L’économiste hongrois Károly Loránt, bien connu dans son pays, publie un ouvrage sur la guerre en Ukraine, qui vient d’être traduit en français. Il revient sur les origines profondes du conflit en Ukraine, qu’il ne voit pas se terminer de sitôt.
Breizh-Info : Le public francophone ne vous connaissant pas, pourriez-vous tout d’abord vous présentez brièvement?
Károly LORÁNT : J’ai 82 ans, j’ai d’abord été ingénieur électricien, puis économiste. Mon principal lieu de travail fut l’Office national hongrois de planification, où j’ai travaillé comme planificateur à long terme. Lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai trouvé un emploi d’expert au Parlement européen, auprès d’un député danois, Jens-Peter Bonde. Il siégeait dans le groupe Indépendance & Démocratie, dont une partie est devenue l’actuel groupe Patriotes pour l’Europe. Je travaille actuellement comme journaliste et je rédige des études, principalement sur la politique internationale et l’économie.
Breizh-Info : À la lecture de votre livre, d’aucuns pourraient vous reprocher de regarder la politique mondiale à travers un prisme considéré à tort ou à raison comme pro-russe. Que répondez-vous à ces allégations ?
Károly LORANT : Je me suis contenté de classer par ordre chronologique des documents qui parlent d’eux-mêmes, sans y ajouter mon propre avis. Le débat au Sénat américain en 1997 sur l’élargissement de l’OTAN a été pour moi une expérience particulière lors de la rédaction de ce livre. Je ne suis pas pro-russe, les faits sont pro-russes.
Breizh-Info : En référence à la théorie géopolitique du Heartland, comment expliquez-vous qu’une entente continentale entre la Russie et l’Allemagne ne se soit pas établie à long terme, alors qu’il est assez évident qu’une alliance de ces deux nations aurait représenté une force quasi invincible vis-à-vis des puissances maritimes occidentales ?
Károly LORANT : C’est une question difficile et je pense que chaque historien ou géopoliticien aura sa propre réponse. Je pense, très simplement, qu’il y a au moins deux conditions à prendre en compte. L’une concerne les circonstances extérieures et l’autre la capacité des hommes politiques de premier plan.
L’Allemagne est arrivée tardivement à la partition du monde, avec pratiquement rien en réserve. Le traité de paix faisant suite à la Première Guerre mondiale fut non seulement humiliant pour l’Allemagne, mais aussi économiquement dévastateur. Cela conduisit au règne d’Hitler, qui chercha d’abord à se venger des pays occidentaux, puis, peut-être en raison de sa haine du communisme, attaqua l’Union soviétique.
Lorsque, au début du XXe siècle, les géopoliticiens allemands évoquèrent l’idée d’une coopération centre-européenne, voire d’une extension vers l’est (Rudolf Kjellén, Karl Haushofer), ils ne purent arriver à une autre conclusion, puisque les océans autour de l’Eurasie étaient déjà sous la domination britannique ou américaine.
L’échec à la veille de la Seconde Guerre mondiale fut dû à l’opposition antagoniste entre le système hitlérien et le système soviétique, et cet antagonisme l’emporta sur toute considération rationnelle.
Après la Seconde Guerre mondiale, Charles De Gaulle fut le premier à proposer que l’Europe s’étende jusqu’à l’Oural, afin de s’affranchir de l’influence américaine. Plus tard, cependant, les dirigeants politiques furent remplacés par des hommes de plus en plus faibles qui, au lieu de défendre les intérêts de leur propre pays, étaient de plus en plus sous l’influence de l’« État profond » anglo-saxon. La dernière chance de coopération continentale fut perdue lorsque les dirigeants occidentaux acceptèrent d’étendre l’OTAN à l’Ukraine lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008.
Breizh-Info : Dans la dernière partie de votre livre, vous rappelez que la Russie et l’Ukraine (ainsi que la Biélorussie d’ailleurs) sont issues à l’origine de la Rus de Kiev, que ce ne sont donc que les aléas de l’Histoire qui ont séparé ce qui fut initialement une seule et même nation. Ne pensez-vous pas que c’est aussi l’attitude brutale et cruelle de la Moscovie (qu’on appelle aujourd’hui Russie) qui a le plus contribué à pousser les Ukrainiens à vouloir s’en détacher le plus possible ?
Károly LORANT : Je ne pense pas que les Russes aient été cruels envers les Ukrainiens. Par exemple, l’affirmation de l’extrême-droite ukrainienne selon laquelle l’Holodomor fut un génocide délibérément commis par les Russes à l’encontre des Ukrainiens (une version des faits soutenue par le Parlement européen) est fausse dans les faits. Dans les années 1930, les récoltes furent mauvaises de partout, et aggravées par les politiques agricoles staliniennes, mais la majorité des victimes n’étaient pas ukrainiennes.
