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Le Choc du Mois – N°52 – Mai 1992
Qu'est-ce qu'une nation ? Question on ne peut plus actuelle, à l'heure où Alain Minc s'inquiète de la renaissance de l'idée nationale (1), et où il apparaît de plus en plus crûment que les "grandes questions de société" se ramènent toutes au problème de l'appartenance d'un individu à des communautés organiques. question que se posait déjà, en 1882, Ernest Renan.
Ernest Renan n'est pas un auteur à la mode. Raison de plus pour le lire, ou le relire. Car il pose les bonnes questions - même s'il n'apporte pas toutes les bonnes réponses.
Renan fut, en son siècle, un maître à penser ; son œuvre a laissé de profondes traces dans la culture française. Il unit en effet la quête du savoir et le besoin de croire, réconciliant en sa personne ces deux impératifs de la nature humaine.
Sa naissance dans une modeste famille bretonne, ses études au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet avaient préparé Renan à une carrière d'Eglise. Mais, saisi par la fièvre du savoir, il accumule en quelques années une culture impressionnante, qui l'amène à douter des vérités trop établies, trop confortables, enseignées par l'Eglise. En lui naît un dialogue, qui ne cessera plus, entre science et religion. Renan affirme vouloir « la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai ». D'où le choix qu'il fait de se consacrer à l'histoire des religions (il publie, de 1863 à 1882, une monumentale Histoire des origines du christianisme). En faisant dialoguer science et foi, car pour lui la dynamique des contraires, l'harmonie des contrastes conduisent à la vérité. C'est très exactement ce principe qu'il applique à la définition de la nation.
Dans la filiation de Michelet
Au soir de sa vie, alors qu'il est au faîte de la consécration et des honneurs, Renan prononce en Sorbonne une conférence en forme de testament spirituel : Qu'est-ce qu'une nation ? (2), texte didactique dont la solide charpente rhétorique est conçue pour convaincre. Douze ans après la secousse de 1870, le traumatisme de la perte de l'Alsace-Lorraine, Renan convie les Français à s'interroger sur eux-mêmes.
D'où viennent-ils ? De loin. La naissance des nations remonte en effet, pour Renan, au Haut Moyen Age : "C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à 1'existence des nationalités." Certes, les Francs installés en Gaule romanisée étaient peu nombreux. Mais, sur fond de commune identité culturelle (remontant à la proto-histoire), Germains, Celtes et Latins ont créé une nation : "France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français."
Le phénomène décisif a été la fin du système carolingien : "Depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations."
Ainsi les nations sont filles de l'histoire. Mais quels sont leurs fondements ? La race ? La langue ? La géographie ? La religion ? Les intérêts ? Autant de raisons insuffisantes. Et Renan cisèle les formules devenues références classiques: "Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis [...] Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple [...] L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours."
Ce volontarisme va rester la marque de la définition française de la nation. Elle s'inscrit évidemment - et le contexte historique de l’après 1870 y est pour beaucoup - en contrepoint de la définition allemande, axée sur le déterminisme ethnique. En cela. Renan se fait continuateur de Michelet et de Fustel de Coulanges. Et sa conférence de la Sorbonne apparaît, onze ans après la publication de la Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), comme la conclusion logique de cette œuvre phare de la pensée renanienne. Une pensée qui, pour Barrès, avait un défaut d'ancrage charnel. Certes, Renan avait bien écrit que "le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes" Mais il ne soulignait pas assez, au gré de Barrès, l'étroite dépendance qui unit, soude les morts aux vivants et l'individu à sa communauté populaire, cette union étant fondatrice de l'appartenance identitaire, de la nation. L'homme n'est rien, coupé de ses racines, sinon le fruit abstrait, la construction artificielle et stérile d'un intellectualisme desséchant ("L'intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes !")
Un défaut d’ancrage charnel
Il faut donc, pour comprendre ce qu'est la nation, savoir que tout homme est déterminé par la communauté dont il est issu, dont il est le produit - un héritier qui doit tout à l'héritage. Un héritage génétique dont un Jules Soury, professeur de psychologie physiologique à l'Ecole des hautes études, s'est fait, avant Barrès, l'avocat. C'est en prenant conscience de cet héritage et en l'assumant que l'on peut, enraciné dans une nation, une terre, une langue, une culture, trouver sens et valeur à la vie. Ce que traduit Barrès en termes d'une grave et sombre poésie : "Le jour des morts est la cime de l'année [...] Le 2 novembre en Lorraine, quand sonnent les cloches de ma ville natale et qu'une pensée se lève de chaque tombe, toutes les idées viennent me battre et flotter sur un ciel glacé, par lesquelles j'aime à rattacher les soins de la vie à la mort [...] Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts [...] C'est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous; toute la suite des descendants ne fait qu'un même être."
