Un bâtisseur de la maison de France
Le Choc du Mois – N°65 – Juin 1993
Au temps où les instituteurs se sentaient tenus d'entretenir une mémoire nationale, le roi Philippe Auguste figurait parmi les grandes figures héroïsées par les manuels scolaires. Dans la glorieuse galerie allant de Vercingétorix à Napoléon, le Capétien était représenté sur le champ de bataille de Bouvines, à la tête de ses barons lourdement harnachés et des fantassins des milices communales. Imagerie destinée à nourrir l'imaginaire populaire national.
Mais cet imaginaire est-il si éloigné de la réalité historique ? C'est la question que se pose Gérard Sivéry, professeur à l'université Charles de Gaulle (Lille III), en consacrant une étude solidement documentée à ce souverain qui, constate-t-il, "est l'un de nos rois dont la mémoire collective a le mieux gardé le souvenir".
Philippe est tôt impliqué dans le monde de la grande politique : au printemps 1179, sentant la mort approcher, son père, le roi Louis VII, décide de faire couronner cet adolescent de 14 ans qui est son seul héritier. Ce faisant, Louis s'inscrit dans la tradition capétienne. Ses prédécesseurs ont tous, en effet, utilisé ce moyen simple - le couronnement du fils du vivant même du roi régnant - pour se protéger des aléas de l'élection. Car le roi de France est élu par les grands du royaume, censés représenter le peuple, et cette tradition, remontant aux Francs, peut, en principe, interdire à une famille de s'incruster sur le trône. Pour imposer, donc, une hérédité de fait, les Capétiens ont trouvé la solution élégante du couronnement anticipé. Soucieux de verrouiller la situation, le roi Louis VII entraîne sa cour vers Reims pour procéder à la cérémonie le 15 août, jour de l'Assomption (le culte marial est au cœur de la religiosité de l'époque). Or, un curieux incident se produit au cours du voyage, relaté par les Gesta Philippi Augusti Francorum Regis, dont les deux auteurs successifs furent un ancien médecin devenu moine de l'abbaye de Saint-Denis, Rigord, et Guillaume Le Breton, chapelain royal. Le cortège royal faisant étape à Compiègne, le jeune Philippe obtient de son père l'autorisation de chasser dans la forêt voisine. Ayant pénétré avec ses compagnons de chasse au cœur de la forêt, le prince tombe soudain sur "un sanglier merveilleux". Ayant signifié à son escorte que l'animal était pour lui, le futur roi se lance si fougueusement à sa poursuite que personne n'arrive à le suivre. Mais, au plus profond de la forêt, le sanglier s'évanouit. Dépité, Philippe veut revenir sur ses pas. Mais il se perd, tourne en rond pendant deux jours et une nuit, jusqu'à ce qu'un homme des bois au visage noirci de fumée et attisant un grand feu - charbonnier ou forgeron ? - lui indique le bon chemin pour sortir de la forêt.
Marqué profondément par cette aventure, le prince tombe malade mais, à l'issue de cette épreuve, il est devenu "meilleur" et "plus curieux des affaires du royaume", assure Guillaume Le Breton. Celui-ci, bien entendu, a comparé le sanglier fautif au diable, qui aurait voulu ravir le futur roi à son peuple et à son royaume.
Gérard Sivéry voit bien qu'il y a dans cet épisode le thème de l'épreuve formatrice, pour un adolescent qui va devoir se conduire comme un homme - et comme un souverain ! Mais il n'aperçoit pas la dimension culturelle et mythique du récit. A l'évidence, il y a renvoi à de profondes et antiques racines celtiques. Le futur roi est entraîné vers une initiation-révélation (la nécessité, pour un souverain, de se dépasser), au cœur de la forêt sanctuaire, lieu de conservation et de perpétuation de la sagesse ancestrale, par ce sanglier qui était chez les Celtes l'animal consacré au dieu Lug, dieu du soleil levant, dieu "aux doigts de lumière", dieu éveilleur.
