Contes d’Europe II - Le Flambeau – 1992.

 

 

 

Le Professeur fit un pas de côté pour éviter une vipère, amoureusement lovée contre un bloc de calcaire chauffé par le soleil. Le Professeur sourit et adressa un clin d’œil complice au reptile. Il entendait encore la voix étonnée du facteur quand il l’avait empêché, huit jours plus tôt, de tuer un serpent à coup de bâton.

- Mais c’est le diable, ces bêtes-là ! crachotait l’autre entre ses chicots noircis par la nicotine.

- Laissez donc le diable tranquille, avait conseillé le Professeur. Même les curés n’y croient plus…

  •  

Le préposé aux postes – comme il se désignait lui-même fièrement – en était resté bouche bée. Le Professeur avait été tenté de lui expliquer que le Grand Cornu était aussi vieux que le monde. Et qu’il veillait depuis toujours sur la fécondité des plantes, des bêtes et même de ces étranges animaux qu’étaient les hommes. Et ceci bien avant que le christianisme en ait fait le symbole d’un paganisme devenu interdit et maudit. Ce paganisme qui était pourtant la religion des sources, des arbres, des fleurs, de la beauté et de la vie, célébrés et chantés…

 

Mais à quoi bon ? Il y avait bien longtemps que le Professeur avait renoncé à expliquer quoi que ce soit à ses semblables. Ses semblables ? Non, décidément, le mot ne convenait pas. C’est d’ailleurs pour échapper à une telle assimilation que le vieil homme avait choisi la solitude.

 

Il poursuivit son chemin, attentif à saisir pleinement les fortes odeurs qui montaient du causse, travaillé en ses profondeurs par une journée de grand soleil et prêt, tandis que l’éternelle roue de feu descendait vers l’horizon, à exhaler ses mystères.

 

Il faut vivre intensément chaque seconde. Comme si elle devait être la dernière. Depuis que le Professeur avait retrouvé cette éternelle vérité au détour d’un poème d’Horace, il était parfaitement serein.

- Je suis cette touffe d’herbe rugueuse. Je suis ce bloc de pierre poli par le vent. Je suis le vent. Je suis la buse portée, là-haut, par le vent…

Le Professeur s’arrêta. Sa voix était seule, sur le causse. Le vieil homme avait pris l’habitude de soliloquer ainsi, parfois à voix basse, souvent criant aux quatre vents.

- J’aime mieux parler avec les pierres qu’avec les hommes !

C’est la seule explication qu’il avait consenti à donner au facteur, le seul bipède qu’il voyait régulièrement. Un facteur intrigué par le comportement de celui qu’il considérait tantôt comme un savant (car les parois tapissées de livres de sa maison l’impressionnaient), tantôt comme un fou. Mais les savants n’étaient-ils pas tous un peu fous ? C’est en tous cas l’idée qu’il s’en faisait. Et le Professeur n’avait surtout pas voulu le détromper. D’autant qu’il n’avait cure des opinions du facteur. Comme d’ailleurs de celles des autres représentants de l’espèce humaine. Une espèce à laquelle il aurait préféré, en fin de compte, ne pas appartenir.

 

 

 

 

 

Cette misanthropie lui était montée peu à peu à la gorge, au fil des ans. Du temps où il vivait encore à Babylone – la ville où les gens se précipitent, affairés, dans les bouches puantes du métro ou ingurgitent, à bord de leur voiture paralysée au milieu du périphérique, le dernier "tube" de Patrick Benguigui.

 

Et un beau jour – décidément, un bien beau jour – le Professeur avait tout bonnement plaqué la Sorbonne, sans prévenir ni famille, ni amis, ni chers collègues… qui d’ailleurs, tous autant qu’ils étaient, n’avaient pas beaucoup insisté pour faire rechercher le disparu. Il n’était qu’à un an de la retraite, et ses accès croissants de mutisme fatiguaient tout le monde.

 

La gendarmerie avait bien sûr vite repéré le fuyard lorsqu’il avait acheté, pour un prix dérisoire, une bergerie à moitié en ruines sur le causse. Mais il avait jeté sans les lire les quelques lettres de ses proches lui demandant, sans conviction excessive, de réintégrer son « foyer ».

