Monarque peu connu du grand public français, éclipsé, pour ceux qui ont encore un peu de culture historique, par son contemporain Saint-Louis, Frédéric II mériterait pourtant d’être davantage connu, a fortiori dans nos milieux toujours en quête de symboles éclairants et « d’ancêtres » prestigieux. Nous nous demanderons aussi pourquoi il est intéressant pour nous d’évoquer la mémoire d’un personnage décédé il y a presque huit siècles…
Grand défenseur de l’idée d’une monarchie universelle, rebelle aux divers papes qui n’ont pas manqué de l’excommunier, vrai chrétien ayant mieux servi les intérêts du catholicisme que nombre de croisés belliqueux de son temps ou d’avant lui, opposant acharné au pouvoir montant de la bourgeoisie , partisan de l’adaptation des lois au contexte et à la culture locale, homme d’une culture vaste et ennemi de tous les fanatismes, l’image de Frédéric II fut même parfois exploitée par des « cosmopolites » prêts à voir en lui un apôtre de la paix béate, du multiculturalisme, au sens néfaste où on l’entend aujourd’hui. Je vous propose ici de vous intéresser non pas à ce que cet homme exceptionnel peut représenter dans le cerveau de l’Ennemi, mais plutôt de vous intéresser à savoir ce qu’il fut concrètement, et de voir en quoi ce personnage a pu incarner une Idée et des Valeurs qui tiennent plus de la grandeur et de la Tradition ( au sens évolien du terme) que d’autre chose.
Tout commence dans les dernières années du XIIe siècle. Héritier par sa mère des conquérants normands de la Sicile, fils d’empereur et petit-fils de l’empereur Frédéric Barberousse, Frédéric-Roger, qui sera plus tard connu sous le nom de Frédéric II, a subi la violence de la grande politique, si l’on peut dire, depuis le berceau. La mort de son père, puis celle de sa mère alors qu’il n’est encore qu’un enfant en bas âge, auraient sans doute pu faire basculer son destin.
Son oncle, Phillipe de Souabe, reprend le titre de « roi des Romains », préalable nécessaire avant l’élection au trône du Saint-Empire romain, entité conçue comme héritière de l’œuvre de Charlemagne. Mais en 1208 Phillipe est assassiné, et c’est un rival de sa famille, Otton de Brunswick, qui devient empereur en 1209, avec le soutien du souverain pontife Innocent III. Pour la première fois, Frédéric voit la papauté tenter d’obstruer son destin…
Cependant Innocent III change rapidement d’avis, et se met à favoriser Frédéric, dont il devint même le tuteur.
En butte à l’hostilité d’Otton, Frédéric parvient pourtant à rallier autour de sa personne des soutiens de plus en plus nombreux, dans le haut clergé comme au sein de la grande noblesse. Prudent, il évite tout affrontement armé avec son rival. En 1212, il est couronné une première fois dans la cathédrale de Mayence.
Deux ans plus tard, l’empereur Otton et son armée sont balayés par le roi de France Philippe Auguste lors de la célèbre bataille de Bouvines. Othon de Brunswick est alors très affaibli, et est finalement déposé par les princes. L’avenir s’ouvre pour le jeune Frédéric, qui est alors, avec le soutien du roi de France, couronné à Aix-la-Chapelle, là où l’avait été Charlemagne quatre siècles plus tôt.
Le nouvel empereur est un érudit, parlant le grec ancien, le latin, l’allemand, le normand l’arabe et le sicilien. D’une grande curiosité, passionné de fauconnerie (il rédigera d’ailleurs à ce sujet un ouvrage qui fera autorité pendant plusieurs siècles) et grand connaisseur d’Aristote et d’Averroès, il a vécu son enfance et son adolescence à Palerme, ancienne capitale des rois normands de Sicile, où vivent de nombreux musulmans, descendants des conquérants berbères arrivés plusieurs siècles plus tôt. Frédéric s’estime en outre l’héritier dans anciens Césars. Et c’est comme l’un d’entre eux qu’il est accueilli par la population de Rome l’année de son couronnement…
Frédéric, lors de son sacre, avait promis de prendre la Croix : c’est à dire de partir en croisade. Mais en raison des troubles divers ayant lieu dans l’empire, il tarde à partir. Diverses révoltes ont en effet lieu au cours de ses premières années de règne, notamment celle des musulmans de Sicile, qui seront déportés par ses soins en Italie péninsulaire, à Lucera, en 1220. Passé cette révolte les musulmans resteront fidèles à l’empereur, et lui fourniront en temps voulu de précieux effectifs militaires. Mais le temps passe et les différents papes qui se succèdent sur le trône de Saint-Pierre (Innocent III, Honorius III puis Grégoire IX) tolèreront de plus en plus mal les reports du départ de l’expédition... Lassé et à bout de patience, le pape Grégoire IX décide d’excommunier l’empereur. Celui-ci va pourtant tenir sa promesse, et c’est finalement en 1228 que l’empereur part en croisade à la tête d’une petite armée.
