Il y a cent ans, le 22 mars 1922 naissait à Bruxelles Jean Thiriart. Disparu, il y aura bientôt trente ans, le 23 novembre 1992, cet Européen d’origine belge a réfléchi sur l’organisation politique de notre continent une grande partie de sa vie. Dans les années 1960, son mouvement transnational Jeune Europe affrontait les militants de la Fédération des étudiants nationalistes et d’Europe-Action pour de profondes divergences théoriques. Au risque de choquer, Thiriart était l’anti-Dominique Venner. Si l’auteur d’Histoire et tradition des Européens versait dans le romantisme politique, Thiriart agissait, lui, en réaliste pragmatique, porteur d’un projet géopolitique total très ambitieux.
Le public francophone redécouvre peu à peu cette figure quelque peu effacée dont les idées ont marqué Guillaume Faye, Jean Parvulesco et Alexandre Douguine. D’ailleurs, trois mois avant de mourir, Jean Thiriart s’était rendu en Russie du 16 au 24 août 1992. Il y rencontra les principales figures de l’opposition nationale-patriotique : Sergueï Babourine, le journaliste Alexandre Prokhanov, le responsable communiste Guennadi Ziouganov ou le fameux « Colonel noir » de nationalité lettonne Viktor Alsknis, partisan du soviétisme.
Longtemps seul disponible, son ouvrage, assez daté, Un Empire de quatre cents millions d’homme, l’Europe. La naissance d’une nation, au départ d’un parti historique, est réédité en 2007 chez Avatar dans la collection « Heartland ». D’autres livres de et sur Thiriart sont maintenant parus. Signalons d’abord l’excellent Thiriart de Yannick Sauveur dans la collection « Qui suis-je ? » chez Pardès en 2016. Mentionnons aussi la sortie en 2018 aux éditions Ars Magna de deux recueils d’articles, de témoignages et d’études, Le prophète de la grande Europe, Jean Thiriart, et L’empire qui viendra. Enfin parurent cette même année chez deux éditeurs différents, Ars Magna et les Éditions de la plus grande Europe, un essai inédit rédigé en 1983 – 1984 à l’heure de la Guerre froide, L’empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, à l’initiative respective et concurrente de Christian Bouchet et de Yannick Sauveur.
En dépit de cette relative abondance éditoriale, la pensée de Jean Thiriart reste méconnue. Il faut avouer qu’elle ne se range pas facilement dans une case politicienne quelconque. Contempteur constant de l’horreur étatsunienne, Jean Thiriart, en lecteur assidu de Machiavel et de Vilfredo Pareto, comprend dès la perte du Congo belge pour lequel il s’était investi au sein du Comité d’action et de défense des Belges d’Afrique, puis du Mouvement d’action civique l’inanité du nationalisme belge. Il se prononce très tôt en faveur de l’unité intégrale du continent européen. Au fil de l’actualité internationale entre 1962 et 1992, celle-ci s’étend de Dublin à Bucarest, puis de l’Islande au Kamtchatka, voire plus vaste encore. Dans les dernières années de sa vie, quand Jean Thiriart collabore à la revue Nationalisme et République de Michel Schneider qui appelle à voter « oui » au référendum sur le traité de Maastricht, il envisage un ensemble géopolitique unifié englobant l’Europe, toute l’URSS, la Turquie, la « Grande Syrie » (Liban, Syrie, Israël, Palestine, Jordanie) ainsi que l’Égypte et le Maghreb. Ce vaste territoire aurait pour capitale paneuropéenne la ville bicontinentale d’Istanbul.
Détestant autant les nationalismes « historiques » (français, allemand, italien, etc.) que les micro-nationalismes (basque, catalan, corse, écossais…) et toutes les revendications religieuses sur la place publique, Jean Thiriart conçoit un État central unitaire européen dont les piliers seraient la laïcité et l’omnicitoyenneté. Il y a du Mustapha Kemal Atatürk en lui. L’appartenance à la Très Grande Europe ne reposerait pas sur l’identité ethnique, la spiritualité, l’histoire ou la langue, mais sur la valeur politique et territoriale d’un nouveau civisme. Ainsi, quel que soit son lieu de naissance dans cet État tricontinental, le citoyen paneuropéen s’estimerait partout chez lui dans cette aire particulière qui prend la forme d’un État-nation continental et républicain. Inspiré du précédent impérial romain et de son prolongement byzantin au Moyen Âge, « mon concept est celui du transnationalisme, qui dit : un citoyen circule librement dans la République impériale et où qu’il se trouve à travers les anciennes nations dont toutes les barrières ont été abolies, il exerce ses prérogatives de citoyen ». Cette vision sur-européenne cherche par ailleurs à expliquer, à l’instar du modèle assimilateur de la IIIe République française, une politique volontariste d’agrégation des peuples, quitte à éradiquer au préalable les cultures vernaculaires et nationales autochtones.
Jean Thiriart envisage l’unité européenne selon les critères géopolitiques du « grand espace » et de « puissance ». Il récuse par conséquent le principe traditionnel de l’Empire et sa déclinaison en trois patries (régionales, nationales et continentale) enchâssées. Ses détracteurs l’ont accusé de « jacobinisme » paneuropéen. Il assume volontiers cette appréciation.
L’empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin prend en 2022 une étonnante actualité. « L’URSS est aujourd’hui la dernière nation indépendante en Europe, écrit-il. À qui donc s’adresser d’autre ? » Ne peut-elle pas devenir le facteur « prussien » de l’unification plus qu’européenne ? Jean Thiriart considère en effet que « l’URSS est condamnée à la fuite en avant. Elle est condamnée à s’agrandir, à se consolider. Elle est condamnée à faire – intelligemment – la Très Grande Europe. À en finir avec la fiction des États polonais, roumain, hongrois, tchèque… […] L’URSS doit proposer à l’Europe de l’Ouest – que sa fuite en avant va probablement l’amener à conquérir militairement – l’intégration totale dans la nation soviétique. L’Europe russe, c’est nous avilir au rang d’objet de la politique, c’est recommencer l’erreur de l’Europe allemande. À l’inverse, l’Europe soviétique, c’est nous donner l’occasion à nous, Européens de l’Ouest, de redevenir des sujets de la politique, des sujets de l’histoire ». Or, l’Union soviétique n’existe plus… Ne serait-ce pas une utopie certaine de vouloir fondre l’Europe romane, gothique et baroque avec l’Europe slave et la Russie ?
Malgré le caractère centralisateur et uniformisateur de sa ligne-directrice intransigeante, Jean Thiriart n’appartient pas moins aux « bons Européens », à ces personnalités d’exception prêtes à se dévouer pour leur idéal. Son œuvre continue à se voir écartée des cénacles universitaires vérolés. Entre les souverainismes national et régional, l’euro-mondialisme cosmopolite, l’euro-ethnisme ou même l’Europe impériale, son exigence de l’Europe mérite cependant une véritable attention. Que des chercheurs sérieux et objectifs s’y penchent enfin serait finalement une belle démarche pour ce centième anniversaire !
Salutations flibustières !
GF-T
« Vigie d’un monde en ébullition », n° 25, mise en ligne le 23 mars 2022 sur Radio Méridien Zéro.
Le lien audio est : https://radiomz.org/vigie-dun-monde-en-ebullition-25-le-centenaire-dun-realiste-europeen/