 

Son foyer, c’était désormais cette bergerie dont il avait remonté les murs de ses mains, cette cheminée de pierres mal dégrossies où il entretenait des braises permanentes, quelle que soit la saison. Le feu ne doit jamais s’éteindre : c’était une des convictions, simples, mais indéracinables, qui lui tenait lieu, désormais, de ligne de conduite.

 

Pendant quarante ans, le Professeur avait enseigné l’Histoire. D’abord à des lycéens travaillés par la puberté. Puis à des étudiants qui, dans leur corps d’adultes, semblaient avoir gardé une cervelle d’enfant. Autant dire qu’au fil des ans, le Professeur avait compris qu’il était vain de prétendre apprendre quoi que ce soit à qui que ce soit. Il y a ceux qui portent en eux l’appétence de la connaissance, et à qui on peut simplement faire gagner du temps en leur montrant quelques prises solides, au flanc de la falaise. Et puis, il y a les autres, tous les autres… D’ailleurs, est-ce si important de connaître la thèse d’un tel ou d’un tel – antithétiques, bien sûr – sur l’évolution du prix des céréales au XIVe siècle ? Pendant bien longtemps, le Professeur l’avait cru. Et cette croyance justifiait sa vie. Mais un beau jour, tout cela était parti en fumée. Comme le reste.

 

Le Professeur ne croyait plus en rien. Ou plutôt, si. Il croyait en la pluie, en la neige, au ruisseau et aux primevères, aux arcs-en-ciel… Et en ce coucher de soleil qui déployait sa pourpre, là, devant ses yeux éblouis. Et c’est devant ce disque de feu souverain que le Professeur sentait monter en lui, chaque jour à la même heure, comme une prière. Hymne d’action de grâce : oui, éternel oui à la vie. En sa mémoire chantaient quelques mots de Goethe : "Toute théorie est grise, mais vert et florissant l’arbre de la vie".

- "Goethe avait-il lu saint Bernard ?" se demanda soudain le Professeur.

Saint Bernard qui assurait à ses étudiants : "Il y a plus de savoir dans un arbre que dans tous les livres…"

 

 

 

Un saint décidément bien étrange qui semblait avoir compris et recueilli la très ancienne sagesse de la tradition celtique.

- Le père Vincenot avait raison…, marmonna entre ses dents le Professeur.

Il avait été séduit, dès le premier abord, par la riche personnalité d’Henri Vincenot, ce bourguignon à l’œil malicieux et à la moustache gauloise qui avait fait découvrir, à bien des Français, par ses livres, la force des racines qui plongent dans cet humus que l’on appelle une culture.

- Mais à quoi bon ?

Le Professeur terminait de plus en plus souvent ses méditations par cet "A quoi bon ?" désenchanté. Avec ce goût d’amertume qui l’avait saisi à la gorge le jour où il avait décidé de planter là l’université française, ses pompes, ses œuvres et ses hypocrisies.

- Il n’y a rien de pire que la désespérance.

C’est ce que le vieil homme avait répondu un jour à un étudiant qui lui disait désespérer de tout, dans un monde où régnait l’omniprésence de l’argent, du profit, de l’esprit marchand. Et voilà qu’aujourd’hui, c’était à son tour de goûter au fruit âcre de la désespérance.

- Et pourtant, il faut croire, frère !

La voix, grave, fit se retourner le Professeur.

- Qui parle ?

Personne. A perte de vue, la pierraille du causse moutonne, rosie par les derniers feux du soleil qui, là-bas, à l’occident, regagne, pour quelques heures, le royaume des morts.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Professeur se passa lentement la main sur les yeux.

- Voilà que j’entends des voix, maintenant… Les autres ont raison, je dois être fou.

Parce que, bien sûr, c’est le bruit qui avait vite couru, lorsque "les autres" avaient appris en quel sauvage repaire s’était enfermé l’ex-éminent universitaire. La folie n’est-elle pas la plus commode façon d’expliquer l’inexplicable, à savoir que quelques-uns n’acceptent pas la loi des moutons ?

 

 

 
Allons, il fallait rentrer. Le Professeur reprit son long bâton de coudrier, s’orienta d’un coup d’œil au sein de ce paysage sévère qui était devenu, au fil des mois, son royaume, et rejoignit une sente étroite, à peine visible, qui courait entre les blocs de calcaire. Le crépuscule nimbait progressivement le causse de voiles d’un gris bleuté. Dans un ciel sans nuage montait déjà la pleine lune.

 

 
- Une belle nuit s’annonce, pensa le Professeur. Une nuit pour les loups.

