Center, écrit-il, ne stocke pas seulement les noms, les dates de naissance et autres informations d’identification des cibles potentielles, elle conserve aussi « les dossiers médicaux, les dossiers scolaires et les données des passeports ; les numéros de plaque d’immatriculation, les adresses électroniques et les numéros de téléphone portable (ainsi que les identités internationales d’abonnés mobiles et les identités internationales d’équipement de station mobile) ; vos numéros de compte bancaire et vos achats ; et d’autres informations sensibles, y compris l’ADN et les photographies permettant de vous identifier grâce à un logiciel de reconnaissance faciale. »
Les données sur les suspects sont recueillies et mises en commun par les agences de renseignement connues sous le nom de Five Eyes, alliance de services de renseignement composée de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis. Chaque personne figurant sur la liste se voit attribuer un numéro personnel TIDE, ou TPN.
« Depuis Oussama ben Laden (TPN 1063599) jusqu’à Abdulrahman Awlaki (TPN 26350617), le fils américain d’Anwar al Awlaki, toute personne ayant été la cible d’une opération secrète s’est d’abord vu attribuer un TPN et a été étroitement surveillée par toutes les agences qui suivent ce TPN, bien avant d’être finalement inscrite sur une liste distincte et condamnée à mort de manière extrajudiciaire », écrit Hale.
Il a également révélé qu’au sein des plus d’un million d’entrées de la base de données TIDE environ 21 000 concernaient des citoyens américains.
Après avoir quitté l’armée de l’air en juillet 2013, Hale a été salarié entre décembre 2013 et août 2014, en tant qu’analyste en géographie politique, par l’entrepreneur privé de défense National Geospatial-Intelligence Agency. Il a dit avoir accepté ce travail, qui était rémunéré 80 000 dollars par an, parce qu’il avait désespérément besoin d’argent et qu’il espérait aller à l’université. Mais à cette date, il était dégoûté par le programme de drones et déterminé à faire prendre conscience au public de ses abus et de son caractère illégal. Inspiré par le militant pacifiste David Dellinger, il avait décidé, lui aussi, de devenir un traître à « l’American way of death » [calqué sur American way of life : mode de vie américain ici style de mort à l’américaine,NdT]. Il allait faire amende honorable pour sa complicité dans les tueries, même au prix de sa propre sécurité et de sa liberté.
« Lorsque le président déclare devant la nation qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour s’assurer avec presque certitude qu’aucun civil ne sera tué, il le dit parce qu’il ne peut pas dire le contraire, parce que chaque fois qu’une action est entreprise pour achever une cible, il y a une certaine part de hasard, dit Hale dans le film. Ce n’est qu’après avoir largué quelque type de munition que ce soit que l’on connaît l’ampleur des dégâts réels. Souvent, la communauté du renseignement, le commandement des opérations spéciales conjointes, y compris la CIA, dépendent des renseignements qui viennent après coup et qui confirment que la personne visée a été tuée ou non lors de la frappe. »
« Les personnes qui se prononcent en faveur des drones, et de la façon dont ils sont utilisés, affirment qu’ils protègent les vies américaines en les préservant du danger, ajoute-t-il. En réalité ils ont pour effet d’enhardir les décideurs, dans la mesure où il n’y a pas de menace, aucune conséquence immédiate. Ils pourront procéder à cette frappe. Ils pourront potentiellement tuer la personne qu’ils veulent absolument éliminer en raison de l’éventuel danger qu’elle représente pour les États-Unis. Mais si le hasard fait qu’ils ne tuent pas cette personne, ou que d’autres personnes sont également tuées, il n’y a aucune conséquence. Lorsqu’il s’agit de cibles de grande valeur, les missions ne visent qu’une seule personne à la fois, mais toute autre personne tuée lors de cette frappe est inconditionnellement considérée comme un complice de la personne ciblée. Ainsi, tant qu’ils peuvent raisonnablement déterminer que toutes les personnes dans le champ de vision de la caméra sont des hommes d’âge militaire, c’est-à-dire toute personne dont on pense qu’elle a 16 ans ou plus, elles sont considérées comme des cibles légitimes selon les règles de combat. Si cette frappe a lieu et que tous sont tués, ils disent simplement qu’ils les ont tous eus. »
Les drones, prévient-il, rendent le meurtre à distance « trop facile, trop pratique. »
Le 8 août 2014, le FBI a fait une descente à son domicile. C’était son dernier jour de travail pour l’entrepreneur privé. Deux agents du FBI, homme et femme lui ont collé leurs badges sous le nez lorsqu’il a ouvert la porte.
« Tout de suite derrière eux ont débarqués environ 20 agents, quasiment tous pistolets dégainés, certains portant des gilets pare-balles, dit-il dans le film. À ce moment-là, je ressentais une peur extrême. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Au total, il pouvait y avoir au moins 30 à 50 agents qui entraient et sortaient de la maison à différents moments de la soirée, prenant des photos de chaque pièce et de tout, recherchant toutes sortes choses.»
Au moment de la fin de leur intervention, sa maison avait été dépouillée de tous ses appareils électroniques, y compris de son téléphone portable.
Pendant les cinq années suivantes, il a vécu dans l’incertitude de son sort. Il a lutté pour trouver du travail, a combattu la dépression et a envisagé le suicide. La loi lui interdisait de parler de sa situation critique, même avec un thérapeute. En 2019, l’administration Trump a inculpé Hale sous quatre chefs d’accusation de violation de l’Espionage Act et un chef d’accusation de vol de biens gouvernementaux.
Les milliers d’assassinats ciblés perpétrés par des drones, souvent dans des pays qui ne sont pas en guerre avec les États-Unis, constituent une violation flagrante du droit international. Ils dressent contre nous des pans entiers de la population mondiale. Les listes secrètes d’exécutions, qui comptent des citoyens américains, ont transformé le pouvoir exécutif tout à la fois en juge, jury et bourreau, supprimant le droit à une procédure régulière. Ceux qui commettent ces meurtres n’ont aucun compte à rendre. Hale a sacrifié sa carrière et sa liberté pour nous mettre en garde. Il ne représente aucun danger pour le pays. Le danger auquel nous sommes confrontés vient du programme secret des drones, qui échappe à tout contrôle et qui est en passe d’être adopté par les forces de l’ordre nationales. Si l’on n’y prend garde, la terreur que nous imposons aux autres, nous nous l’imposerons bientôt à nous-mêmes.
Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l’étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et National Public Radio. Il est l’hôte de l’émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.
Source : Scheerpost, Chris Hedges, 12-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises