Dans un de ses romans, William Faulkner dit de son héroïne qu'elle faisait partie de ces femmes du Sud qui, lorsqu'elles virent le général Sherman apparaître à l'écran dans le film Autant en emporte le vent, se levèrent et, soixante-quinze ans après la fin de la guerre de Sécession, quittèrent la salle... Cette attitude en révèle plus que bien des discours sur ce que fut, dans la mémoire du Sud, la marche de Sherman à travers la Géorgie. Dominique Venner, auteur d'un excellent ouvrage sur cette question, Le Blanc Soleil des vaincus (éditions de la Table ronde), nous explique que le général n'hésita jamais devant la « guerre totale », détruisant les habitations, brûlant les récoltes et massacrant le bétail.
Sherman s'est avancé vers Atlanta avec 100 000 hommes et 254 canons. En face, le général Joseph Johnston, Old Joe, n'en dispose que de 61 000, loqueteux et affamés.
Johnston se battra comme un lion rusé, le dos à la ligne de chemin de fer qui mène à Atlanta. Son infériorité ne lui permet pas d'attaquer, mais, dans la défensive, il est redoutable. Sherman le constate à ses dépens. Aussi le nordiste déborde-t-il constamment les positions sudistes, tandis que Johnston se reforme aussitôt afin d'occuper une nouvelle position avant l'arrivée de son adversaire. Ces combats ressemblent étrangement à ceux qui ont opposé Lee et Grant du Wildernen à Cold Harbour. Cette retraite pugnace est effectuée de main de maître, avec des hommes harassés qui marchent et se battent le ventre creux. En cinq batailles, Johnston a infligé à son adversaire des pertes cinq fois supérieures aux siennes : 45 000 contre 10 000. A ce rythme, il pourra bientôt livrer bataille avec des chances de vaincre.
Atlanta va payer
C'est à ce moment qu'il est destitué. Jefferson Davis est affolé par cette retraite constante dont il ne comprend ni le sens ni la portée. Mais l'inimitié des deux hommes n'est pas étrangère à cette décision catastrophique. En remplacement de Johnston, le président désigne le général Hood, le plus jeune des commandants d'armée, qui s'est fait une réputation de grande combativité. Malheureusement, il est moins avisé que brave.
Mal accueilli par une armée fidèle à son ancien chef, Hood commet immédiatement la faute que Johnston a évitée. Le 29 août 1864, il attaque en situation d'infériorité et se fait battre. La bataille dure deux jours. Le 1er septembre, Hood est contraint d'abandonner Atlanta en brûlant ses dépôts.
Sherman a gagné. Atlanta va payer. Il donne l'ordre à la population d'évacuer la ville. Toute la population sans exception. Les vieux, les malades, les blessés, comme les enfants et les femmes. Beaucoup mourront.
Le 3 septembre, Sherman a télégraphié à Washington : « Atlanta est à nous. »
Cette nouvelle est saluée dans le Nord par une explosion de joie populaire. Lincoln ordonne des prières d'action de grâce. Grant, lui-même, profite de la victoire de son second. Le 9 septembre, il rend publique une lettre qui justifie sa tactique : « Les rebelles ont maintenant leur dernier homme sous les armes. Un homme perdu par eux ne peut être remplacé. Ils ont également dépouillé le berceau et la tombe pour rassembler leur armée actuelle. Outre ce qu'ils perdent dans les escarmouches et les batailles, ils perdent, par suite de la désertion ou d'autres causes, au moins un régiment par jour. Avec cette saignée, la fin n'est pas loin, si seulement nous voulons rester fidèles à nous-mêmes. » Pendant que Lincoln exploite à son profit le retournement de l'opinion, Sherman prépare son nouveau bond en avant. Son objectif est de marcher vers l'est jusqu'à la mer, d'atteindre Savannah, puis de remonter vers le nord pour prendre Richmond à revers. Le plan de destruction du Sud conçu en 1861 se réalise point par point.
Géorgie, terre brûlée
Cette marche à la mer, marche de terreur et de destruction à travers la Géorgie, ne se heurtera à aucun obstacle. Sur l'ordre de Jefferson Davis, le général Hood abandonne Sherman à lui-même, car on ne peut imaginer l'opération audacieuse que ce dernier prépare. Hood poussera donc vers le Tennessee afin de menacer d'invasion les États du Nord-Ouest. Ce plan n'est pas dépourvu d'habileté et il jettera une grande alarme à Washington. Mais l'armée de Hood est faible, épuisée et démoralisée. Le 15 septembre, elle sera défaite près de Nashville dans le Tennessee.
Sherman est libre de ses mouvements. Le seul homme qu'il puisse craindre, Forrest, est engagé dans le Mississippi. Cette marche à la mer, dont l'intérêt proprement militaire est faible, aura des conséquences politiques capitales. Les ravages effroyables que les colonnes nordistes accumuleront systématiquement, frapperont de terreur la population du Sud.