 

 

Il eut un petit ricanement sarcastique. Comme si les loups avaient encore leur place dans un monde où régnait Disneyland ! Le temps des loups était bien fini. Celui des hommes libres aussi.

 

Mais à quoi bon ressasser l’amertume et la nostalgie de ce qui aurait pu, de ce qui aurait dû être ? Le Professeur décida de chasser la morosité, et se concentra au plaisir, le plaisir fort, de fouler, de ce pas qu’il avait retrouvé depuis qu’il était sur le causse, une terre rude, souple, en harmonie avec son âme.

 

Il n’était plus qu’à un quart d’heure de marche de sa bergerie lorsqu’il s’arrêta devant un bosquet fait de trois arbustes dont les feuilles vernissées étaient adaptées au sévère climat du causse. Sur la droite partait une vague sente, presque noyée par une herbe rêche et dense. Le Professeur eut un temps d’hésitation, puis se décida.

- Allons saluer l’esprit du Temple.

La nuit tombait. Mais personne ne l’attendait. Et c’était bien ainsi. Il s’engagea sur la sente, étrangement ému, comme chaque fois qu’il refaisait cet itinéraire.

 

 

 

D’abord imperceptiblement, puis de façon plus nette, la pente se durcissait. Il ralentit le pas, adoptant machinalement la foulée, souple et calme, du montagnard. Le paysage devenait progressivement plus sévère encore, si cela était possible. Sous ses yeux, l’horizon s’élargissait, mais la nuit prenait peu à peu dans ses rêts les principales lignes du paysage.

 

Au sommet de la forte colline qu’il venait de gravir, le Professeur redécouvrit, une fois de plus, les ruines familières. Il aimait venir là, entre ces pans de mur qui marquaient l’emplacement d’une ancienne Commanderie de l’ordre du Temple. Lieu idéal pour rêver à ces temps où l’Europe, audacieuse et fière d’elle-même, partait à la conquête du monde. Sans complexe. Europe des cathédrales, des croisades et du Graal. Europe de foi et de combat.

 

      Europe debout !

 

      Lorsqu’il sera sur le champ de bataille

 

      Que chaque preux

 

      Ne pense qu’à fendre têtes et bras

 

      Car un mort vaut mieux qu’un vivant vaincu.

 
Le Professeur se récitait avec jubilation ces vers du chevalier troubadour Bertran de Born.

 

 

Il jeta un coup d’œil circulaire sur ces ruines d’où semblait encore sourdre une force tranquille. Celle d’une fraternité guerrière qui avait fait trembler l’Islam. Et aussi, quelques autres puissances…

 

Le Professeur leva sa main droite pour saluer ces pierres qui étaient mémoire vivante. Puis il reprit la pente du raidillon pour rentrer chez lui.

 

Le feu l’attendait, tapi dans son nid de braises. Le Professeur plaça un fagot dans l’âtre et, en quelques instants, une haute et claire flamme monta, accompagnée de secs crépitements. Il attendit que le feu se soit un peu tassé sur lui-même pour accrocher à la crémaillère une marmite de fonte où se mit à mijoter une épaisse soupe au lard.

 

Sur la table de ferme qui occupait le centre de la pièce, le Professeur disposa une écuelle et une cuillère de bois qu’il avait pris grand plaisir à tailler lui-même, au cours de l’hiver précédent, dans une bûche, tandis que le vent hurlait sur le causse enneigé. Sur le manche était gravé un soleil stylisé.

 

Un gros pain de seigle et quelques fromages de chèvre composaient, avec la soupe, le menu. Le Professeur alla à la cave tirer au tonneau un pichet de vin clairet, mais fruité, dont il faisait provision une fois l’an, après la vendange, dans le bas pays.

 

La bonne odeur qui se répandait dans la pièce indiqua au Professeur que la soupe était à point. Il alla remplir son écuelle, sortit son Laguiole de sa poche, se coupa une large tranche de pain et mangea de bon appétit.

 

Il y avait chez cet homme un curieux contraste. Depuis qu’il était sur le causse, il se sentait physiquement libéré. Les longues heures de marche quotidienne, par tous les temps, lui apportait une sensation de plénitude corporelle. Quelque chose comme une nouvelle jeunesse. Par contre, moralement, les choses n’allaient pas bien. Le Professeur avait le sentiment d’être l’un des derniers – peut-être le dernier ? – représentant d’une espèce, d’un monde en voie de disparition.

