Le terme « rouge-brun » est souvent utilisé dans le langage courant pour discréditer ceux qui, à partir de positions d'extrême gauche, remettent en question certains postulats de la pensée libérale. Le terme est né en Russie en 1991 et a été inventé par l'entourage lié à Boris Eltsine pour discréditer le CPFR de Gennadij Zjouganov qui, par le biais du « Front du salut national », mettait en œuvre l'entente inédite entre communistes et nationalistes russes. Le projet sera immédiatement imité et étudié par des noyaux militants issus du radicalisme de droite et nourris par les suggestions nationalistes-européennes de Jeune Europe de Jean Thiriart (1962-1969), un mouvement nationaliste-européen qui, comme l'ont documenté de nombreux historiens - je cite le professeur Aldo Giannuli dans son livre sur Ordine Nuovo, écrit avec son assistant Elia Rosati - entretenait des contacts, par le biais des renseignements locaux, avec la République populaire de Chine, la Roumanie socialiste de Nicolae Ceaușescu et plusieurs pays arabes anti-sraéliens, comme l'Égypte de Gamal Abd el-Nasser (ou plutôt la RAU, qui unissait l'Égypte et la Syrie).
Mais l'épithète journalistique « rouge-brun » - à mon avis à oublier et à ne pas utiliser dans le domaine académique sauf entre guillemets - plutôt que d'indiquer une certaine gauche antilibérale (elle a été utilisée, par exemple, pour stigmatiser Jean-Luc Mélenchon pour ses critiques de l'UE et son abstention lors du scrutin opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen, ainsi que pour critiquer le secrétaire communiste italien Marco Rizzo pour sa critique courageuse de l'UE, de l'OTAN et de l'euro qui ne plaisait pas aux opposants liés à l'extrême gauche post-communiste) serait plus approprié pour nommer une branche particulière du nationalisme européen.
Citons également les militants nationaux-bolcheviques français de la Nouvelle Résistance, fondée en août 1991, un mouvement qui était idéologiquement - comme Nuova Azione et plus tard le Mouvement antagoniste de l'Italien Maurizio Ulisse Murelli autour de la revue Orion - tercériste, perspective révolutionnaire nationaliste, national-européenne, écologiste, ethno-pluraliste et ethno-régionaliste, succédant directement à la Troisième Voie de Jean-Gilles Malliarakis (qui se manifesta de 1985 à 1991) et reprenant l'héritage du mouvement national-européen et national-communautaire Jeune Europe de Jean Thiriart (période de 1962 à 1969).
Dans le sillage du solidarisme et du tercérisme des années 1960 et 1970, le mouvement national-bolchevique s'avère être, en termes d'idéologie et de praxis, l'une des composantes les plus originales de la droite radicale européenne, bien qu'il nie son appartenance à cette famille politique au même titre que la Nouvelle Droite.
Selon le professeur Jean Yves Camus, les référents historiques et idéologiques de ce « nouveau » national-bolchevisme (mais il devrait être appelé « national-communisme » ou, étant donné le lien avec Jeune Europe, « national-communautarisme ») sont différents :
« Le courant national-bolchévique désigne certains théoriciens de la révolution conservatrice allemande appartenant, pour reprendre la classification d'Armin Mohler, à la fois au mouvement nationaliste-révolutionnaire (notamment Ernst Niekisch) et à certains du national-bolchévisme (Karl-Otto Paetel ; Fritz Wolfheim ; Heinrich Laufenberg), qui ont tenté d'élaborer dans l'Allemagne de Weimar une synthèse entre le nationalisme et le communisme (une sorte de « communisme national »), au point de passer de l'opposition au nazisme à sa liquidation par celui-ci. Il faut se souvenir de l'influence [...] d'une partie de la « Nouvelle Droite ». A cela s'ajoute un autre auteur allemand de cette époque : Hans Blüher, qui place au centre de son idéologie la notion de « communauté masculine » (une communauté de combattants dont l'Eros masculin est le ciment) qui a été le fondement du mouvement Wandervogel. L'autre référence idéologique importante [...] est le groupe Jeune Europe (1960-1969) créé par le Belge Jean Thiriart (1920-1992). Ce dernier a été le premier, dans l'univers de la droite radicale européenne (Francis Parker Yockey, aux États-Unis, avait défendu la même thèse), à abandonner toute référence à l'État-nation et au nationalisme classique pour élaborer un « nationalisme européen ». C'est une question de grande importance pour l'avenir de l'Union soviétique et pour l'avenir de l'Europe » [1].
