Le Choc du Mois – N°45 – Octobre 1991

Le grand historien du Moyen Age a construit son œuvre comme les compagnons du Devoir ont bâti les cathédrales. Son succès laisse à penser que les Français ont gardé la nostalgie des valeurs de la chevalerie et de la paysannerie.

Avatar de la vieille obsession biblique de la fin des temps et du Jugement dernier, le thème de la fin de l’histoire, après avoir nourri le messianisme marxiste, survit à travers le triomphalisme libéral. Il y a peu, Francis Fukuyama, paré de son appartenance au service planification de la politique du Département d’Etat américain, claironnait que la grande paix universelle, la fin de ces insupportables tensions et affrontements que fut depuis toujours l’histoire des hommes, serait assuré par le triomphe du libéralisme, désormais seule référence, seul mode de vie, seule échelle de valeurs (?) après l’effondrement du fascisme, puis du communisme. La fin de l’histoire serait donc une des bienheureuses conséquences de cette planification mondialiste, de ce nivellement des êtres et des peuples (notion qui serait désormais obsolète) dont rêvent depuis toujours les apôtres d’un monde gris et d’une société café au lait.

Bâtisseur de cathédrales

Contre ce prophétisme de drugstore, une voix française s’élève, pour plaider la cause de l’intelligence. C’est celle de Georges Duby - que je tiens pour le plus grand historien de notre temps.

Alors qu’il est en pleine maîtrise de son talent et qu’il devrait donc, si les dieux le veulent, nous réserver encore nombre de ces livres sainement provocateurs dont il a le secret, Duby a entrepris de dresser un bilan de sa vie et de son œuvre - les deux étant difficilement séparables pour un vrai chercheur. Duby le dit sans vaine modestie : l’histoire de sa vie, "c’est celle, étendue sur un demi-siècle, de l’école historique française". Il le fait sous un titre en forme de manifeste : L’histoire continue. Cette affirmation d’une pérennité de l’histoire a du poids quand elle émane d’un des pères - oserai-je dire du pape ? - de la nouvelle histoire. Nouvelle histoire, histoire nouvelle… Voilà une formule qui a suscité bien des controverses. Je préfère, quant à moi, parler d’histoire qui, pour avoir une vue totalisante des hommes en société, à travers l’espace et le temps, intègre les apports, sans prétendre se les soumettre, de disciplines comme la géographie, l’indispensable sœur, mais aussi la démographie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie, l’archéologie (discipline à part entière, qui mérite mieux que l’étiquette, quelque peu condescendante, de "science auxiliaire de l’histoire"), la liste n’étant bien sûr pas limitative.

Un chemin initiatique

Quand Duby "entre dans la carrière" en 1952, le jeune agrégé qu’il est se tourne immédiatement vers la recherche. Parler d’histoire à de jeunes esprits lui apporte, certes, ces joies que ressent tout professeur concevant son rôle comme celui d’un éveilleur. Mais il lui faut aller au contact direct des documents, à la source de la connaissance historique. Tout historien doit choisir son champ d’étude. Duby opte pour le Moyen Age : "C’est là que j’allais installer mon chantier". Vocabulaire digne d’un bon compagnon du Devoir, d’un bâtisseur de ces cathédrales dont Duby devait, plus tard, si bien comprendre et peindre et le corps et l’âme. Il précise d’ailleurs, à propos du choix de son sujet de thèse, qu’il se décide en fonction du "matériau" qu’il a repéré, sous la forme d’un monumental recueil de chartes concernant Cluny. "Ce mot "matériau", brutal, ouvrier, je l’emploie à dessein car il convient pour désigner la masse inerte, le gros tas de mots écrits, tout juste extraits de ces carrières où les historiens vont s’approvisionner, triant, retaillant, ajustant, pour bâtir ensuite l’édifice dont ils ont conçu le plan provisoire".

Une autre image vient à l’esprit, lorsqu’on lit l’itinéraire biographique de Duby : celle du pèlerin, cheminant par monts et par vaux vers Compostelle, pour qui chaque étape de la longue route est occasion d’une parcelle d’initiation.

