Ric Prado, agent de longue date de la CIA, vient de publier ses mémoires. Qu’il s’agisse de former des paramilitaires d’extrême droite meurtriers ou de se plaindre des « trous de l’enfer » du monde entier, il est d’une franchise choquante – mais son contenu n’est guère surprenant pour quiconque connaît la politique étrangère des États-Unis.

 

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Les mémoires de Ric Prado, Black Ops, donnent un aperçu des stratégies et des opérations de la CIA au début du XXIe siècle. (Charles Ommanney / Getty Images)

Ric Prado a fui Cuba après la révolution de 1959 alors qu’il avait dix ans. Il a ensuite travaillé pour la Central Intelligence Agency (CIA) pendant vingt-quatre ans – une expérience qu’il raconte dans ses récentes mémoires, Black Ops : The Life of a CIA Shadow Warrior – puis a travaillé dans des opérations militaires privées, notamment un passage chez Erik Prince et Blackwater.

Comme d’autres anciens de la CIA, Prado n’est pas en mesure de publier tous les détails de son travail, et son livre comporte plusieurs niveaux. Il n’en reste pas moins que ses mémoires offrent un aperçu précieux de la mentalité d’un membre éminent des opérations de la CIA au début du XXIe siècle, ainsi que des stratégies et activités de la CIA, du Nicaragua à la Corée du Nord en passant par l’Afrique du Nord et au-delà.

La vérité qui ressort de Black Ops est que les agents de la CIA possèdent souvent une mentalité néocoloniale et paternaliste, et une conviction inébranlable que les États-Unis sont en position légitime de dominer le monde. Ils estiment qu’il est de leur devoir d’intervenir pour façonner la politique mondiale, même si cela implique de saper ou de renverser des gouvernements démocratiquement élus. Et ils pensent que la violence et le meurtre sont des moyens justes pour atteindre ces objectifs.

 

La vengeance de Prado

Ces derniers mois, Prado a attiré l’attention pour son affirmation selon laquelle les oligarques russes devraient assassiner le président russe Vladimir Poutine. Aussi choquante qu’elle soit, la suggestion de Prado est en totale adéquation avec sa mentalité hyperviolente, telle qu’elle apparaît à la fois dans ses mémoires et dans d’autres épisodes de sa vie.

Prado a un jour fait l’objet d’une enquête à Miami, où la police le soupçonnait d’avoir aidé aux meurtres d’opposants du trafiquant de drogue condamné Alberto San Pedro, qui était son ami d’enfance. Prado a travaillé comme garde du corps de San Pedro pendant un certain temps et, sous protection, a parlé aux enquêteurs, mais l’enquête à son encontre a finalement été classée, au grand dam de certains agents des forces de l’ordre.

S’adressant au journaliste Evan Wright, l’un des détectives chargés de l’affaire a déclaré : « C’est une erreur judiciaire que Prado n’ait jamais été inculpé. […] La CIA nous a combattus bec et ongles et nous a dit d’aller nous faire foutre. »

Prado s’est installé aux Etats-Unis après que sa famille a perdu sa ferme à Cuba sous le nouveau gouvernement Castro. Après avoir passé quelque temps dans un orphelinat en attendant l’arrivée de ses parents, il les a rejoints dans le sud de la Floride, un bastion de longue date pour les immigrants cubains anti-Castro.

Prado admet qu’il était un adolescent capricieux, s’attirant souvent des ennuis. Mais tout rebelle qu’il était, il n’a jamais été contre-culturel : il détestait ceux qui protestaient contre les États-Unis, qu’il considérait comme un bastion de liberté pour ceux qui fuyaient Cuba, et leur implication au Vietnam. En accord avec ce sentiment, il s’engage dans l’armée de l’Air, mais son objectif est ailleurs : il rêve de lutter contre les communistes d’Amérique latine. Lorsque les Sandinistes renversent le gouvernement Somoza du Nicaragua en 1979, la CIA le contacte après l’avoir initialement rejeté, car elle a désespérément besoin d’hispanophones pour l’aider dans ses activités au Honduras voisin.

Après avoir fui une révolution de gauche en Amérique latine, Prado s’est retrouvé à travailler pour le gouvernement américain afin d’en renverser une autre. Dans Black Ops, il raconte à quel point cela l’enchantait, car il y voyait la possibilité d’exercer une forme de vengeance par procuration contre les communistes qui avaient exproprié la ferme de sa famille et l’avaient chassée de Cuba. Bien que Prado ait voyagé dans le monde entier pour accomplir des tâches similaires pour la CIA, ces premiers épisodes de sape des Sandinistes restent les plus détaillés et les plus révélateurs de ses nouvelles mémoires.

 

Formation des Contras

En 1979, après des années de guerre civile et de guérilla, les Sandinistes ont renversé la dictature anticommuniste dirigée par la famille Somoza. Les Somoza étaient restés une dictature familiale au Nicaragua depuis le début du XXe siècle, à la suite de l’occupation du pays par les États-Unis, et sont devenus tristement célèbres pour leurs tactiques sévères à l’égard de leurs opposants, notamment en jetant certains d’entre eux d’hélicoptères et dans des volcans. En pleine Guerre froide, plusieurs gouvernements américains successifs se sont alignés sur eux.