 

Il avait cru, au temps de sa jeunesse, en un certain nombre de valeurs. Des mots palpitaient en sa mémoire : l’honneur, la fidélité… L’honneur s’appelle fidélité. Des symboles avaient mobilisé son énergie, des symboles flottant au vent des oriflammes. Puis l’âge mûr était venu. Et avec lui la résignation, la terrible résignation à faire, comme tout le monde, carrière. Carrière… Mot dérisoire, camouflage de calculs sordides, d’hypocrisies mondaines, de lâches renoncements.

 

Aujourd’hui, le Professeur avait soif de retrouver l’ardeur, l’enthousiasme, la foi de ses vingt ans. Mais tout, autour de lui, pendant des décennies, avait sans cesse tenté de le convaincre qu’on ne réveille pas les mondes morts. Que les mots et les symboles qui l’avaient fait vibrer, dans le temps, ne reviendraient jamais. Qu’il fallait être raisonnable.

 

L’affreux mot. C’est pour essayer de ne plus être, enfin, "raisonnable" que le Professeur avait choisi le causse. Mais n’était-ce pas aussi, en fin de compte, une impasse ? Il se posait souvent la question.

 

Parfois, il avait envie d’en finir, une bonne fois pour toutes, en plongeant dans un de ces gouffres qui s’ouvraient dans le causse. Chaque fois, il lui semblait qu’une invisible présence lui conseillait d’attendre encore. Mais attendre quoi ?

 

Le Professeur essuya son couteau sur une dernière bouchée de pain, le replia et le mit dans la poche de son pantalon de velours. Il vida son verre et s’octroya deux doigts d’eau-de-vie. Puis il alla s’asseoir sur le banc placé à côté de la cheminée, se cala le dos au mur et entra dans la contemplation du feu. Il pouvait rester ainsi des heures. Mais il s’endormit très vite.

 

- Et pourtant, il faut croire, frère !

 

Le Professeur s’éveilla en sursaut. Dans la cheminée, le feu n’était plus que braises palpitantes. Il avait fait un curieux rêve. Une voix l’appelait. La même voix que dans l’après-midi sur le causse. Pressante et chaudement amicale.

 

Etrange impression : le Professeur se sentait à la fois oppressé et exalté, porté par une curieuse allégresse. Dommage que ce message ne soit qu’un rêve…

 

Il alla à la porte de l’unique pièce que constituait sa bergerie, résistant à l’envie passagère de se jeter sur le lit monacal plaqué contre un mur. Il ouvrit largement la porte sur la nuit. Une nuit où triomphait, haut perchée, une pleine lune qui baignait le causse d’une clarté laiteuse.

 

- Et pourtant, il faut croire, frère !

 

Le Professeur sursauta. La voix, à nouveau. Ce n’était donc pas un rêve ? Il eut une dernière hésitation. Comme si son ultime vestige de conformisme universitaire le retenait encore sur la pente de l’imaginaire. Puis il se décida. Cette voix l’appelait. Il fallait la suivre, en basculant dans le monde de la plus longue mémoire.

 

Le Professeur enfila sa vieille veste de chasse, prit son bâton de coudrier et partit sur le causse. Persuadé, maintenant, que quelqu’un l’attendait, quelque part.

 

Mais où aller ?

 

Il n’eut pas à s’interroger longtemps.

 

La voix à nouveau :

 

- Et pourtant, il faut croire, frère !

 

Le Professeur se laissa guider par la voix. Elle retentissait devant lui chaque fois qu’il hésitait sur la direction à suivre au sein du désert calcaire, d’une blancheur presque neigeuse sous la lune.

 

Parvenu au carrefour des trois arbustes où il était passé quelques heures plus tôt, le Professeur fut entraîné par la voix sur la colline de la Commanderie.

 

Très vite, il eut l’impression qu’une lueur dansait dans les ruines. En se rapprochant, il se rendit compte que c’était bien un feu qui brûlait à l’intérieur de la Commanderie. La voix ne se manifestait plus. Mais elle était désormais inutile : le Professeur savait où le destin lui avait donné rendez-vous.

 

Il franchit ce qui avait été le seuil d’une maison du plus puissant ordre militaire du Moyen Age. Des chevaux étaient attachés aux arbres qui avaient poussé dans les ruines.