Les détracteurs de la nation, qui tiennent le haut du pavé médiatique, opposent volontiers Renan et Barrès. L'un serait "républicain", donc fréquentable, l'autre pas... C'est là habileté, rouerie de ceux qui, dans le cadre de la guerre culturelle - en attendant la guerre tout court - opposant nationalisme et cosmopolitisme, espèrent entretenir le clivage, factice, entre définition française, volontariste, et définition allemande, déterministe, de la nation. Ces deux définitions, en fait, se complètent, doivent se compléter. Car l'une sans l'autre ne peut atteindre le réel : l'homme est fait de corps et d'âme, et négliger, voire mépriser l'une des deux composantes condamne à verser soit dans le matérialisme, soit dans le spiritualisme. Or l'unité humaine est faite du dépassement, par l'harmonie, de ces contraires. Tant il est vrai que la nation est faite d'un peuple, dont l'homogénéité doit autant à la nature qu'à l'histoire. Un peuple qui aura un destin tant qu'il voudra rester une nation. Tant qu'il aura choisi de vivre. C'est-à-dire tant qu'il aura choisi de combattre. Les années qui viennent nous diront si le peuple français est digne de vivre.
(1 ) "C'est par exception que l'histoire a été congelée depuis 1945. Mais avec elle revient la nation, à la fois sous la pression du monde extérieur, et sous la poussée interne." La Vengeance des nations, Grasset, 1990.
(2) Qu'est-ce qu'une nation ? Textes de Renan, Barrès, Daudet, Gourmont, Céline présentés par Philippe Forest, Bordas, 1991.
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Pierre-Joseph Proudhon
"Il n'est pas possible de séparer le proudhonisme de la vie de Proudhon, écrit Jean Touchard (1) ; le proudhonisme c'est d'abord la présence d'un homme". C'est sans doute le côté le plus attachant de celui qui fut l'un des pères fondateurs du socialisme français : il a vécu, totalement, ses idées.
Né le 15 janvier 1809 à Besançon, Pierre-Joseph Proudhon avait pour parents un tonnelier (vigneron à ses heures) et une servante. Loin de cacher ses origines modestes, Proudhon a toujours affirmé qu'il entendait, à travers son œuvre, "travailler sans relâche... à l'amélioration intellectuelle et morale" de ceux qu'il se plaît à nommer "ses frères et ses compagnons". Homme du peuple, devenu par ses écrits la conscience de nombreux militants révolutionnaires, Proudhon se gardera toujours de succomber à la vanité qu'apporte trop souvent le succès intellectuel. A vingt-neuf ans, alors qu'il vient d'être choisi par l'Académie de Besançon comme bénéficiaire de la pension Suard (2), il écrit à son ami Ackermann : "Faites des vœux pour que ma fragilité humaine reste fidèle à ses serments et à ses convictions et ne se laisse point offusquer par un vain succès d'amour-propre" (3).
La France louis-philipparde, la France de Guizot proclame bien haut le primat des valeurs marchandes. Proudhon, qui est, du fait de son succès à l'Académie de Besançon, en position de jouer le bon jeune homme né pauvre mais plein d'avenir - s'il sait se couler dans le moule des "convenances" - refuse de se laisser happer par le système bourgeois : "Je vis parmi un troupeau de moutons. J'ai reçu les compliments de plus de deux cents personnes : de quoi pensez-vous qu'on me félicite surtout ? de la presque certitude que j'ai maintenant, si je le veux, de faire fortune, et de participer à la curée des places et des gros appointements ; d'arriver aux honneurs, aux postes brillants (...) Je suis oppressé des honteuses exhortations de tous ceux qui m'environnent : quelle fureur du bien-être matériel ! (...) Le matérialisme est implanté dans les âmes, le matérialisme pratique, dis-je, car on n'a déjà plus assez d'esprit pour professer l'autre" (4).