La Chrétienté toute entière s’attend au choc des épées. Surprise : Au grand dam des combattants de l’armée, il n’y a pas le moindre combat. L’empereur et le sultan Al-Kamil, son alter ego intellectuel, ont convenu à l’avance d’un traité qui rendait Jérusalem et quelques places fortes aux chrétiens, tout en assurant aux pèlerins un passage sûr pour se rendre sans être inquiétés depuis les ports de Galilée jusqu’à la Ville Sainte. Sans même verser le sang, Frédéric avait fait mieux que Richard Cœur de Lion contre Saladin, trente ans plus tôt.
Le pape lui-même enrage : la croisade devait être une expédition militaire, et non une promenade apportant les résultats espérés sans le moindre affrontement ! En conséquence, contre celui qu’il surnomme désormais « le Basilic » il encouragera de nouveaux troubles qui obligeront l’empereur à abandonner les Lieux Saints en d’autres mains pour revenir, précipitamment, dans l’Empire…
Le Saint-Empire est alors une entité très vaste, allant du nord de l’Allemagne à l’Italie centrale, et regroupant des peuples variés aux coutumes et langues distinctes. Cet amas disparate a deux cœurs principaux : le royaume de Germanie et l’Italie du Nord. Notons que Frédéric règne aussi sur le royaume de Sicile, qui couvre près de la moitié de l’Italie.
La Germanie est une terre dominée par de grands seigneurs, que Frédéric favorise afin d’en obtenir le soutien. L’Italie est pour lui un problème plus complexe. Les partisans de l’empereur y sont moins nombreux et moins bien organisés qu’en Germanie. Les nombreuses Cités-Etats, villes marchandes et farouchement opposées, pour la plupart, à l’autorité impériale, sont soutenues par le pape Grégoire. Ici Frédéric ne peut pas compter sur une aristocratie puissante, parce que si la noblesse italienne existe, elle n’a cessé de capituler devant les prétentions de la classe bourgeoise.
C’est aussi contre un esprit démocratique que l’empereur Frédéric lutte. Celui d’une alliance entre un petit peuple (composé d’agriculteurs, de petits artisans, de tacherons) et les commerçants des Cités. Pour autant petit peuple et marchands ne cessent de s’opposer entre eux dès lors que la « menace » impériale est éloignée…
L’empereur, s’il favorise l’autonomie des grands féodaux en Germanie, va au contraire tenter de mettre au pas l’Italie. Il promulgue les « constitutions de Melfi », qui mettent la plus grande partie de la péninsule sous l’autorité directe d’une administration centralisée, aux ordres de l’empereur. Les Cités italiennes ne tolèreront que très mal une pareille sujétion, et en 1237 a lieu une rébellion généralisée contre l’empereur. Le résultat fut sans appel : le 27 novembre, Frédéric inflige une défaite aux rebelles, à Cortenuova. L’empereur a à sa disposition des milliers de combattants musulmans, qui combattent aux côtés des chrétiens partisans de l’empereur.
C’est à la même époque que Frédéric fera frapper une nouvelle monnaie, les « augustales » : Il y fait inscrire sa volonté de « régner sur le monde », dans le style des anciens empereurs romains.
Frédéric aura à affronter des périls jusque dans sa propre famille. En effet le plus âgé de ses fils, Henri, fait par son père roi de Germanie, tentera de se révolter , et de croiser le fer avec l’empereur: le père n’aura d’autre choix que de jeter en geôle. Au moment de le libérer, le fils, non-averti par l’amnistie qui le visait, se suicide.
En 1243, lorsque meurt Grégoire IX, Frédéric pense avoir trouvé un pontife docile, et qui mettra fin à son conflit avec la papauté. Peine perdue. Le nouveau pape, Innocent IV, veut remplacer l’empereur. Mais chassé de Rome par les grandes familles de la ville favorables à l’empereur, il doit partir pour Lyon, qui n’est pas encore terre française. Là, il organise un concile de prélats qui doit acter la déposition de Frédéric. Celui-ci pense pouvoir définitivement en finir, et réunit une armée pour s’emparer de la personne du pape.