Les Sandinistes, en revanche, étaient une formation révolutionnaire de gauche, influencée par la théologie de la libération, le marxisme et le héros nationaliste Augusto Sandino. Ce dernier avait mené une guérilla contre les forces d’occupation des Marines américains au début du XXe siècle et, après leur départ, avait été assassiné par le gouvernement initial de Somoza en 1934.

Après que les Sandinistes ont réussi à renverser la dictature de Somoza en 1979, ses forces de sécurité se sont jointes à d’autres factions anti-sandinistes et se sont regroupées de l’autre côté de la frontière nord, au Honduras. Elles étaient connues sous le nom de Contras et avaient l’intention de renverser le nouveau gouvernement sandiniste. Ils étaient sous-financés, manquaient d’armes et d’entraînement, et avaient désespérément besoin d’un soutien logistique pour coordonner les attaques transfrontalières. Tout comme la CIA et le gouvernement américain en général avaient aidé le gouvernement Somoza les années précédentes, ils soutenaient désormais les efforts des Contras pour déstabiliser et renverser le gouvernement sandiniste au Nicaragua.

Le problème, cependant, est que si les Somozas parlent anglais et ont même reçu une formation et un enseignement aux États-Unis, la CIA a besoin d’hispanophones pour aider les forces Contras qui se sont regroupées au Honduras, ainsi qu’au Costa Rica. C’est là qu’intervient Ric Prado.

Comme il le décrit, le travail de Prado consistait à unifier et à aider à coordonner les activités de tous les groupes Contra situés de l’autre côté de la frontière. Le terrain était souvent accidenté, et Prado devait se rendre dans les camps paramilitaires en hélicoptère.

Prado a formé les groupes paramilitaires à l’utilisation des armes qui affluaient dans le pays. Il a personnellement livré des lance-roquettes et formé des individus à leur utilisation. Dans un cas, il a formé plusieurs individus à l’utilisation d’explosifs sous-marins, qu’ils ont ensuite utilisés pour détruire une jetée à Puerto Cabezas, au Nicaragua. En effet, Prado était présent lorsque les paramilitaires ont fait sauter la jetée.

Qu’il le croie vraiment ou qu’il s’y réfère pour apaiser son âme, Prado présente une vision déformée et souvent carrément fausse de la situation du Nicaragua des années 1980 sous le gouvernement sandiniste. Tout d’abord, il ne mentionne jamais l’élection présidentielle de 1984, que les Sandinistes ont remportée. Au lieu de cela, il dépeint les Sandinistes comme un régime dictatorial qui est resté impopulaire dans le pays.

Mais ses crimes ne s’arrêtent pas à l’omission. Il affirme que les Sandinistes ont supervisé un « pogrom de type nazi » qui a entraîné des milliers de « réfugiés religieux » et que les Sandinistes ont activement assassiné des prêtres. Il évite soigneusement de mentionner l’influence de la théologie de la libération sur les Sandinistes ou, plus important encore, l’inclusion de prêtres catholiques dans des postes gouvernementaux de haut niveau, notamment le ministre de l’Education, le révérend Fernando Cardenal, entre autres.

Dans un passage choquant, Prado compare même sa formation des forces paramilitaires au Honduras à la formation de la résistance française aux Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce faisant, il minimise les atrocités commises par les Contras et les félicite pour leurs efforts, affirmant qu’ils étaient des combattants de la liberté désireux d’apporter la démocratie à leur pays.

Les Contras, cependant, étaient tout sauf admirables.

Un rapport de Human Rights Watch décrit les Contras comme « des violateurs majeurs et systématiques des normes les plus fondamentales des lois sur les conflits armés, notamment en lançant des attaques aveugles contre des civils, en assassinant de manière sélective des non-combattants et en maltraitant des prisonniers ». Mais bien que les preuves de la sauvagerie des Contras et des crimes de guerre se soient accumulées au cours des dernières décennies, rien de tout cela n’a modifié la vision déformée de Prado.

 

Poules mouillées et trous de l’enfer

Ailleurs dans le livre, Prado décrit son implication dans la « guerre contre le terrorisme » et dans les activités de la CIA à travers le monde. Cependant, étant donné le caractère récent de certains de ces événements, il n’est pas en mesure de divulguer beaucoup d’informations. Pour être honnête, il n’y a pas grand-chose à apprendre dans ces passages, si ce n’est le mépris de Prado pour les « trous de l’enfer » du monde entier, les « humains aigris » qui y vivent et les « mauviettes » qui s’opposent à l’intervention de la CIA.

Prado affirme que l’intention première de son livre est d’apporter honneur et respect à la CIA, une attitude qui fait vraisemblablement défaut aux citoyens américains. La CIA ayant publiquement adopté l’intersectionnalité, il est surprenant que personne ne lui ait dit que sa rhétorique hypermasculine et ethnocentrique risquait de ne pas combler ce prétendu déficit d’admiration.

Ou peut-être n’est-ce pas si surprenant – du moins pour quiconque connaît les réalités de la politique étrangère américaine. Ce n’est pas tous les jours que nous la voyons mise à nu, comme c’est le cas dans Black Ops, pour notre plus grand plaisir.

Tim Gill est professeur adjoint de sociologie à l’université du Tennessee.

Source : Jacobin Mag, Tim Gill, 23-05-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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