Comprendre le jeu subtil des relations internationales, saisir l’articulation subtile qui unit la diplomatie à la guerre, appréhender correctement les facteurs de déclenchement des conflits, démonter les mécanismes de gestion des crises en politique étrangère, autant d'exigences qui requièrent des décideurs politiques une longue expérience et une solide connaissance de l'histoire.
Il y a vingt cinq siècles, un terrible conflit déchira la Grèce antique. Thucydide en fut le narrateur, mais aussi l’analyste précis. Déjà les raisons étaient commerciales, déjà on se masquait derrière l’humanitaire pour camoufler ses velléités expansionnistes...
Depuis, rien n’a vraiment changé. La leçon d’hier vaut pour aujourd’hui comme pour demain, aussi longtemps sans doute qu'il y aura des hommes...
"Parmi les incidents qui déclenchèrent la Guerre du Péloponnèse, il y avait celui du décret pris contre Mégare et interdisant à celui-ci l'usage des marchés de l’Attique et des ports de l'empire". Vingt-cinq siècles avant la crise du Golfe, Thucydide notait déjà que des problèmes d'accès à la mer et d'ouverture de zones d’expansion commerciale allaient servir de détonateur au plus formidable conflit entre les cités grecques. À peine sortis victorieux, avec beaucoup de bonheur, de leurs luttes farouches contre les Perses, les Grecs plongeaient à nouveau dans la guerre. Entre eux.
De 431 à 404 avant notre ère, la Guerre du Péloponnèse voit s’affronter les deux cités rivales qui dominent la Grèce. D’un côté, Athènes, puissance thalassocratique en quête de nouveaux marchés, cité démocratique, où le règne de l’argent est roi, où la tradition se trouve peu à peu oubliée au profit des valeurs commerciales et financières. Athènes vit des échanges. Elle a des colonies. Elle veut dominer la Grèce par sa puissance commerciale et sa flotte. De l'autre, l'austère Sparte, cité guerrière, repliée sur elle-même, surveillant jalousement ses conquêtes de Messénie, vivant sur un style militaire, préoccupée de la défense de ses traditions et soucieuse de gloire. Elle va être le bouclier derrière lequel s’abritent toutes les petites cités grecques qu’effraye la toute puissance et l’arrogance d'Athènes (1). L’affrontement est inéluctable. Il reflête l’opposition de deux manières différentes de concevoir le monde. Si Sparte allait l’emporter de magistrale manière, grâce à l'extraordinaire habileté de ses généraux, les deux protagonistes devaient cependant ne jamais se relever de cette lutte fratricide, comme plus de deux mille ans plus tard, l'Europe ne s'est toujours pas relevée des deux guerres civiles qui l’ont rendu exsangue et stérile.
Thucydide va être le peintre de ce conflit. Né en 465 avant notre ère, il est le fils d'une grande famille d'Athènes, liée au parti aristocratique, qui a des intérêts dans les mines d'or de Thrace. Dès le début des évènements en 431, il se met à collecter des informations pour entreprendre le récit de la guerre. En 424, élu stratège, il reçoit pour mission de surveiller la côte, de Thrace. Malgré quelques belles manoeuvres, il ne peut empêcher le Spartiate Brasidas de prendre pied dans la région. Les Athéniens lui en tiennent rigueur, et le condamnent à l'exil. C'est là, en Thrace, qu’il commence la rédaction de son "Histoire de la Guerre du Péloponnèse", qui restera dans l’histoire de la pensée en occident tout à la fois comme un monument de la science historique et de la science politique, dont Thucydide reste, vingt-cinq siècles plus tard, l’un des pères fondateurs. Lorsqu’il rend l’âme, de mort violente nous dit-on, aux alentours de 400 avant notre ère, son oeuvre est inachevée. Il faudra attendre les "Helléniques" de Xénophon, le mercenaire philosophe qui, lui aussi, allait être condamné à l’exil par les Athéniens, pour que la fin de ce terrible conflit soit connu.
Historien politiquement incorrect
Thucydide est simultanément conteur et un enquêteur. Durant les vingt ans que dure son exil, il voyage pour vérifier la véracité des témoignages, se rendant probablement, jusqu'e Sicile, et en Italie pour comprendre sur le terrain, les raisons de la déroute des Athéniens sur cette zone de combat. Il écarte de ses écrits les fables ou les récits légendaires, se livre à des recherches approfondies pour remettre les faits en perspective.
Impartial, honnête, refusant de croire aux pseudo-vérités distillées par les propagandistes de tous bords, il eut probablement été diabolisé en notre époque pour s’être montré politiquement incorrect. "Il avait discerné que les divers incidents qui furent mis en avant étaient en réalité des signes, ou des prétextes, et que pour trouver "la cause la vraie" de la guerre, il fallait remonter plus haut", remarque Jacqueline de Romilly, qui est aujourd'hui en France ce l’une des meilleures spécialistes de Thucydide (2). Thucydide, ajoute-t-elle "a en effet, tout combiné : la rigueur de l'esprit critique le plus exigeant avec la plus haute ambition intellectuelle". De fait, pour écrire l’histoire, il prend ses précautions : "Pour ce qui est des actes accomplis pendant la guerre, je n'ai pas cru devoir en écrire d’après les récits du premier venu, ni en suivant ma propre impression ; mais j’en ai parlé soit d’après ce que j’ai vu moi-même, soit après enquête aussi attentive que possible sur le témoignage d’autrui. Tâche bien difficile parce que de chaque côté, les récits des témoins oculaires étaient commandés non par les faits eux-mêmes, mais par des caprices de mémoires". En refusant les vérités officielles, Thucydide pose clairement le problème de l'existence de la vérité en histoire. Il est vrai que dans notre France où ce que l'on doit dire, écrire et penser en matière historique passe par le filtre de lois votées au Parlement, une telle exigence semble désormais incongrue...