Résister aux tentatives de récupération et d'intégration par lesquelles la société bourgeoise détourne et exploite, avec art, les jeunes talents et les jeunes ardeurs révolutionnaires : c'est la constante préoccupation de Proudhon. Il s'en confie à son ami : "Ne donnerons-nous pas un jour le spectacle d'hommes convaincus et inexpugnables dans leur croyance, en même temps que résolus et constants dans leur entreprise. Prouvons que nous sommes sincères, que notre foi est ardente ; et notre exemple changera la face du monde. La foi est contagieuse ; or, on n'attend plus aujourd'hui qu'un symbole, avec un homme qui le prêche et le croie".
On a beaucoup écrit, beaucoup disserté sur Proudhon. Et certes, sa philosophie sociale, sa sociologie, sa doctrine sociopolitique méritent examen et restent, au moins partiellement, d'utiles éléments de réflexion, dont on a pu souligner l'actualité (5). Mais c'est sa foi, sa volonté révolutionnaires qui nous parlent, aujourd'hui, au premier chef. Sainte-Beuve, regrettant que Proudhon n'ait été "qu'un grand révolutionnaire" - et non point un philosophe au sens académique du terme - accuse sa trop riche nature : "Si l'on entre dans le jeu, dans le débat social avec une veine trop âpre de sentiments passionnés, intéressés, irrésistibles, on est plus un philosophe, on est un combattant. C'est surtout ce que fut Proudhon. Le philosophe qu'il était par le cerveau ou qu'il aurait voulu être était à tout moment dérangé, troublé, surexcité par le cri des entrailles. Il tenait trop de ses pères et de sa souche première par la sève, par la bile et par le sang. Il était trop voisin de sa terre nourrice, trop voisin, pour ainsi dire, des aveugles éléments naturels qui étaient entrés dans son tempérament puissant et dans sa complexion même".
Le caractère d'enracinement qui marque la personnalité et l'œuvre de Proudhon - on a pu parler, pour désigner sa doctrine, d'un "socialisme paysan" - semble ainsi à Sainte-Beuve rédhibitoire, car compromettant le libre essor de l'intellect. C'est, tout au contraire, ce qui donne au génie proudhonnien sa saveur et lui évite de tomber dans les spéculations utopiques, si en faveur au XIXe siècle. Ses souvenirs d'une jeunesse passée au milieu de paysans et d'artisans seront pour Proudhon un sûr garde-fou contre les théories déréalisantes. Leur évocation, qui exprime un naturalisme au panthéisme diffus, révèle un aspect trop méconnu de sa personnalité. Proudhon, qui a gardé les vaches de sept à douze ans, se souvient :
"Quel plaisir autrefois de se rouler dans les hautes herbes (...) de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d'enfoncer mes jambes dans la terre profonde et fraîche ! Plus d'une fois, par les chaude matinées de juin, il m'est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? (6) Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. A peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c'était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m'était bon à quelque chose ; non-moi c'était tout ce qui pouvait me nuire et résister à moi".
Et, citant "les nymphes des prés humides" dont parle Sophocle, Proudhon ajoute : " Ceux qui, n'ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J'étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j'ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre".
Le jeune sauvageot franc-comtois se transforme, à douze ans, en écolier studieux. Grâce à une bourse d'externat, il peut faire des études secondaires. Dans des conditions certes difficiles : le dénuement familial est tel qu'il doit, faute d'argent pour acheter les livres nécessaires, recopier les textes sur les livres des condisciples fortunés ; il lui faut, le plus, souvent s'absenter pour aider son père dans ses travaux. Dès qu'il a un instant, il se précipite à la bibliothèque municipale de Besançon, où la qualité et la quantité de ses lectures font l'étonnement du conservateur.
A dix-huit ans il doit interrompre ses études - la situation financière de la famille est alors catastrophique - et il devient typographe. L'imprimerie est, au XIXe siècle, un métier propice pour l'éclosion et la formation d'une conscience idéologique.
Engagé comme apprenti, Proudhon devient vite correcteur. Il maîtrise le latin aussi bien que le français, et on lui confie les épreuves de livres de théologie et de patristique, une Vie des Saints et une édition de la Bible. Il en profite pour apprendre, seul, l'hébreu. Puis il entreprend de faire, pendant deux ans, son "tour de France", selon la tradition du compagnonnage - cette aristocratie du monde ouvrier.
De retour à Besançon, Proudhon fonde avec un associé une imprimerie, qui périclite assez vite. D'où sa candidature à la pension de l'Académie de Besançon, qu'il obtient non sans mal, après avoir conquis, à vingt-neuf ans, le titre de bachelier. A l'évidence, certains flairent en ce jeune homme doué un fumet suspect, révolutionnaire. "Tout ce qu'il y a de dévots, de têtes bigotes et de prêtres dans l'Académie, est opposé à mon élection", écrit Proudhon à un ami.