Le 16 novembre 1864, Sherman brûle Atlanta. La marche de 300 miles commence sous de bons auspices. L'armée avance comme un gigantesque râteau de 60 miles de large. Les troupes marchent de 7 heures à midi, puis elles s'installent, c'est-à-dire qu'elles pillent. L'ordre spécial de marche a prévu : « L'armée s'approvisionnera sur le pays ». Par prudence, Sherman se fait suivre d'un convoi de ravitaillement de 2500 chariots. Mais les vivres qu'ils transportent ne seront pas utilisés. La riche Géorgie y pourvoit.
Les récits des habitants se ressembleront tous dans leur horreur. Toutes les armées qui pillent perdent leur discipline. C'est une loi inévitable. L'armée de Sherman y échappe d'autant moins que les « remplaçants » qui la composent comptent nombre de droits communs, sans parler des contingents noirs, avides d'humilier leurs anciens maîtres.
Les femmes de la Géorgie affrontent cette épreuve avec un courage et une dignité qui en imposent aux pillards eux-mêmes. Si l'on détruit pour le plaisir, et ce plaisir est toujours grand, si l'on vole l'argenterie, les bijoux, les tableaux, les bibelots, si l'on met le feu à ce que l'on ne peut emporter, les cas de viols et de meurtres sont rares.
Un rebelle n'a aucun droit, pas même de vivre
Après le passage de cette force de destruction, il ne subsiste qu'un désert. Les habitants ont perdu tous leurs moyens d'existence. Les champs sont dévastés, les arbres abattus, le bétail emmené ou tué. Souvent les plantations et les fermes sont incendiées. Il ne subsiste que des cheminées noircies brandies contre le ciel. Les voies ferrées sont démantelées et les rails tordus au feu.
Le 24 décembre 1864, Sherman entre dans Savannah, qui est pillé. Il repartira le 1er février avec 60 000 hommes, avec l'intention de rejoindre Grant devant Richmond. Son itinéraire passera par la Caroline du Sud, berceau de la sécession.
Alors la haine et la vengeance ne connaissent plus de limites. Sherman a proclamé qu'« un rebelle n'a aucun droit, pas même de vivre, sinon avec notre permission ». Avant d'entrer dans Columbia, la capitale de l'État, il écrit : « L'armée tout entière brûle d'un insatiable désir de tirer vengeance de la Caroline du Sud et je tremble presque en pensant au sort qui l'attend, mais je crois qu'elle mérite tout ce qui lui est réservé. »
Ce qui s'est passé en Géorgie n'est rien en comparaison de ce que va souffrir la Caroline du Sud.
Une immense fumée et la lueur rouge de l'incendie annoncent l'arrivée des Yankees. Le 17 février, Sherman entre à Columbia. Le soir même la ville est en flammes. Les soldats ivres pillent les maisons et molestent les habitants avant de fuir. Les plus bas instincts, encouragés par l'impunité, l'envie et la vengeance, se déchaînent.
Le lendemain, Sherman fait détruire tous les bâtiments publics qui ont résisté à l'incendie.
Le port de Charleston, que les nordistes n'avaient jamais pu prendre, Charleston où fut tiré le premier coup de canon de la guerre, est mis à sac. Les destructions dans cette ville de très vieille culture seront irréparables.
En Caroline du Nord, une armée improvisée se forme sous le commandement de Joseph Johnston, pour tenter de barrer la route à ces furieux.
Lee's Misérables
Depuis la réélection de Lincoln, le général Lee ne nourrit plus d'illusion sur le sort du combat. Il sait que la partie est perdue. Il fait part de cette conviction au président Davis, parce que tel est son devoir. Pour ses hommes et ses subordonnés, il reste le symbole de l'espérance. Son devoir de soldat est de combattre jusqu'à l'épuisement complet de ses forces. Il n'est pas dans sa nature de s'y soustraire. Pourtant, cet épuisement définitif est proche. L'hiver devant Richmond est une torture atroce. Depuis la dévastation de la vallée de la Shenandoah par Sheridan, les dernières sources de ravitaillement sont taries. La famine, la vraie famine, celle dont on meurt, frappe la capitale et ses défenseurs. Le général Lee n'accepte pas d'autre régime que celui de ses hommes. Il reçoit un jour un invité à sa table. L'unique morceau de viande est si petit que personne n'ose se servir. Il distribue autour de lui les vêtements chauds que lui font parvenir les habitants.
Les soldats qui ont lu le roman de Victor Hugo, Les Misérables, en font un jeu de mots et se baptisent eux-mêmes les Lee's Misérables, les misérables de Lee. Ils s'efforcent de rire de leur détresse. « Dans cette armée, disent-ils, un trou dans la culotte indique un capitaine. Deux trous un lieutenant et quand tout le fond est parti c'est que le propriétaire du pantalon est un soldat. »
Les nordistes accuseront plus tard le Sud d'avoir martyrisé leurs prisonniers, notamment au camp d'Andersonville, en les faisant lentement mourir de faim. De fait, ces prisonniers meurent lentement de faim. Comme les soldats de Lee. Ils reçoivent la même ration !