La référence à un imaginaire celtique, dans la biographie d'un roi de France, n'a rien d'étonnant, compte tenu de ce que sont les soubassements de la culture de l'Europe médiévale. Nous en avons confirmation dans la gestation même du futur Philippe Auguste. Son père, ayant longtemps espéré en vain la naissance d'un fils, put voir dans la grossesse de sa troisième épouse, Adèle de Champagne, un signe du ciel : "Amateur des romans de la Table Ronde et notamment de la légende du Saint-Graal, mêlée aux légendes arthuriennes, il vit en songe un fils qui tenait en main un calice et qui le présentait aux Grands du royaume". Belle image de syncrétisme pagano-chrétien...
Son sacrement et son couronnement ayant été retardés par l'incident relaté plus haut, Philippe reçoit finalement l'onction sacrale et la couronne le 1er novembre 1179 - c'est-à-dire le jour de la fête celtique de Samain christianisée en Toussaint. Hasard ? Rappelons que les hommes du Moyen Age ont un sens et un souci du symbolisme que nous avons, malheureusement, perdus. Très vite, le roi Philippe est confronté à des luttes de clans qui opposent de grands féodaux prétendant exercer leur influence sur la couronne. Et, parmi ces coteries, la moins dangereuse n'est pas celle du jeune roi... Le domaine royal est menacé d'encerclement par une dangereuse coalition qui se dessine, groupant le lignage champenois (qui contrôle les comtés de Champagne, Sancerre, Blois et Chartres), la maison de Flandre et celle de Hainaut (soit le Valois, le comté d'Amiens, l'Artois, la Flandre et le Hainaut).
En épousant Isabelle de Hainaut, Philippe fait coup double: il désagrège la coalition naissante et il unit son sang au sang carolingien, car la nouvelle reine de France a pour ancêtre Charles de Lorraine, compétiteur malheureux, en 987, d'Hugues Capet et oncle du dernier roi carolingien ainsi que de Judith, arrière-petite-fille de Charlemagne. Sous les règnes du fils et petit-fils de Philippe, Louis VIII et saint Louis, on ne manquera pas de rappeler le caractère hautement symbolique, en matière de légitimité, de l'union entre hérédité carolingienne et hérédité capétienne.
Si le mariage est une arme politique, il faut aussi manier l'épée pour rappeler à l'obéissance les vassaux insoumis, tel le comte de Sancerre, à qui l'on prend de vive force le château-fort de Châtillon. Enfin, il faut imposer l'autorité royale à des groupes de pression intervenant dans le domaine économique : après avoir, dès la première année de son règne, pris des mesures contre les juifs, Philippe les expulse en 1183, confisque leurs biens (le moine Rigord assure qu'ils possédaient la moitié de Paris) et met fin au monopole juif sur le marché aux grains situé jusqu'alors près de la cathédrale Notre-Dame, ce qui provoque le déplacement du centre commercial de Paris de l'île de la Cité vers le quartier des Halles, sur la rive droite de la Seine.
Ces diverses actions manifestent le souci qu'a le jeune roi d'accomplir au mieux son devoir de souverain car, nous dit le chroniqueur anglais Giraud Le Gambrien, il étaient soucieux "de restaurer le royaume de France tel qu'il était au temps de Charlemagne, dans son espace et sa rigueur". D'où le qualificatif que donne Rigord dans ses Gesta à son roi : il est Augustus, c'est-à-dire, "étymologiquement, celui qui augmente, qui accroît". La référence romaine qu'implique ce surnom "d'Auguste" est révélatrice : alors que l'Empire et la papauté se disputent l'héritage de la tradition romaine (l'Empire se dit "romain" tout comme l’Eglise se dit "romaine"), la France affirme que son roi, après tout, peut bien revendiquer lui aussi, à bon droit, une telle prestigieuse référence. D'autant qu'il reprend à son compte le vieux principe romain : l'Etat est là pour imposer la primauté de l’intérêt collectif contre les intérêts particuliers, quels qu'ils soient. Autrement dit, contre les féodalités de tout poil, le roi doit être solidaire de son peuple, de cette base populaire sur laquelle doit s'appuyer tout chef national pour pouvoir vaincre ceux qui ne pensent qu'à leur propre profit.