L'inquiétude des "têtes bigotes" est fondée. En effet, Proudhon est plus soucieux de participer au combat des idées que de réussite économique. En publiant un mémoire sur une question mise au concours par l'Académie de Besançon - De l'utilité de la célébration du dimanche- Proudhon entre dans l'arène. Son mémoire est primé, mais on a jugé "inquiétantes" certaines des idées qui y étaient exprimées. Ce sera un tollé lorsque, fixé désormais à Paris, Proudhon y publiera, en 1840, Qu'est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Car, pour attirer l'attention sur son livre, Proudhon a choisi la provocation. En mettant en relief, dans son texte, une formule choc : "La propriété, c'est le vol". Il a réussi au-delà de toutes espérances, puisqu'on ne retient en général de son œuvre que cette phrase incendiaire.
Commence alors pour lui une existence chaotique. Sommé de s'expliquer, il récidive en publiant un deuxième mémoire sur la propriété en 1841, puis un troisième en 1842. Celui-ci est saisi, Proudhon est poursuivi devant les assises du Doubs, et acquitté. En 1843, il se fixe à Lyon, où il travaille dans l'entreprise de batellerie de ses amis Gauthier. C'est pour lui l'occasion de voyager beaucoup, et de faire la connaissance des principaux socialistes de son temps : Pierre Leroux, Louis Blanc, Cabet, Victor Considérant, George Sand, Bakounine, Karl Marx. Les relations avec ce dernier s'aigrissent vite. Proudhon ayant publié, en octobre 1846, La philosophie de la misère, Marx répond, en juin 1847, par La misère de la philosophie.
Proudhon rompt avec le marxisme parce qu'il y voit un nouveau dogmatisme. Si le christianisme est "le système de la déchéance personnelle ou du non-droit", le communisme est "la déchéance de la personnalité au nom de la société". "Ne nous faisons pas, accuse Proudhon, les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison". D'où une critique contre tout systématisme, religieux ou laïcisé, qu'a bien résumée Henri de Lubac : "Dirigée d'abord et plus explicitement contre le ciel des religions, sa critique atteint par surcroît tout messianisme terrestre" (7).
Quand éclate la révolution de 1848, Proudhon regrette - il le note dans ses Carnets - qu'elle ait été faite sans véritable programme d'action. Ce programme, il va essayer de l'élaborer. Il collabore au Représentant du peuple, donnant jour après jour des articles d'économie politique, entrecoupés d'articles polémiques, dictés par l'actualité. Elu à l'Assemblée Nationale, il y prononce, après les sanglantes journées de juin, un violent discours contre la bourgeoisie.
Après l'arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon, Proudhon publie contre lui plusieurs articles qui sont de véritables réquisitoires. Poursuivi, condamné, il est emprisonné de juin 1849 à juin 1852. Il en profite pour écrire Les confessions d'un révolutionnaire, Idée générale de la révolution et La philosophie du progrès, tout en continuant à collaborer régulièrement au journal Le Peuple, devenu en octobre 1849 La voix du peuple. En 1858 la publication De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise - un livre "qui allait être considéré comme le manifeste de l'anticléricalisme français" (G. Gurvitch) - entraîne de nouvelles poursuites, et une condamnation à trois ans de prison. Réfugié en Belgique, Proudhon y reste jusqu'en 1862. Malade, il continue à écrire. Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution paraît en 1863. Des groupes socialistes se tournent vers lui, attendant conseils et consignes. Mais Proudhon, épuisé, meurt le 19 janvier 1865.
Il reste de son œuvre quelques enseignements fondamentaux. Tout d'abord, ce que Pierre Haubtmann appelle son "vitalisme" : une société, pour être viable, doit être "en acte", en perpétuelle évolution, avec pour moteur de cette évolution l'effort, l'action, la création. Ce "vitalisme" exprime la capacité créatrice, la puissance vitale du "travailleur collectif" qu'est le peuple des producteurs. Inspiré par une vision de la diversité infinie du monde en mouvement, Proudhon assure que la réalité sociale, la réalité humaine sont comprises dans un mouvement dialectique sans fin - et qu'il est bien qu'il en soit ainsi. "Le monde moral comme le monde physique reposent sur une pluralité d'éléments irréductibles. C'est de la contradiction de ces éléments que résulte la vie et le mouvement de l'univers" (8). Proudhon propose donc un "empirisme dialectique" (9).