Innocent IV ne sera sauvé que grâce à l’appui de Saint-Louis, jusqu’à présent médiateur entre les deux ennemis, qui signifie à l’empereur qu’il n’acceptera pas cette expédition, et aussi qu’il est prêt à s’y opposer par les armées. Le roi de France, qui avait estimé n’avoir trouvé chez ce pape « aucun sentiment véritablement chrétien » selon ses propres mots, va ainsi dissuader l’empereur d’intervenir. Ce fut sans doute l’échec le plus important du règne de l’empereur….
Frédéric ne parviendra jamais à briser les ambitions des papes, pour qui toute autorité temporelle devait plier devant eux.
Dans les années suivantes, Innocent IV tentera de favoriser des empereurs « alternatifs », causant ainsi de nouvelles rebellions, auxquelles se prêtent notamment certains de ces grands seigneurs allemands que Frédéric avait pourtant favorisé. Ses fils, désormais à la tête de ses armées, ne parviendront pas à les vaincre.
L’empereur suspecte son entourage, et son premier conseiller, Pietro de la Vigna, sera torturé et tué car accusé de comploter contre son maître. Selon l’académicien Marcel Brion, on ne saura sans doute jamais si les accusations de l’empereur étaient fondées… Quoiqu’il en soit c’est peu après son ancien conseiller que l’empereur du Saint-Empire romain s’éteint finalement, le 13 décembre 1250, victime d’une épidémie de dysenterie.
Son fils Conrad lui succède, mais ne règne que quatre ans. Commence alors le « grand interrègne », période de vacance du titre impérial, et qui ne prendra fin qu’en 1273, lorsque pour la première fois un empereur Habsbourg est appelé à siéger sur le trône impérial. Le dernier héritier de la dynastie des Hohenstaufen, Conradin, petit-fils de Frédéric, sera décapité par Charles d’Anjou, frère de Saint-Louis, désireux de régner sur le sud de l’Italie. C’était en 1268.
Avec ce décès s’achève l’histoire de la dynastie des Hohenstaufen, la dernière à avoir tenté de restaurer l’empire universel de Charlemagne.
Que faut-il retenir d’un tel personnage ?
Frédéric fut peut-être le dernier empereur à avoir incarné dans principes et des symboles qui nous sont chers. L’unité d’un certain pouvoir spirituel (l’onction du sacre associée à la monarchie universelle) associé au pouvoir temporel (qui firent de lui l’un, si ce n’est le plus puissant souverain d’Europe de son temps) a pu être réalisé, défendu, contre tous les dangers : prétentions théocratiques, intrigues aristocratiques, esprit de profit bourgeois, égarement populaire.
Notons aussi l’étonnante actualité d’une partie des combats de l’empereur : Parmi tous ces pouvoirs que dut affronter Frédéric, l’un d’entre eux, et qui comptait déjà parmi les plus puissants, fut cette alliance inégale entre un peuple égaré et la bourgeoisie. L’empereur et ses hommes affrontèrent ainsi l’ancêtre en ligne direct de notre ennemi actuel : la démocratie libérale, car comme elle est basée sur l’essor du capitalisme, du règne de l’Argent, et qui consacre en réalité le triomphe des valeurs marchandes sur le sacré, et sur la morale la plus élémentaire.
On a pu dire que l’homme était un cosmopolite au sens moderne du terme. Ce serait à notre sens une erreur. Pourquoi ? Parce que ceux qui s’affirment cosmopolites aujourd’hui n’appartiennent qu’à une seule culture, celle des apatrides. Frédéric fut un cosmopolite au sens originel du terme, un homme fasciné par la diversité des cultures étrangères, et non un ennemi des particularismes. Non, Frédéric n’est pas l’ancêtre couronné de Jacques Attali.
Enfin, ajoutons que Frédéric représentait l’un des derniers avatars de cette figure « solaire », selon les termes de Julius Evola : il était le roi sacré d’une communauté organique construite sur des principes spirituels, ayant lutté pour qu’aucun de ses organes ne puisse détruire l’ensemble. En somme, cet empereur fut le dernier véritable monarque « traditionnel » du Moyen-Age.
Vincent Téma, le 03/06/2023.