Alors que les bonnes âmes, soucieuses de tenir en tutelle le pouvoir royal, s'activent pour rompre l'union de Philippe et de son épouse, en 1187 la reine donne au roi un fils, Louis. Voilà la continuité de la lignée assurée. Et voilà le roi - ce roi qui a de peu dépassé ses 20 ans - convaincu qu'il lui appartient d'être ce décideur dont le pays a besoin.
Significativement, Philippe décide de ne pas donner de successeur au chancelier, disparu en 1185, et au sénéchal, mort en 1191. Ces grands officiers de la Couronne pouvaient être des écrans entre le roi et son peuple. Philippe a compris qu'il est vital, politiquement, de limiter strictement le pouvoir des membres de son entourage le plus proche. "Il veut, explique Gérard Sivéry, se libérer du carcan des usages féodaux". Il a trouvé la solution : s'appuyer sur les villes, les évêques et les abbés qui lui sont fidèles - ne serait-ce que parce que c'est leur intérêt bien compris... Alors même que le roi n'hésite pas à affronter la papauté, en particulier lorsque celle-ci veut intervenir dans ses démêlés conjugaux avec sa deuxième épouse, Ingeburge, il peut compter sur l'appui des prélats fidèles.
Cependant, le roi sait bien que le fondement de son pouvoir réel relève de la géopolitique. Philippe en effet est convaincu, à juste titre, que la puissance du souverain repose sur l'étendue et la richesse du domaine royal, qui lui fournit ses ressources en argent et en soldats. Il faut donc étendre, au maximum, la base territoriale du domaine royal. Ce devait être la ligne directrice de sa politique, tout au long de son règne.
Réaliste, Philippe sait attendre son heure. Le domaine capétien est menacé d'étouffement par les possessions, considérables, du roi d'Angleterre, ce Plantagenêt qui contrôle, de la Normandie à l'Aquitaine, tout l'Ouest du royaume. Philippe dresse d'abord contre le vieux roi Henri II ses fils révoltés. Puis, Richard Cœur de Lion étant devenu roi, il part avec lui à la croisade... tout en guettant en permanence l'occasion qui lui permettra de damer le pion à celui qui restera toujours plus un rival qu'un allié.
C'est pourtant face au frère et successeur de Richard, Jean sans Terre, que Philippe va obtenir de spectaculaires succès. A l'issue de longues confrontations, le roi de France, s'appuyant fort astucieusement sur les mécanismes du droit féodal que Jean n'a pas respectés, entre en conflit ouvert avec lui, au nom du respect des principes (Jean a humilié un de ses vassaux, qui a fait appel au roi de France puisque Jean doit l'hommage au Capétien pour ses possessions sises en France). Malgré l'alliance nouée entre le Plantagenêt et l'empereur germanique Otton de Brunswick, les armées françaises, qui ont à se battre sur deux fronts, sont successivement victorieuses à La Roche-aux-Moines (2 juillet 1214) et à Bouvines (27 juillet 1214). A côté des chevaliers, les communiers ont répondu à l'appel du roi. On leur fait confiance, en les plaçant aux avant-postes, où ils font merveille. A l'annonce de la victoire, le peuple de Paris fait la fête, pendant une semaine, jour et nuit. Même enthousiasme dans les communes rurales, où paysans et vignerons seront largement récompensés de leur contribution à la victoire nationale.
En éliminant le danger Plantagenêt, Philippe Auguste quadruple l'étendue du domaine royal : la riche Normandie et les riants pays de la Loire donnent au pouvoir capétien un accroissement spectaculaire de puissance. De plus, en laissant des chevaliers français se lancer à l'assaut du Languedoc, sous le pieux prétexte de la croisade contre les cathares, Philippe prépare la voie à ses successeurs : l'implantation capétienne dans les terres du sud permettra, au cours du XIIIe siècle, le débouché sur la Méditerranée.
Le règne de Philippe Auguste aura donc été celui d'un solide bâtisseur, tant sur le plan de l'organisation administrative du royaume que sur celui de la consolidation du pouvoir royal. En témoigne le fait que, le premier de la lignée capétienne, Philippe juge inutile de faire couronner de son vivant son fils Louis. L'héritage est désormais solide.
Gérard Sivery, Philippe Auguste, Plon.