Henri Béraud, né à Lyon le 21 septembre 1885 et mort à Saint-Clément-des-Baleines sur l'île de Ré le 24 octobre 1958, est un romancier, prix Goncourt 1922 pour Le Martyre de l'obèse est un journaliste, un des plus célèbres et lus de son temps. Il s'en prend, dans ses articles, au Parlement, à l'Académie française, au gouvernement, aux officiers antirépublicains et à l'Action Française, rejoignant Le Canard enchaîné en février 1917, recommandé par Paul Vaillant-Couturier, avec qui il se lie d'amitié, ainsi qu'avec Roland Dorgelès. Positionné très à gauche, il écrit Mon ami Robespierre et sympathise avec le communisme. En 1925, il visite l'URSS. Loin de la révolution romantique qu'il espérait, il découvre les réalités d'une dictature, vision qu'il présente dans son livre Ce que j'ai vu à Moscou (1925). Les intellectuels communistes ne le lui pardonneront jamais et le poursuivront d'une haine méthodique. D'autant qu'il va évoluer vers l'extrême droite et l'antisémitisme. Il va prendre le parti des manifestants du 6 février 1934 et ainsi « renoncer à bien des joies, rompre de chères amitiés ». Il s'agissait pour lui d'en finir au plus vite avec un « régime en pleine crevaison qui annonçait la guerre et le désastre ». Il écrit des articles violemment anglophobes (dont Faut-il réduire l'Angleterre en esclavage ?), sans éprouver toutefois de sympathie particulière pour l'Allemagne nazie. Il signe par contre en 1935 le Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe rédigé par Henri Massis et justifiant l'agression italienne en Éthiopie. Il va aussi mener une campagne furieuse dans Gringoire contre le ministre de l'intérieur du Front populaire, Roger Salengro : accusé de désertion pendant le premier conflit mondial, ce dernier finit par se suicider. La gauche ne le lui pardonnera jamais et le lui fera payer très cher à la Libération. Il écrit aussi dans Gringoire des articles antisémites. Extrait: « Sommes-nous pour ou contre les Juifs ? Resterons-nous indifférents ? Nous défendrons-nous ? D'un mot, est-il bon, est-il juste, est-il raisonnable de se dire antisémite ? M'étant posé la question, je réponds : en conscience, oui, il faut être antisémite. […] Il faut l'être parce que le salut de la France est à ce prix. Le juif est l’ennemi-né des traditions nationales, il n’est ni soldat, ni ouvrier ni paysan. Comment serait-il digne d’être un chef ? ».
Les éditions Auda Isarn nous offrent, avec la réédition de son livre, Ce que j'ai vu à Moscou, qui acte sa rupture avec le communisme, la possibilité de (re)découvrir le grand écrivain et journaliste qu'est Henri Béraud. Voici quelques extraits de l'ouvrage.
S'adressant en introduction au « Peuple », il écrit: « Ouvrier de France, je m'adresse à toi. Je m'adresse à vous, ouvriers d'Europe. Je suis des vôtres. J'ai tenu l'outil. Né au faubourg, je n'ai de parents et d'amis que dans le prolétariat (...) J'écris cela pour montrer que je n'eus pas besoin d' "aller au peuple" à la manière de certains fils à papa, qui, pour arriver plus vite dans les milieux populaires, s'y rendent en automobile. Ainsi, camarades, c'est avec les yeux d'un citoyen très attaché aux droits de sa classe que j'ai vu la Russie. Mon voeu était d'en rapporter une impression favorable ». Béraud ajoute: «Mon devoir est d'écrire ce que j'ai vu, tel que je l'ai vu". Sa conclusion ? « Les travailleurs n'ont rien à attendre du bolchevisme ». Quant aux bourgeois, « Prêtez l'oreille, bolcheviks de salons, jeunes fous et vieux dillétantes. Vous croyez qu'il s'agit d'appliquer scientifiquement des doctrines? Pauvres sots! !I s'agit de coucher avec vos femmes, de piller vos maisons et d'étatiser vos enfants ». Bref, il convient de dire au « prolétariat hagard et déconcerté: Camarades, nous nous sommes trompés, il faut battre en retraite, faire machine arrière ». Et Béraud de citer Lamennais: « Ne buvez point à la coupe du crime: au fond est l'amère détresse, et l'angoisse et la mort ».