Une seule condition
Le 6 février 1865, le Congrès confédéré décide de nommer le général Lee au commandement en chef des armées du Sud.
Cette mesure tardive ne peut avoir aucune portée pratique, les armées n'existant plus.
A l'aube du 25 mars 1865, les sudistes tentent de faire une percée dans les lignes nordistes, en avant de Richmond. La première partie de l'opération réussit, mais les hommes sont si affaiblis qu'ils s'effondrent sur le sol et ne peuvent poursuivre l'assaut
Lincoln et Grant veulent en finir. Le samedi 1er avril, les nordistes lancent une attaque générale. En face, il n'y a plus que des fantômes. La première ligne est enfoncée. Le lendemain, Lee reconstitue ses défenses, mais leur rupture est une question d'heures. Il télégraphie à Richmond pour que le gouvernement se prépare à évacuer la capitale.
Le président Davis assiste au service religieux de l'église Saint-Paul lorsque le message de Lee lui est remis. Il quitte aussitôt son banc et sort avec dignité, sans trahir son émotion. A 23 heures, un train spécial emporte les membres du gouvernement vers Danville.
Dans la nuit, le général Ewell, qui protège encore la ville, reçoit l'ordre de se retirer. Richmond brûle. Les premiers nordistes entrent à l'aube dans la capitale jusqu'alors inviolée.
Au même moment, Lee abandonne Petersburg, après avoir détruit ses dépôts de munitions. Les quelques troupes qui lui restent n'ont pas mangé depuis trente-six heures. En haillons, avec, de-ci de-là, sur un membre, un linge ensanglanté, les soldats avancent encore. Le général veut rejoindre les montagnes à l'ouest de Lynchburg.
Le 7 avril 1865, Grant lui fait parvenir une note lui demandant d'effectuer sa reddition pour éviter des combats désormais inutiles.
Lee fait demander à l'adversaire ses conditions. Le lendemain, Grant répond : « La paix étant le premier de mes désirs, je n'insiste que sur une seule condition. Que les hommes qui auront capitulé ne pourront plus porter à nouveau les armes contre l'Union jusqu'à ce qu'ils aient été régulièrement échangés. »
Pour obtenir les conditions les plus favorables, Lee simule l'intention de poursuivre le combat, mais il accepte de rencontrer Grant.
Le 9 avril, ayant revêtu un uniforme neuf, ceint le sabre offert par la ville de Richmond, monté sur Traveler et suivi de son état-major, Lee se dirige vers les lignes fédérales. Il assumera lui-même l'épreuve de la reddition, bien qu'il eût « préféré mille morts ».
L'entrevue a lieu au hameau d'Appomattox Court House, dans la maison du major Mac Lean, où Grant attend son adversaire.
Le contraste est frappant entre les deux hommes. Face au général Lee, impeccablement sanglé dans son uniforme gris, Grant fait piètre figure dans sa tenue de troupe.
« Général, nous sommes-nous rendus ? »
L'accueil de Grant est déférent. Il s'efforce de rendre l'instant moins pénible. Il évoque des souvenirs communs de la guerre du Mexique. Après quelques instants, Lee doit lui rappeler la raison de leur rencontre. Il demande que ses hommes puissent emmener les mules et les chevaux pour reprendre les travaux des champs. Grant acquiesce. L'acte de reddition est rédigé et signé.
Au moment de remonter sur Traveler, le général Lee pose la tête sur l'encolure de son vieux compagnon. Il reste ainsi plusieurs secondes, prostré. D'un violent effort, il se reprend. Une fois en selle, il salue Grant, qui s'incline.
Lee s'éloigne vers ses lignes.
En le voyant, ses hommes l'acclament comme ils le font quand il passe dans leurs rangs, mais à voir ses traits bouleversés leurs cris s'étranglent. Ils hésitent pendant qu'il continue sa route. Puis, d'un mouvement spontané, ils s'élancent vers lui.
— Général, nous sommes-nous rendus ?
La question le gifle en pleine face. Il essaie d'avancer mais ils l'entourent, leurs visages faméliques et leurs regards en délire tendus vers lui. Il doit s'arrêter. Les mots lui sont une torture :
— Soldats, nous avons combattu ensemble et j'ai fait ce que j'ai pu pour vous. Vous serez tous relâchés sur parole et vous pourrez rentrer chez vous.
Il veut encore parler, mais il ne peut articuler qu'un difficile : « Au revoir, au revoir... »
Des larmes coulent sur ses joues hâlées, tandis qu'il s'éloigne sans voir où mènent les pas de son cheval.
D. Venner
Sources : Histoire Magazine – N°22 1981.