Carlo Formenti
Critique : Carlos X. Blanco
La folie qui nous entraîne vers la troisième guerre mondiale se manifeste sous deux formes différentes : la paranoïa et la schizophrénie. Le syndrome paranoïaque est très répandu et se reconnaît à la construction systématique d'un ennemi présenté comme un monstre horrible. Poutine est le nouvel Hitler qui massacre des civils sans défense, enlève des enfants et veut anéantir la civilisation occidentale (c'est-à-dire qu'il s'attaque bêtement à un ennemi plus puissant que lui !?) avec la complicité de Xi Jinping, le satrape chinois qui projette d'attaquer Taïwan pour faire la même chose que Poutine avec la Crimée (c'est-à-dire réunifier des territoires qui partagent la même culture et la même langue depuis des millénaires !).
Seuls les imprudents peuvent ignorer que ce récit s'inscrit dans la logique de la propagande de guerre qui, depuis l'origine du monde, peint la réalité en noir et blanc, plaçant tout ce qui est bon d'un côté et tout ce qui est mauvais de l'autre. Cependant, dans la mesure où le refrain que nous venons de décrire est récité obsessionnellement à l'unisson par les partis, les médias, les universitaires et les « experts » euro-américains (l'utilisation de ce nom est obligatoire, étant donné la soumission absolue de l'Europe au dominus d'outre-mer), il finit par influencer même les moins naïfs, ou du moins par les empêcher de faire entendre leur voix, car, comme l'explique Elisabeth Noelle-Neumann, théoricienne de la « spirale du silence », ceux qui se rendent compte qu'ils sont porteurs d'idées absolument minoritaires hésitent à les exprimer par crainte des sanctions.
Beaucoup, mais pas tous, de ceux qui sont lucidement conscients des mensonges que les élites occidentales racontent pour justifier leur ivresse belliciste, finissent par être victimes d'un syndrome schizophrénique, en ce sens qu'ils ont tendance à esquiver les accusations du mainstream paranoïaque « en tapant sur le cercle et sur le tonneau », c'est-à-dire en mettant la Russie et le trio USA-OTAN-UE sur la même longueur d'onde, l'OTAN et l'UE sur le même plan, ce pour quoi, tout en dénonçant les erreurs occidentales, ils s'alignent sur les condamnations anti-russes (et anti-chinoises), mais surtout évitent de dire clairement (comme le fait un auteur non « poutinien » tel que Benjamin Abelow dans son livre Comment l'Occident a provoqué la guerre en Ukraine) qui porte la plus grande responsabilité dans le déclenchement du conflit.
Un exemple paradigmatique de cette attitude schizophrénique est fourni par la façon dont Il Fatto Quotidiano rend compte de la guerre, en incluant dans le même numéro des articles qui vont dans des directions différentes, voire opposées. Pour étayer ce jugement, je commenterai quelques articles de l'édition du mardi 21 mars du journal en question. Dans un article intitulé « Les bons arrivent », Marco Travaglio, dans son style cinglant, démonte littéralement les arguments avec lesquels les Occidentaux tentent systématiquement de s'arroger le rôle de défenseurs du bien, de la paix et de la démocratie : il énumère les fausses preuves présentées par Colin Powell aux membres de l'ONU pour justifier l'agression contre l'Irak, le refus américain d'admettre le massacre de civils irakiens perpétré avec des bombes au phosphore interdites par les conventions internationales, l'utilisation systématique de la torture contre les prisonniers de guerre, documentée par les images d'Abu Ghraib ; mais surtout, il documente les efforts honteux déployés par les figures « faisant autorité » dans le petit univers de notre journalisme (de Ferrara à Belpietro, de Ranucci à Teodori) pour tenter de nier même les preuves afin de dissimuler ces crimes, ou pire (voir Angelo Panebianco) d'en revendiquer la responsabilité. Pour eux, le simple fait, que tout serait juste, suffit pour vaincre les méchants.