Direction Moscou
Muni d'un passeport où s'entrecroisent faucille et marteau, Béraud va prendre place dans le train à destination de Riga. Il lui faudra deux jours pour atteindre la capitale lettonne. Admirons son style: « Du haut d'un pont jeté sur la Düna, on voit une flotte immense de radeaux, et c'est comme une île de cire blonde qui danse au crépuscule ». Il franchit enfin « la frontière rouge ». Ils sont treize voyageurs dans le wagon pour Moscou, dont cinq chinois. Il raconte: « Seul, au bout du couloir, vivait dans l'immobilité d'un juge au tribunal des enfers un homme à bésicles d'or qui ne perdait de vue aucun de ses compagnons de route ». Ambiance... Béraud poursuit, plus loin: « L'homme aux lunettes d'or se tenait immobile sur un strapontin, et son regard glacé ne nous quittait pas ». Enfin, voici Béraud arrivé à Moscou. Il raconte: « L'homme silencieux sortit le dernier. Son regard dur et petit me suivit le long du quai. Tandis qu'on pesait mes valises, je le sentis, ce regard, pointé comme un compas vers ma nuque. Au moment, où j'allais m'éloigner, comme déjà je tournais les yeux vers la ville aux quatre cents clochers, je vis l'homme debout sur les pavés pointus, et l'œil me regardait toujours ». Béraud songe sans doute à la Bible et à Victor Hugo: « L'œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Il logera au Bolchaïa Moskovskaia, un ancien hôtel de premier ordre, qu'il dépeint comme probablement « l'hôtel le plus comique in the world » où le personnel emploie les objets les plus familiers au rebours de leur usage, où les fenêtres sont privées de stores parce qu'on les a mis aux portes, où, chaque jour, le personnel change d'étage et de quartier, de peur assurément, dit-il, « qu'au contact des bourgeois occidentaux il n'aille ternir sa pureté communiste ». Bien entendu, la chambre de Béraud, aux robinets démantibulés, à l'armoire sans serrure, à la sonnerie muette, aux fenêtres sans rideaux, coûte le prix d'un appartement dans les meilleurs hôtels de New-York, de Londres, ou de Paris. Le propriétaire de l'hôtel gagne ainsi des fortunes. Ce propriétaire, qui vend ses repas au triple du plus haut marché mondial n'est autre que... l'Etat soviétique !
L'ambiance sinistre de Moscou
Mais qu'en est-il de l'ambiance à Moscou ? Elle est sinistre, raconte Béraud: « Hommes et femmes vont, viennent, se dépassent, s'entrecroisent sans parler et sans rire. Le rire est mort à Moscou, et le silence est roi ». Une phrase terrible... Lénine est partout, dans tous les étalages, quelle que soit la marchandise offerte aux chalands, Lénine en litho, Lénine au pastel, Lénine pyrogravé, Lénine en mosaïque, Lénine sur linoléum, Lénine encrier, Lénine sous-main, et puis des bustes de toutes tailles, de toutes matières, de tous prix. « Un million de portraits, peut-être plus », raconte le journaliste. Il est vrai, dit Béraud, que « son œuvre est Evangile et Coran ». Comment vit-on à Moscou ? « Assez bien lorsqu'on a beaucoup d'argent; fort mal lorsqu'on en a peu; et, lorsqu'on n'en a pas, on crève ». « Tous les vieux sont crevés, et tous les 'bourjouis' crèveront, car on leur refuse le droit de travailler et la permission de quitter la Russie ». Conclusion de Béraud: « En fait, l'expérience communiste est manquée, l'idée d'égalité n'est plus qu'un souvenir. La Chanaan ouvrière n'est plus, en réalité, qu'un régime capitaliste, fondé comme les autres sur l'inégalité parmi les hommes, sur la résignation des faibles, l'appui des forts et la complaisance des pouvoirs ». Il note par ailleurs que le fascisme moscoutaire est un fascisme israélite qui « eut pour premier soin de planter son drapeau sur les banques ». L'Etat, écrit-il, sur lequel veille le Guépéou, est banquier, tailleur, libraire, cocher, parfumeur, hôtelier, modiste. Il existe des « restaurants d'Etat » très chics où l'on rencontre une clientèle fort mêlée d'étrangers et de « fonctionnaires » qui sont en réalité, ce que l'on nommait à l'époque des « mercantis » (des commerçants malhonnêtes, des profiteurs). L'apparence prolétarienne de ces derniers est, écrit Béraud « trop apparente ». On se néglige avec affectation. Un veston de bonne coupe, tout comme un visage trop bien rasé, donne aux hommes de Moscou le genre « maudit », c'est à dire bourgeois. A éviter à tout prix. Chacun donc, raconte l'auteur, « se vêt en manuel », balance les bras à la manière des forgerons, même si, sa vie durant, il n'a vu de marteau que sur les écussons des Soviets. En fait, l'inégalité est partout, note Béraud, et Trotsky avait raison quand il annonçait « la formation d'une nouvelle bourgeoisie ». On le sait, Trotsky fut « épuré ». Commentaire d'Henri Béraud: « Trotsky est tombé dans une rixe politique entre juifs, une mêlée de synagogue »: une référence bien sûr à la présence massive de juifs parmi les dirigeants bolcheviks. Il note aussi: « Le Guépéou est dur aux antisémites ».