 

Autour d’un grand feu, allumé au centre de la cour, des hommes étaient groupés. Le Professeur en dénombra neuf. Ils portaient un équipement qu’un vieux réflexe d’historien amena le professeur à dater d’un coup d’œil averti : XIIe siècle ? Non, plutôt XIIIe, voire même, début XIVe… Les hauberts, ces tuniques faites de milliers de fines mailles d’acier, couvraient d’une puissante défense métallique la plus grande partie du corps des chevaliers. A leur côté pendait une large et longue épée dont le fourreau était accroché à un ceinturon.

 

Sur les épaules des chevaliers, un manteau de laine blanche, descendant jusqu’au sol et marqué d’une croix pattée rouge. Tous les chevaliers portaient la barbe et leurs cheveux étaient coupés ras.

 

Le Professeur s’était pétrifié, marqué jusqu’au fond de l’âme par la scène qui s’offrait à lui. Ni effrayé, ni même étonné. Habité par la conviction que toute son existence était en train de trouver – enfin – sa raison d’être.

 

Le plus âgé des Templiers fit signe de la main au professeur .

 

- Approche, frère, nous t’attendions ! Tu as répondu à notre appel. C’est bien.

 

Une étrange paix habitait le vieil universitaire. Ses anciens collègues n’auraient pas reconnu en lui l’homme tourmenté, aigri et hargneux qu’il était devenu ces dernières années.

 

- Sais-tu qui nous sommes, frère ?

 

La réponse parut évidente, naturelle :

 

- Vous êtes des frères du Temple, bien sûr…

 

- Tu nous connais donc ?

 

- J’ai étudié votre histoire et votre œuvre pendant… quarante ans !

 

- Et que penses-tu de nous ?

 

- Vous avez été la fleur et l’honneur de la chevalerie… du moins pendant longtemps.

 

Le Professeur n’avait pu réfréner cette réserve. Une réserve dictée par un vieux réflexe du métier d’historien, qui a souci de nuancer sa pensée, en prenant en compte toutes les données d’une question. Un mince sourire était né sur les lèvres du Templier :

 

- Précise ta pensée, frère ?

 

- Eh bien, vous avez su unir le religieux et le guerrier, puisque vous étiez des moines-chevaliers… Et même l’artisan, grâce à vos frères de métier. Cette synthèse réalisait l’équilibre harmonieux entre les trois fonctions, les trois forces fondamentales qui président à la vie d’une communauté humaine : le sacré, l’action guerrière et le travail.

 

Tout en parlant, le Professeur venait de remarquer un étendard planté devant ce qui avait été l’autel de la chapelle templière. Il allongea le bras :

 

- D’ailleurs, cet étendard, le baussant, symbolise ce que je viens de dire : il est noir et blanc, frappé d’une croix pattée rouge ; les couleurs des trois fonctions : blanc pour le sacré, rouge pour la guerre, noir pour la fécondité née du travail de la matière… De plus, je vous vois ici au nombre de neuf. Neuf, comme les fondateurs de votre ordre. Neuf, c’est-à-dire le chiffre sacré, la triade multipliée par la triade…

 

Le Templier approuva d’un hochement de tête :

 

- Tu nous connais bien… Mais tu émettais une réserve à notre endroit ?

 

- Aussi longtemps que l’ordre du Temple s’est voué au combat, il est resté pur. Mais du jour où il est tombé dans les pièges de l’argent, il a déchu.

 

Le Professeur eut un temps d’hésitation :

 

- Puis-je parler franchement ?

 

- Nous te le demandons.

 

- Bien. Alors voici mon opinion : vous avez incarné le modèle accompli de la chevalerie. Bernard de Clairvaux ne s’y était pas trompé, lui qui a célébré avec tant de force vos vertus, dans son De laude novae militiae. Vous étiez la continuation de ces compagnonnages guerriers, voués à une cause sacrée, que l’on trouvait chez les Germains, avant le christianisme. Sans que vous en ayez conscience, bien entendu…

 

Le Templier eut un sourire énigmatique :

 

- Crois-tu ? Mais continue…

 

Le Professeur parut ébranlé par la remarque de son interlocuteur. Mais celui-ci souhaitait visiblement connaître la fin de la démonstration. Repris par un vieux réflexe de pédagogue, le Professeur revint donc à son exposé :

 