Le réductionnisme économique

Jeune thésard à l’esprit vif, Duby se porte spontanément à l’avant-garde, dans les débats qui animent le petit monde des historiens. On est dans ces années d’après-guerre où l’école des Annales règne sur les esprits avancés. Duby dit sa dette à l’égard de Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel. Mais il sait aussi, prendre le nécessaire recul par rapport aux excès du "quantitatif". Car les Annales ont suscité, chez certains de leurs dévots, "une volonté de mesurer, d’évaluer, de quantifier à toute force, l’obsession du nombre, de la moyenne, de la courbe, c’est-à-dire ce genre d’histoire que l’on appela sérielle".

Cette tendance correspond à l’invasion, au sein de la démarche historique, du culte de l’économisme. Attentif à ne pas succomber à une telle déviance - qui a trop souvent débouché sur un véritable dogmatisme -, Duby réagit aujourd’hui contre la mode quasi obsessionnelle de l’informatique, appliquée au champ de l’historien : "Ça n’est pas que je mette en doute, explique-t-il, les avantages immenses que procurent ces instruments. Ce sont d’admirables fichiers, des réserves de mémoire, infaillible, sélective, toujours prête à répondre. Mais ce ne sont que des fichiers. Le danger serait d’attendre d’eux davantage et de se laisser prendre aux apparences de scientificité qu’ils procurent".

Bravant les modes, Duby revendique, pour l’historien, le droit à l’imagination, cette "indispensable magicienne". Le métier d’historien n’est pas réductible à des exercices de comptabilité. En rédigeant sa thèse, Duby a pris conscience du danger de réductionnisme que véhicule la vision économiste : ramener l’étude d’une société à l’économie - infrastructure - (piège dans lequel tombent tant le marxisme que le libéralisme, nés de la même matrice idéologique), c’est se condamner à ignorer la complexité du réel, c’est passer à côté du vécu.

Dès la rédaction de sa thèse, Duby a vu que l’histoire exige une vision totalisante : "Je devinais surtout qu’une société, comme un paysage, est un système dont de multiples facteurs déterminent la structure et l’évolution, que les relations entre ces facteurs ne sont pas de cause à effet mais de corrélation, d’interférences, qu’il est de bonne méthode d’examiner un par un ces facteurs dans un premier temps, car chacun d’eux agit et évolue selon son propre rythme, mais qu’il faut impérativement les considérer dans l’indissociable cohésion qui les rassemble si l’on veut comprendre le fonctionnement du système […] Parmi les facteurs dont la conjonction commande la destinée des sociétés humaines, ceux qui touchent à la nature, c’est-à-dire à la matière, ne l’emportent pas forcément sur d’autres qui relèvent de la culture, donc de l’esprit".

Armé d’une telle vision, Duby était prêt pour devenir, très vite, l’un des principaux inspirateurs d’une histoire des mentalités. Mentalités ? Le terme implique le refus du vieux dualisme que l’Orient exporta, un triste jour en Europe. "Ce que nous cherchions à connaître en effet, explique Duby, se passe dans les têtes, lesquelles ne sont pas séparables d’un corps".

La nostalgie des racines

En se penchant sur l’art cistercien (1), Duby se trouve en communion de pensée avec saint Bernard : "Cherchant la signification des édifices cisterciens et m’informant à cette fin des préceptes dont s’inspirèrent les hommes qui les bâtirent, c’est-à-dire de la morale que prêchait Bernard de Clairvaux, j’eus la satisfaction de constater que cet homme exigeant, pour avoir longuement médité sur le mystère chrétien de l’incarnation, proclamait lui aussi que les hommes ne sont pas des anges, donc qu’ils ne parviennent à élever leur âme jusqu’aux effervescences du mysticisme qu’en sublimant des pulsions surgies du plus profond de leur être charnel, et qu’il insistait, comme nous autres pionniers d’une histoire des mentalités, sur la nécessité de préserver l’unité de la chair et de l’esprit si l’on veut comprendre le moindre des actes d’un être humain."