Thucydide ne se borne pas à enregistrer les évènements qui secoue son siècle (3). Il sait aussi, dégager habilement les véritables causes des affrontements, montrer le rôle-clé des discours tenus par les hommes politiques, mettre en relief la subtile combinaison du jeu diplomatique et des tactiques guerrières. Il se pose en analyste politique. Thucydide établit ainsi des schémas de raisonnement sur le traitement des crises qui demeurent encore d’une complète pertinence. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’analyse de Thucydide sur les raisons profondes de cette guerre entre Grecs vaut pour notre vingtième siècle finissant : "Je crois que le véritable motif, et aussi le moins avoué, ce fut l'accroissement de la puissance des Athéniens et la crainte qu’elle inspirait aux Lacédémoniens, les forçant ainsi d’entrer en guerre : je vais indiquer en outre les prétextes qui furent allégués de part et d'autre pour rompre les traités et passer à l'état de guerre". Arkhidamos, le prudent roi de Sparte, sait bien que même lorsque l’on possède les meilleurs soldats du monde, l’argent demeure le nerf de la guerre, et qu’en la matière, l’austère Sparte demeure bien faible face à Athènes : "la guerre dépend plus de l’argent que des armes ; c’est l’argent qui fournit les armes, principalement à des peuples continentaux contre les peuples maritimes. Procurons-nous d'abord de l’argent et ne nous laissons pas entraîner auparavant par les discours de nos alliés". Ceux qui, chez nous aujourd’hui, prétendent faire une meilleure armée avec moins d’argent, ou qui se laissent imprudemment entraîner dans des opérations où l'intérêt supérieur de la nation n’est pas en eu, seraient bien avisés de relire la "Guerre du Péloponnèse"…
L’arme dialectique
Pour présenter son récit de manière vivante, Thucydide, choisit de donner la parole aux protagonistes, par le biais de discours antithétiques, procédé de rhétorique venant de la sophistique, à l'école de laquelle il a été formé dans sa jeunesse. Thucydide l’a bien compris : la guerre des mots précède toujours la guerre tout court, et l’accompagne ensuite sans relâche. Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’oraison funèbre prononcée par Périclès en l’honneur des guerriers athéniens tombés au champ d'honneur lors de la première année de la guerre. On y trouve résumé en quelques très belles formules la conception athénienne de la démocratie. De même, les interventions des dirigeants spartiates, rapportées avec soin, permettent de découvrir la nature réelle de l'idéal aristocratique qui habitait la cité guerrière.
Thucydide s’impose ainsi comme le grand ancêtre de la polémologie, cette science des conflits, directement dérivée de la géopolitique, et dont l’un des maîtres à penser dans notre pays fut Julien Freund. "Relisons l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, écrit ce dernier, et nous comprenons mieux la concordance des propagandes et des discours vertueux des Américains et des Russes contre le colonialisme pratiqué par les Empires occidentaux : la liquidation de l'impérialisme européen n'a nullement signifié la fin de tout impérialisme, mais elle a livré l'espace à la concurrence des deux autres volontés impérialistes. La question n’est pas de pleurer la fin de l’empire britannique ou français, mais de n’être pas politiquement dupe du nouveau déplacement des forces, ni d’un pathétisme moral. La puissance demeure le fondement des relations internationales même si pour des raisons, les unes plus généreuses que les autres, nous voudrions qu’il n’en fût pas ainsi", (4). À l'heure où les Français se font chasser en beauté de leurs anciennes zones d’influence d’Asie, du Moyen-Orient ou d’Afrique par les Anglo-saxons, nos dirigeants seraient bien inspirés de méditer les enseignements de Thucydide...
1 - Voir par exemple Jean Hartzfeld, "Histoire de la Grèce ancienne" : "Avant la guerre du Péloponnèse, on ne peut parler d'un impérialisme de Sparte. Dans la confédération péloponnésienne, la liberté des cités participantes était respectée. Il en allait différemment du côté d'Athènes".
2 - Jacqueline de Romilly a consacré sa thèse de doctorat en 1947, à "Thucydide et l'impérialisme athénien", suivie en 1956 de "Histoire et raison chez Thucydide", et plus récemment de "La construction de la vérité chez Thucydide".
3 - Contrairement à une idée reçue, la guerre est une composante essentielle de la politique, y compris dans la Grèce antique. "En Grèce ancienne, la guerre est une menace constante, tenue pour inévitable. Durant le V° et le IV° siècles, Athènes ne connut la paix qu'une année sur trois. Et encore la notion de "paix" correspond-elle seulement pour les Grecs de l'époque classique a celle de "trêve", période limitée à quelques décennies au plus", (Pierre Ducrey, "Guerres et guerriers dans la Grèce antique", Payot, 1985).
4 - Julien Freund, "Politique et impolitique", Sirey, p.419.