- C’est en devenant riches que vous êtes tombés dans le piège. D’abord banquiers d’occasion, vous êtes vite devenus de véritables professionnels de la banque. De ce jour, le graal vous devenait inaccessible… C’est une image, bien sûr, car je suis persuadé que le graal a toujours été un symbole, un idéal, et non ce que certains esprits épais imaginent… Vous avez voulu avoir le pouvoir que donne l’argent. Et l’argent vous a tués. Car il détruit tout ce qu’il touche. Et seuls ceux qui se libèrent de l’argent peuvent trouver le salut. Chevaliers, vous deviez lutter contre le pouvoir corrupteur de l’argent. Et vous êtes devenus ses prisonniers… Et vous avez été punis. Durement.

 

Le Professeur se tût. Il regarda les neuf Templiers. Ceux-ci, la main posée sur le pommeau de leur épée, paraissaient abîmés dans la contemplation du feu d’où, de temps en temps, une gerbe d’étincelles jaillissait avec allégresse.

 

Enfin, au bout d’un moment, le plus âgé des Templiers releva la tête. Dans ses yeux clairs se reflétait la lueur dansante des hautes flammes.

 

- Nous te remercions, frère, de ta franchise. Et nous sommes venus t’apporter une bonne nouvelle.

 

Sa voix se fit grave, solennelle :

 

- L’erreur, l’erreur mortelle commise par notre ordre, que tu viens de dénoncer, nous fûmes quelques-uns à en prendre conscience. Et nous avons donc créé, parallèlement à l’ordre officiel, qui marchait vers l’abîme, un ordre clandestin, destiné à regrouper les purs, ceux qui entendaient rester fidèle à l’idéal du soleil invaincu.

 

Le Professeur eut un sursaut. Avait-il bien entendu ?

 

Le Templier semblait lire dans ses pensées :

 

- Oui, frère, le soleil invaincu. Car ce que nous représentons est très ancien. Beaucoup plus ancien que le message, généreux mais naïf, du Galiléen. Nous sommes les fils du soleil.

 

Le Professeur sentit monter, du plus profond de son être, une houle d’allégresse. Et une totale sérénité.

 

Le Templier s’approcha et lui mit la main droite sur l’épaule :

 

- Et tu es des nôtres. C’est pourquoi nous t’avons appelé. C’est pourquoi je m’adresse à toi en te disant "frère".

 

Puis il s’écarta pour aller saisir l’étendard que faisait frémir la brise nocturne.

 

- Nous allons partir. Pour aller annoncer à d’autres hommes, qui, comme toi, n’osaient plus espérer la bonne nouvelle : nous sommes de retour. Pour continuer notre combat millénaire et faire flotter notre étendard sur la terre d’Europe. En appelant au combat tous les hommes qui veulent être fidèles à leur sang. Tu es un de ceux là. A bientôt donc, frère !

 

Au petit matin, le Professeur s’éveilla et s’assit sur son lit. Le soleil entrait à grands flots dans la bergerie par la porte restée ouverte.

 

Le Professeur s’ébroua, alla puiser de l’eau fraîche dans un seau et s’en aspergea longuement le visage. Une barbe dure, de deux jours, crissait sous ses doigts.

 

- Quel rêve étonnant j’ai fait, songea-t-il. Dommage que ce ne soit qu’un rêve…

 

Il vaqua aux menus rangements quotidiens nécessaires pour que sa demeure gardât un minimum d’aspect civilisé. Mais, tandis qu’il s’activait, les images de son rêve revenaient, lancinantes.

 

- Pour le coup, si je racontais tout cela à quiconque, ma réputation de cinglé serait définitivement établie.

 

Sa voix, résonnant entre les quatre murs, lui parut sonner faux. Il résista à la tentation jusqu’en fin de matinée. Puis, n’y tenant plus, il saisit son bâton, claqua sa porte et prit le chemin de la Commanderie.

 

Hiératiques, les ruines se dressaient en plein soleil. Au milieu de la cour, les braises d’un grand feu palpitaient encore. Le regard du Professeur fut attiré par une marque blanche qui se détachait sur la pierre grise de l’autel, au milieu des ruines de la chapelle. En s’approchant, il distingua un signe, fraîchement et profondément gravé dans la pierre. C’était une croix pattée.

 

Le soleil brillait plus haut, plus fort.

Le Professeur partit d’un bon pas vers le pays des hommes pour leur annoncer la bonne nouvelle.
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