Les partis et mouvements extrémistes anti-russes ne représentaient que 10 % de la population multiethnique de l’Ukraine et ce ne fut qu’avec le soutien ferme des États-Unis qu’ils purent, en 2014, renverser le gouvernement légitimement élu. La fomentation du conflit entre les deux peuples, auquel on assiste en permanence dans les anciennes républiques soviétiques, est l’œuvre de l’Occident – ou plus précisément, comme je le dis dans mes articles – de la puissance d’arrière-plan euro-atlantique dans le but d’affaiblir et de déstabiliser la Russie.
Breizh-Info : Dans son histoire tumultueuse, la Hongrie a une histoire difficile avec Moscou, en particulier si l’on pense à l’implication de la Russie dans l’écrasement de la Révolution de 1848-49, l’épisode de la République des Conseils de 1919, ainsi que l’occupation soviétique et l’écrasement du soulèvement de 1956. Et pourtant, contrairement notamment à la Pologne, la Hongrie semble avoir une position beaucoup plus conciliante vis-à-vis de la Russie dans le cadre du conflit ukrainien. Comment expliquez-vous ce qui semble constituer un paradoxe ?
Károly LORANT : Les Polonais ont mené de nombreuses guerres avec les Russes tout au long de leur histoire et les détestent. Les Hongrois n’ont jamais eu de conflit de ce type avec les Russes. En 1848-49, les Autrichiens ont fait appel aux Russes dans le cadre de la Sainte-Alliance, ils ne sont pas venus de leur propre chef.
En 1956 – et je m’en souviens bien, car j’avais alors 14 ans – nous nous sommes rebellés contre l’oppression communiste mais, en ce qui concerne les Russes, tout ce que nous voulions, c’était qu’ils rentrent chez eux, ce qu’ils ont d’abord promis de faire, mais la géopolitique… À l’époque, nous n’éprouvions aucune haine pour les Russes. En fait, nous parlions aux soldats et étions désolés pour les jeunes de 18 à 20 ans qui brûlèrent dans des chars.
Nous ne haïssons pas les Turcs, même s’ils ont détruit l’État hongrois médiéval et que nous n’avons pas réussi à être indépendants depuis. Nous ne haïssons pas les Autrichiens, nous nous sommes réconciliés avec eux. Les Allemands nous ont forcés à participer à une Seconde Guerre mondiale qui n’était pas dans notre intérêt. Ils ont fait sauter tous les ponts de Budapest, nous ne les haïssons pas. La seule chose que nous reprochons aux Français, c’est la paix extrêmement injuste pour la Hongrie qui fut conclue après la Première Guerre mondiale (Traité de Trianon).
Breizh-Info : Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, l’année 2025 semble s’orienter vers des négociations de cessez-le-feu, voire de paix. Selon vous, quelles pourraient être les conditions d’une paix durable après plus d’une décennie de conflit en Ukraine ?
Károly LORANT : Je ne pense pas que la paix puisse être faite rapidement ; cette guerre oppose l’État profond et la Russie, par Ukraine interposée, c’est une guerre par procuration.
La Russie n’avait aucune revendication territoriale sur l’Ukraine, sa seule exigence était que l’Occident, c’est-à-dire l’OTAN, ne s’étende pas plus loin vers l’Est, ce qui avait été promis à Gorbatchev lors de la réunification de l’Allemagne (« pas un pouce »). La Russie ne peut pas céder et ne cédera pas aux pressions occidentales.
Par ailleurs, si l’Ukraine renonce à y adhérer, l’OTAN perdra la face. Trump n’a certes pas besoin de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, mais il ne peut pas non plus traiter avec l’État profond.
Le résultat probable sera que l’Amérique de Trump retire ou réduise au minimum son soutien à l’Ukraine, tandis que les dirigeants européens, sous l’influence de l’État profond, continuent à soutenir Kiev jusqu’à ce que le conflit se transforme en une confrontation à grande échelle (Macron veut déjà envoyer des troupes en Ukraine – De Gaulle s’en retourne peut-être dans sa tombe). Alors, l’Europe se détruira une fois de plus, tandis que l’État profond américain, qui a initié tout le conflit, restera intact. L’Europe deviendra une colonie américaine (elle l’est déjà) sans que l’Amérique ait à payer pour cela, comme elle pourrait avoir à le faire pour le Groenland.
Károly Loránt
Les Jeux des Grandes Puissances
Des théories géopolitiques à la guerre en Ukraine
Éditions Meinovia, 2025 - ISBN : 979-8307659748 - v118 pages.
Ouvrage à commander sur : www.amazon.fr/dp/B0DTK57JXF
Crédit photo : DR
Source : Breizh-info.com - 09/02/2025