Guenilles, vermine, ennui rouge et Guépéou
C'est au cœur même de Moscou, près du Kremlin, que Béraud voit ces gueux qui n'étaient « qu'une seule guenille et une seule vermine ». Dans « Moscou la Sainte et la fangeuse », persiste une odeur d'urine et d'encens. La vie y continue partout, « moins le rire ». L'humour, quand il existe, y est bien involontaire. Il n'existe pas de prisons à Moscou, mais des « Instituts de privation de liberté »! On s'ennuie ferme. Béraud écrit: « On cherche à ne pas mourir de l'ennui rouge, qui surpasse l'ennui huguenot, autant que la steppe dépasse le prêche du pasteur ». Le Guépéou est omniprésent. Tout est surveillé, épié. Le journaliste écrit: « Méfiez-vous de ce portier, le seul dans l'hôtel qui ne parle pas un traître mot de notre langue. C'est peut-être celui qui l'entend le mieux. Attention à ce vieux cocher. Avec sa barbe en herbe foulée, sa casquette de travers, sa crasseuse padiovka, son échine ronde de vieil alcoolique, son mégot, il conduira sans broncher les deux Français bavards, et ce qu'il entendra ne sera pas perdu ». Et puis, il y a les écoutes téléphoniques. Béraud s'amuse: « Au Guépéou, la table d'écoute doit être une table de mille couverts, un vrai banquet »! Béraud va rencontrer un homme qui fut procureur de la Tchéka. Il en fait un portrait saisissant: « C'était un homme pareil aux autres hommes, l'air seulement un peu plus doux, ses lèvres marquaient la bienveillance, ainsi que son attitude un peu penchée; il avait, dans le regard, cette clarté enfantine qui est le propre de la vraie cruauté sans jouissance ni miséricorde, de la cruauté abstraite, de la cruauté du fanatique ». « Combien avait-il immolé de Bourgeois » ? se demande Béraud ? Lui-même sans doute l'ignorait...
La fin
Henri Béraud conclut son livre en affirmant que « le communisme est une religion » avec ses conciles internationaux et son conclave, ses relaps et ses excommuniés, ses symboles et ses reliques. « C'est une foi qui eut ses martyrs et ses fanatiques. L'Inquisition suivit de près les catacombes. » Il note la ressemblance de l'esprit jacobin et de l'esprit bolchevik auquel « les juifs ont porté un esprit qui est l'esprit scientifique ». A la Libération, les Communistes et leurs affidés se vengeront cruellement de Béraud qui avait eu le tort de dévoiler la vérité. Il est arrêté en septembre 1944 et jugé en deux jours. On lui reproche notamment son rôle dans le suicide de Roger Salengro. L'amiral Muselier (grand-père de Renaud Muselier), surnommé « l'amiral rouge » dans la Royale, que Béraud avait traité « d'amiral de bateau-lavoir », demande sa tête. Il sera condamné à mort le 29 décembre 1944 pour intelligence avec l’ennemi. Gracié, frappé d'hémiplégie, il sera libéré en 1950 et meurt en 1958 dans sa propriété de l'île de Ré.
Ce que j'ai vu à Moscou, Henri Béraud, éditions Auda Isarn, 198 pages, 25 euros franco de port à Auda Isarn
BP 90825 31008 Toulouse cedex 6