Une telle remarque souligne combien le christianisme médiéval est un phénomène beaucoup plus complexe que ne l’imaginent certains. C’est ce que Duby va mettre en évidence à travers ces grands livres que sont Le temps des cathédrales (2), Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (3), Le chevalier, la femme et le prêtre (4) dans lesquels le lecteur pénètre avec une jubilation égale à celle que l’auteur a eue à les écrire.

C’est d’ailleurs un des traits qui suscitent mon enthousiasme : il y a toujours, dans la façon qu’a Duby d’écrire l’histoire, de l’allégresse. On est, avec lui, à l’opposé des pesants et sentencieux discours, corsetés de cuistrerie - cette armure des timorés destinée à impressionner les imbéciles - qui ont stérilisé des générations d’apprentis historiens. "Toute joie veut l’éternité, la profonde éternité" : cette maxime que Nietzsche place dans la bouche de Zarathoustra est au cœur de l’œuvre de Duby.

Des esprits chagrins reprocheront à Duby de céder au goût, " réactionnaire ", de l’événementiel et de la biographie. La meilleure réponse sera l’étonnant succès de librairie de ses ouvrages. Nul auteur, sans doute, n’aura mieux répondu à cet attrait pour l’histoire qui se manifeste dans le public français et qui correspond à une quête d’identité, à un besoin de mémoire. Duby est conscient d’un tel besoin et sait bien qu’en proposant une Histoire de la France rurale (5), il apporte aux Français ces racines dont ils ont, vivant au cœur d’un univers de béton, la profonde nostalgie. Les valeurs de la chevalerie et de la paysannerie peuvent donc avoir un écho aujourd’hui ? Tout n’est peut-être pas perdu en ce vieux pays de France…

Résolument élitiste

Devenu célèbre, Duby voit le Collège de France, l’Académie française lui ouvrir leurs portes. On lui propose la direction de la Sept, chaîne de télévision culturelle. Il se lance sur ces nouvelles pistes, heureux de pouvoir utiliser de nouveaux et performants media pour transmettre son message. Un message qui insiste sur le fondement culturel de toute civilisation. En mettant l’accent sur le poids du sacré.

Le sacré et les femmes, telles sont les deux directions de recherche que s’assigne aujourd’hui Duby. Il n’y aura que les niais pour s’en étonner. Car les traditions spirituelles européennes, prises en compte et intégrées par le christianisme médiéval, savent bien - contrairement aux religions du désert - qu’un cordon ombilical relie la femme au sacré.

Homme de haute culture, parvenu au faîte des honneurs, Duby n’oublie pas qu’il fut et reste un pédagogue. Il clôt donc cet itinéraire d’une vie qu’est son livre en se livrant à de toniques réflexions sur l’université française. Le constat est amer : "Tout s’est abîmé, flétri, du fait de l’incurie, de la démagogie, de l’impuissance." Car des apprentis sorciers ont voulu nier l’évidence, refuser "l’indispensable sélection" qui, seule, permet de forger "les futures élites de la nation". Duby enfonce courageusement le clou : "Je parle d’élite sans vergogne. Je tiens en effet qu’une société nivelée n’a pas de ressort. Avec infiniment de chance, elle peut jouir d’un bonheur plat, celui des Nambikwaras lorsque Lévi-Strauss les visita, un bonheur de somnolence. D’ordinaire, une expérience menée pendant quarante ans à l’Est de l’Europe en fournit la preuve éclatante, elle s’enfonce dans le marasme et le désespoir. En tous cas, elle n’a plus d’histoire. Je suis donc résolument élitiste, ou élitaire, à condition, bien entendu, que les élites ne deviennent pas des castes. La mission de l’Université est justement de contribuer à éviter cela en formant ces élites. Elle ne peut le faire convenablement si elle s’ouvre à tout venant."

Il faut être, aujourd’hui, un Maître digne de ce nom pour oser de telles vérités. Les esprits libres seront reconnaissants à Duby d’assumer un tel magistère.

Georges Duby, L’histoire continue, Odile Jacob.

1 - Saint Bernard. L’art cistercien, Arts et métiers graphiques, 1976.

2 - Gallimard, 1976.

3 - Gallimard, 1978.

4 - Hachette, 1981.

5 - Seuil, 1975.

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