L'un des référents des nationaux-bolcheviks, disions-nous, est la Nouvelle Droite, un courant de pensée né après 68 autour du GRECE (Groupement de recherches et d'études pour la civilisation européenne), un centre d'études français. La première synthèse idéologique diffusée par le GRECE et sa principale revue, Nouvelle École, entre 1968 et 1972, mettra l'accent sur l'inégalité et le déterminisme génétique : l'ennemi principal est évidemment le mouvement communiste. Le centre d'études va tenter de mener une « guerre culturelle » en se présentant dans les années 1970-1980 comme « hostile au marxisme et à toutes les formes de gauchisme et de subversion » [2] et en mettant en place dès le départ « une action métapolitique sur la société ». Une action consistant à répondre au 'pouvoir culturel' [marxiste] sur son propre terrain: avec un contre-pouvoir culturel » [3].
Entre 1972 et 1979, une nouvelle formulation doctrinale fait son apparition, fondée sur l'anti-égalitarisme et le paganisme européiste: un néo-aristocratisme « nietzschéen » s'articule bel et bien avec un « antiracisme » différentialiste et une doctrine « scientifique » de l'identité culturelle, à partir de l'intégration des travaux de l'anthropologue et spécialiste de la civilisation indo-européenne Georges Dumézil. Un culturalisme de droite, donc, dont le principal adversaire devient l'égalitarisme d'origine monothéiste. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, on assiste enfin à un ultime retournement idéologique, autour du tiers-mondisme différentialiste, du postmodernisme « de droite » et de la redécouverte du « sacré » et du paganisme comme fondement de l'identité européenne « profonde », toutes réflexions que l'on retrouvera aussi bien dans le mouvement national-bolchevique que dans le mouvement identitaire, qui s'inspirera largement des réflexions de l'aile völkisch de la Nouvelle Droite, à savoir les réflexions de Dominique Venner, Jean Mabire, Robert Steuckers, Guillaume Faye, etc. Sur tout domine la défense de l'enracinement, le respect absolu des différences contre « les promoteurs d'une perdition de l'humanité », ceux qui incarnent le condominium américano-soviétique. La Nouvelle Droite se présente comme le promoteur de la défense tous azimuts de la diversité et de la tolérance contre celle de l'uniformité impériale et de la déculturation des peuples, le soi-disant « mondialisme ». L'ennemi principal se déplace à nouveau, prenant un visage inattendu, celui de l'Amérique, de l'occidentalisme, de l'atlantisme.
Plus explicitement que la Nouvelle Droite et le GRECE d'Alain de Benoist, les nationaux-bolcheviks, tirant également leur sève des disciples d'Ernst Niekisch « désireux de synthétiser le prussianisme et le bolchevisme en s'alliant à la Russie communiste » [4] et luttant contre la République de Weimar et l'ordre imposé à Versailles par les forces de l'Entente, actualiseront leur lutte, non seulement métapolitique mais aussi militante, contre le « nouvel ordre mondial » mondialiste. Mais il ne s'agit pas d'une simple re-proposition de la pensée de Niekisch, mais d'une actualisation de celle-ci, le « national-communisme ». Selon le groupe italien Orion, le terme « national-communisme » doit être compris comme suit : « ... la fusion parfaite (fusion et non assemblage opportuniste) entre l'essence de l'enseignement de la droite historique, fondé sur les bases d'une métaphysique réellement vécue et perçue, c'est-à-dire la réalité de l'esprit comme supérieur aux lois de l'économie, et l'enseignement marxiste, c'est-à-dire la science de l'extinction de la domination du profit sur les esprits et les émotions des hommes. Le national-communisme est la fusion de l'idéologie de droite de l'Empire, comprise comme société humaine régie par les valeurs de l'esprit, et de la sociologie marxiste comme la plus parfaite des sciences sociales dans la réalisation d'une structure qui rende réellement possible l'expression de la spiritualité dans l'histoire et la science humaines » [5].
