Georges Sorel

Les savants de la bourgeoisie n'aiment pas à s'occuper des classes dangereuses ; c'est une des raisons pour lesquelles toutes leurs dissertations sur l'histoire des mœurs demeurent toujours superficielles ; il n'est pas très difficile de reconnaître que c'est la connaissance de ces classes qui permet seule de pénétrer dans les mystères de la pensée morale des peuples.

Les anciennes classes dangereuses pratiquaient le délit le plus simple, celui qui était le mieux à leur disposition, celui qui est aujourd'hui relégué dans les groupes de jeunes voyous sans expérience et sans jugement. Les délits de brutalité nous semblent être aujourd'hui quelque chose d'anormal à tel point que si la brutalité a été énorme, nous nous demandons souvent si le coupable jouit bien de son bon sens. Cette transformation ne tient évidemment pas à ce que les criminels se sont moralisés, mais à ce qu'ils ont changé leur manière de procéder, en raison des conditions nouvelles de l'économie, comme nous le verrons plus loin. Ce changement a eu la plus grande influence sur la pensée populaire.

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La férocité ancienne tend à être remplacée par la ruse et beaucoup de sociologues estiment que c'est là un progrès sérieux ; quelques philosophes qui n'ont pas l'habitude de suivre les opinions du troupeau, ne voient pas très bien en quoi cela constitue un progrès au point de vue de la morale : « Si l'on est choqué de la cruauté, de la brutalité des temps passés, dit Hartmann, il ne faut pas oublier que la droiture, la sincérité, le vif sentiment de la justice, le pieux respect devant la sainteté des mœurs caractérisent les anciens peuples ; tandis que nous voyons régner aujourd'hui le mensonge, la fausseté, la perfidie, l'esprit de chicane, le mépris de la propriété, le dédain de la probité instinctive et des mœurs légitimes, dont le prix souvent n'est plus compris. Le vol, le mensonge, la fraude augmentent malgré la répression des lois dans une proportion plus rapide que ne diminuent les délits grossiers et violents comme le pillage, le meurtre, le viol, etc. L'égoïsme le plus bas brise sans pudeur les liens sacrés de la famille et de l'amitié, partout où il se trouve en opposition avec eux.

Aujourd'hui, d'ordinaire, on estime que les pertes d'argent sont des accidents que l’on est exposé à rencontrer à tout pas que l'on fait et qui sont facilement réparables, tandis que les accidents corporels ne le sont pas facilement ; on estime donc qu'un délit de ruse est infiniment moins grave qu'un délit de brutalité ; les criminels profitent de cette transformation qui s'est produite dans les jugements.

Notre code pénal avait été rédigé dans un temps où l'on se représentait le citoyen sous les traits d'un propriétaire rural, uniquement préoccupé de gérer son domaine en bon père de famille et de ménager à ses enfants une situation honorable ; les grandes fortunes réalisées dans les affaires, par la politique, par la spéculation étaient rares et considérées comme de vraies monstruosités ; la défense de l'épargne des classes moyennes était un des grands soucis du législateur. Le régime antérieur avait été encore plus terrible dans la répression des fraudes, puisque la déclaration royale du 5 août 1725 punissait de mort le banqueroutier frauduleux; on ne peut rien imaginer qui soit plus éloigné de nos mœurs actuelles ! Nous sommes aujourd’hui disposés à croire que les délits de ce genre ne peuvent être généralement commis que grâce à une imprudence des victimes et qu'ils ne méritent que par exception des peines afflictives ; et encore nous contentons-nous de peines légères.