En page 11, nous trouvons ensuite un article de Domenico Gallo, qui écrit sans ambages que l'inculpation de Poutine par la Cour pénale internationale (une instance qui n'est reconnue ni par la Russie ni par les États-Unis et qui, dans le cas du procès Milosevic, a démontré l'importance de son rôle de faire-valoir de l'OTAN) est un expédient évident pour empêcher des pas concrets vers la négociation (peut-être jamais, car ce serait avec la médiation de la Chine). Nous trouvons également un article d'Alessandro Orsini (inscrit comme « Poutiniste » sur les listes de proscription de tous les grands médias) qui explique comment la Chine considère (à juste titre) la guerre en Crimée et dans le Donbass comme le précurseur d'une éventuelle guerre à Taïwan, le refus occidental d'apprécier les efforts chinois pour parvenir à une résolution pacifique de ces tensions étant un signal clair de l'intention de conduire à une guerre mondiale.
Mais après « le coup du cercle, voici le coup du tonneau » : en pages 2 et 3, nous trouvons un article de Giampiero Gramaglia sur la rencontre entre Poutine et Xi Jinping et une interview du directeur de « Limes » Lucio Caracciolo, qui « rééquilibre » la situation, de sorte qu'on ne puisse pas dire (comme si on ne pouvait pas le dire de toute façon) que l'événement a été voulu par Poutine, ou même par la Chine. Les réponses de Caracciolo, en particulier, documentent comment, à mesure que la guerre s'éternise et que le risque d'extension augmente, il glisse progressivement de la neutralité scientifique initiale et apparente de l'expert en géopolitique vers une position clairement pro-occidentale, anti-russe et anti-chinoise. A tel point que, lorsqu'on lui pose la question, il répond que l'entraînement des soldats ukrainiens en Italie (pays dont la Constitution répudie la guerre et dont la sécurité n'est nullement menacée par le conflit ukrainien !).
Quant à l'article de Gramaglia (comme d'autres que lui et d'autres auteurs dans les numéros précédents du journal), il ne manque pas de souligner le caractère agressif de la coopération russo-chinoise, visant à imposer un nouvel « ordre mondial », bien qu'il y ait une vaste bibliographie qui explique comment la politique étrangère chinoise ne cherche pas à remplacer les États-Unis dans le rôle d'hégémon mondial, non pas tant et pas seulement parce que les dirigeants chinois sont bien conscients de ne pas avoir un rapport de force adéquat pour une telle entreprise, mais surtout parce que leur véritable objectif est de rééquilibrer le système mondial dans le sens d'une multipolarité.
Mais cette schizophrénie n'est pas l'apanage d'Il Fatto : c'est toute la gauche italienne qui est touchée, et je ne parle pas du PD (= Parti socialiste), dont la position est explicitement atlantiste et le reste même après l'ascension d'Elly Schein à la tête du parti mais de la plupart des formations dites « radicales » et du mouvement pacifiste lui-même, qui évitent systématiquement de prendre une position claire sur la responsabilité première de l'Occident dans le déclenchement de la guerre. Une position tronquée, rétrograde même par rapport à celle adoptée par le Pape François avec sa plaisanterie sur l'OTAN qui « aboie aux frontières de la Russie », n'apportant ainsi aucune contribution substantielle à la cause de la paix. Si l'on veut un exemple où un mouvement pacifiste a réussi à influencer concrètement la fin d'un conflit, il faut remonter à la mobilisation du peuple américain contre la guerre du Vietnam ; une mobilisation qui indiquait clairement que la responsabilité du conflit était entièrement imputable à l'impérialisme américain et qui visait tout aussi clairement à affaiblir son front intérieur. A l'heure actuelle, il n'y a aucun signe d'une mobilisation similaire, ni aux Etats-Unis, ni en Europe, ni en Italie. Pour cela, il faut soigner la schizophrénie et construire un front uni contre la paranoïa.
Source : Avanti.it - https://avanti.it/fra-paranoia-bellicista-e-schizofrenia-...