Maurizio Murelli (photo) donnera sa propre définition précise de la « nouvelle synthèse » national-communiste hérétique :
« Dépasser la 'droite' et la 'gauche' ne signifie pas que l'une de ces deux considérations idéologiques doit nécessairement infiltrer ou asservir l'autre. Il ne s'agit pas non plus de produire des sommes alchimiques entre le "rouge" et le "noir". La nouvelle synthèse politique signifie une présence consciente et volontaire face aux décombres et surtout face à l'insupportable agression de la Haute Finance qui vise à imposer le Nouvel Ordre Mondial ; elle signifie la présence d'hommes de diverses origines qui ont traversé les vastes plaines idéologiques de diverses longitudes et latitudes, et non d'hommes qui se laissent engloutir par les marécages dogmatiques » [6].
L'un des théoriciens de cette « nouvelle synthèse » est Carlo Terracciano, le « père » de la géopolitique eurasiste dans la « zone » Italie. Il va jusqu'à historiciser le fascisme et le national-socialisme - bien que des liens forts subsistent compte tenu du contexte de la rédaction historique de la revue Orion -, ce qui permet une relecture critique : dans « Rote Fahne und Schwarze Front - La leçon historique du national-bolchevisme », essai d'introduction au volume National-bolchevisme d'Erich Müller (Barbarossa, 1988), Terracciano, qui analyse l'expérience de la composante nationale-bolchevique révolutionnaire-conservatrice, les théories de Pierre Drieu La Rochelle, Emmanuel Malynski, de l'aile sociale du fascisme et du national-socialisme (le « fascisme révolutionnaire »), etc. , trace les lignes de l'actualisation de ces expériences, le « national-communisme », au-delà du nationalisme et du communisme des 19ème et 20ème siècles :
« Aujourd'hui, le nationalisme est compris comme l'enracinement ethnique, historique, culturel en sa propre terre, modifié jusque dans son paysage par des millénaires de culture, dans la 'petite' et la 'grande' patrie, jusqu'à s'étendre à l'unité du continent eurasien. Quant au 'communisme', il va bien au-delà de la pensée de Marx et Lénine et de leurs disciples, il le précède de millénaires dans sa théorie et sa pratique des communautés paysannes, des ordres monastiques-guerriers, des peuples, des empires entiers » [7].
Pour Terracciano, il existait un communisme pré-marxiste qu'il fallait redécouvrir, un « national-communautarisme » qui, au-delà de la scientificité de Karl Marx et Friederich Engels, montrait que l'homme n'est pas une monade individualiste mais un animal communautaire (...) Le national-communisme n'est donc pas un fatras confus comme on pourrait le penser au premier abord, la somme du communisme et du national-socialisme ou du fascisme mais, dans une phase historique comme les années 1980-1990 où, suite aux changements économiques et structurels concernant la transition de l'accumulation « fordiste » ou, comme on l'appelle, de l'accumulation rigide [à] l'accumulation post-fordiste ou flexible, qui ont marqué son histoire au cours du siècle dernier jusqu'à nos jours » [8], une rediscussion des idéologies modernes, jugées incapables par l'avènement de la post-modernité et de la « pensée faible », se manifeste dans les domaines politico-culturel et philosophique. Le « national-communisme » - également élaboré par d'autres sodalités intellectuelles, comme dans l'espace franco-belge par la Nouvelle Droite, s'appuyant également sur l'héritage de Jeune Europe de Jean Thiriart [9] - est perçu comme la réponse, surfant sur la crise des idéologies non pas en les archivant, mais en en élaborant de nouvelles.