Dans une société riche, occupée de grandes affaires, où chacun est très éveillé pour la défense de ses intérêts, comme est la société américaine, les délits de ruse n'ont point les mêmes conséquences que dans une société qui est obligée de s'imposer une rigoureuse parcimonie ; il est, en effet, très rare que ces délits puissent apporter un trouble profond et durable dans l'économie ; c'est ainsi que les Américains supportent, sans trop se plaindre, les excès de leurs politiciens et de leurs financiers. P. de Rousiers compare l’Américain à un capitaine de navire qui, pendant une navigation difficile, n'a pas le temps de surveiller son cuisinier qui le vole. « Quand on vient dire aux Américains que leurs politiciens les volent, ils vous répondent d'ordinaire : « Parbleu, je le sais bien ! » Tant que les affaires marchent, tant que les politiciens ne se trouvent pas en travers de la route, ils échappent, sans trop de peine, aux châtiments qu'ils méritent. »

Depuis que l'on gagne facilement de l'argent en Europe, des idées analogues à celles d'Amérique se sont répandues parmi nous. De grands brasseurs d'affaires ont pu échapper à la répression, parce qu'ils avaient été assez habiles, aux heures de leurs succès, pour se créer de nombreuses amitiés dans tous les mondes ; on a fini par trouver qu'il serait bien injuste de condamner des négociants banqueroutiers et des notaires qui se retiraient ruinés après de médiocres catastrophes, alors que les princes de l'escroquerie financière continuaient à mener joyeuse vie. Peu à peu la nouvelle économie a créé une nouvelle indulgence extraordinaire pour tous les délits de ruse dans les pays de haut capitalisme.

Dans les pays où subsiste encore aujourd'hui l'ancienne économie familiale, parcimonieuse et ennemie de la spéculation, l'appréciation relative des actes de brutalité et des actes de ruse n'a pas suivi la même évolution qu'en Amérique, qu'en Angleterre, qu'en France ; c'est ainsi que l'Allemagne a conservé beaucoup d'usages de l'ancien temps et qu'elle ne ressent point la même horreur que nous pour les punitions brutales ; celles-ci ne lui semblent point, comme à nous, propres aux classes les plus dangereuses.

Il n'a pas manqué de philosophes pour protester contre un tel adoucissement des jugements ; d'après ce que nous avons rapporté plus haut de Hartmann, nous devons nous attendre à le rencontrer parmi les protestataires : « Nous sommes déjà, dit-il, près du temps où le vol et le mensonge que la loi condamne seront méprisés comme des fautes vulgaires, comme une maladresse grossière, par les adroits filous qui savent respecter le texte de la loi, tout en violant le droit d'autrui. J'aurais assurément mieux aimé, pour mon compte, vivre parmi les anciens Germains, au risque d'être tué à l'occasion, que d'être obligé, dans nos cités modernes, de tenir chaque homme comme un escroc ou un coquin, tant que je n'ai pas de preuves évidentes de sa probité. » Hartmann ne tient pas compte de l'économie ; il raisonne à son point de vue personnel et ne regarde point ce qui se passe autour de lui; personne ne voudrait aujourd'hui être exposé à être tué par les anciens Germains ; une escroquerie ou un vol ne sont que des dommages très facilement réparables

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L'expérience nous a, en effet, prouvé malheureusement que les enseignements que les historiens des idées nomment des enseignements très élevés, restent d'ordinaire sans efficacité. Cela avait été évident pour les stoïciens ; cela n'a pas été moins remarquable pour le kantisme ; et il ne semble pas que l'influence pratique de Proudhon ait été bien sensible. Pour que l'homme fasse abstraction des tendances contre lesquelles s'élève la morale, il faut qu'il existe chez lui quelque ressort puissant, que la conviction domine toute la conscience et agisse avant que les calculs de la réflexion aient eu le temps de se présenter à l'esprit.

On peut même dire que tous les beaux raisonnements par lesquels les auteurs croient pouvoir déterminer l'homme à agir moralement, seraient plutôt capables de l'entraîner sur la pente du probabilisme ; dès que nous raisonnons sur un acte à accomplir, nous sommes amenés à nous demander s'il n'y aurait pas quelque moyen propre à nous permettre d'échapper aux obligations strictes du devoir.

Sources : G. Sorel - Réflexions sur la violence – Ed. Marcel RIVIERE & Cie.

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