La « nouvelle synthèse » national-communiste va jusqu'à proposer audacieusement - tout en étant conditionnée par la Nouvelle Droite - l'union des idéaux du « fascisme-mouvement » (selon l'expression inventée par Renzo De Felice) avec ceux du bolchevisme d'avant le régime, avec un regard sur le monde islamique (en particulier l'Iran de Khomeini) et la spiritualité russe, un projet national-communiste où l'espace culturel se trouve « en plus de la SS », de Degrelle et du Rexisme, d'Evola et de Guénon, des auteurs « interdits » - de Brasillach à Drieu La Rochelle à Codreanu - et des « fascistes hérétiques » à la Berto Ricci, des théoriciens de la révolution konservatrice allemande, d'autres figures « irrégulières » comme Noam Chomsky plutôt que le communiste-fondamentaliste Zjouganov, et même les mythes de la gauche, de Mao Dzedong à Che Guevara ». [10]
Comment affronter, alors, un mouvement de pensée novateur qui a non seulement conditionné des mouvements radicaux tels que les mouvements nationaux-bolcheviques et identitaires, mais qui voit certains de ses principaux intellectuels se détacher formellement de la maison mère militante et greciste, à travers un réseau bien établi de revues et de centres d'études, dans le national-populisme, en essayant de l'orienter, en vain, vers des rivages post-libéraux, anti-mondiaux et anti-américains, un courant qui n'a jamais cessé de transformer les pensées élaborées par la gauche, en les repensant à sa manière ? Pierre-André Taguieff consacre une partie importante de son livre Sur la Nouvelle Droite à ce problème, prenant ses distances avec l'approche diabolisante adoptée dans les campagnes de délégitimation orchestrée par la gauche française, centrées sur la prétendue « nazification » de GRECE et de Benoist, campagne dénigrante qui a débuté à l'été 1979, puis s'est réactivée en 1992-1993 suite aux relations avec Alexandre Dougine, à l'époque théoricien du national-bolchevisme russe, puis du néo-eurasianisme et de la « Quatrième théorie politique », et critiquée de nos jours pour son ouverture à Antonio Gramsci, à la pensée écologiste de la décroissance heureuse de Serge Latouche, et aux intellectuels communitaristes de formation marxienne et socialiste comme Costanzo Preve et Jean-Claude Michéa.
La confrontation avec la Nouvelle Droite et ses « dissidents » doit, au contraire, se fonder - comme l'a d'abord soutenu Raymond Aron - non pas sur l'anathème, mais sur la « réponse intellectuelle » et la création d'une « pensée forte » marxiste, communautaire et anti-impérialiste, capable de s'opposer au prétendu « marxisme occidental » et au post-modernisme. Comme la « réponse intellectuelle » illustrée par Taguieff, qui, précisément à partir de la nécessité de répondre au culturalisme de de Benoist, arrive à la formulation du concept de « néo-racisme différentialiste », qui est maintenant entré dans la boîte à outils des historiens et des sociologues [11].
Matteo Luca Andriola
NOTES :
[1] J.-Y. Camus, « Une avant-garde populiste : "peuple" et "nation" dans le discours de Nouvelle résistance », in Mots, n°55, juin 1998, pp. 128-129.
[2] R. De Herte [A. de Benoist], « Le terrorisme intellectuel », in Élément, n° 3, janvier 1974.
[3] R. De Herte [A. de Benoist], « La révolution conservatrice », in Éléments, n° 20, février-avril 1977, p. 3.
[4] Matteo Luca Andriola, La nouvelle droite en Europe. Il populismo e il pensiero di Alain de Benoist [2014], Paginauno, Milan 2019, p. 45.
[5] Ce qu'il faut entendre par national-communisme, dans Orion, nouvelle série, mai 1994.
[6] M. Murelli, Le projet, dans Orion, nouvelle série, février 1993, p. 1.
[7] C. Terracciano, « Rote Fahne und Schwartze Front » : la lezione storica del nazionalbolscevismo, in E. Müller, C. Terracciano, Nazionalbolscevismo, Edizioni Barbarossa, Saluzzo 1988, p. 47.
[8] R. Finelli, Globalisation, postmodernisme et « marxisme de l'abstrait », in Consecutio temporum. Revue critique de la postmodernité", a. I, n° 1, juin 2011. Cf. également R. Bellofiore, Après le fordisme, quoi ? Le capitalisme de fin de siècle au-delà des mythes, dans R. Bellofiore (ed.), Le travail de demain. Globalizzazione finanziaria, ristrutturazione del capitale e mutamenti della produzione, Biblioteca Franco Segantini, Pisa 1998, pp. 23-50 et D. Harvey, The Crisis of Modernity. Réflexions sur les origines du présent, tr. it. par M. Viezzi, Net, Milan 2002, pp. 151, 152.
[9] Cf. C. Terracciano, « Jean Thiriart : prophète et militant », dans Orion, nouvelle série, n° 252, septembre 2005.
[10] Marco Fraquelli, À la droite de Porto Alegre. Perché la Destra è più no-global della Sinistra, Rubbettino, Soveria Mannelli 2005, p. 64.
[11] Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite. Itinerario di un intellettuale atipico, Vallecchi, Florence 2003, pp. 347-398.
Source: Facebook de M. L. Andriola