Dans cette perspective, l'homme trouve, peut trouver, s'il en a la volonté la possibilité de se façonner et de façonner le monde. Il n'y a pas de fatalité : « L'auteur de la raison économique c'est l'homme ; l'architecte du système économique, c'est encore l'homme » (10).
L'argent de l'action de l'homme sur le monde - le moyen donc de construire un monde nouveau - c'est le travail. Il est pour Proudhon "le producteur total, aussi bien des forces collectives que de la mentalité, des idées et des valeurs" (11). "L'idée, affirme Proudhon, naît de l'action et doit revenir à l'action". Par le travail, l'homme s'approprie la création. Il devient créateur. Il se fait Prométhée. Métamorphose individuelle, mais aussi - et peut-être surtout – communautaire : la classe prolétarienne, sous le régime capitaliste, se fait Prométhée collectif : le travail, facteur d'aliénation dans le cadre d'un régime d'exploitation du travail par le capital, peut devenir le moyen - le seul moyen - d'une désaliénation future. L'émancipation du travail et du travailleur passe par l'élimination de la dictature que fait régner sur le système productif le capital spéculatif. D'où, en janvier 1849, l'essai d'organisation par Proudhon de la "Banque du peuple", qui devait fournir à un taux d'intérêt très bas les capitaux nécessaires aux achats de matières premières et d'outillage. L'évolution des événements fait capoter ce projet. Proudhon le reprend en 1855 et le présente au prince Napoléon. Il le conçoit comme une entreprise destinée à "ruiner la toute-puissance de la Banque et des financiers".
Un tel projet s'insère, chez Proudhon, dans une vision d'ensemble, que Jean Touchard qualifie "d'humanisme prométhéen". Lequel implique une nouvelle morale - "le problème essentiel à ses yeux est un problème moral" (12) -, reposant sur une définition neuve, révolutionnaire, du travail et du travailleur que l'on retrouvera, plus tard, chez Jünger.
Reposant aussi sur le refus des systèmes consolateurs : "Quand le Hasard et la Nécessité seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, assure Proudhon, il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et par le cri de notre pensée de protester contre le destin" (13).
En faisant de l'effort collectif, volontaire et libre, la base même de la pratique révolutionnaire créatrice, Proudhon marque que l'idée de progrès, loin d'être un absolu, est relative et contingente. Elle dépend d'un choix, d'un effort, faute desquels elle échouera. Il n'y a pas de sens de l'histoire, et la révolution sera toujours à recommencer. Car "l'humanité se perfectionne et se défait elle-même". Proudhon voit donc dans la communauté du peuple, dans la communauté des producteurs, la force décisive. Une force qui doit s'organiser sur une base fédéraliste et mutualiste. Ainsi sera tenue en échec, et éliminée, cette forme de propriété oppressive - la seule qu'il condamne, en fait - qui repose sur la spéculation, les manipulations, les capitaux et les "coups" bancaires. Il s'agit en somme de rendre les producteurs maîtres des fruits de la production, en chassant le parasitisme financier.
Il ne faut accorder aucune confiance, pour ce faire, au suffrage universel : "Religion pour religion, écrit Proudhon, l'arme populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne". Il n'y a rien à espérer de la politique : "Faire de la politique, c'est laver ses mains dans la crotte". Il faut que les travailleurs s'organisent, se transforment en combattants révolutionnaires, ne comptant que sur eux-mêmes. Il y a, chez Proudhon, une vision guerrière de l'action révolutionnaire. Il écrit d'ailleurs : "Salut à la guerre ! C'est par elle que l'homme, à peine sorti de la boue qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté et sa vaillance". (La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Paris, 1861).
A un moment où les socialismes "scientifiques" d'inspiration marxiste se révèlent épuisés et battus en brèche par l'histoire, le courant socialiste français apparaît comme particulièrement neuf et fécond pour renouveler le débat d'idées en France. Il faut relire Proudhon.
P. Vial
(Eléments - Janvier 1981)
Notes:
(1) Jean Touchard, Histoire des idées politiques, T. 2, Paris, PUF, 1967.
(3) C.A. Sainte-Beuve, P. J. Proudhon. Sa vie et sa correspondance, Paris, 1947.
(4) Ibid., Lettre à Ackermann du 16 septembre 1838
(5) L'actualité de Proudhon (Actes du Colloque de l'Institut de sociologie a l'Université libre de Bruxelles), Bruxelles, 1967
(6) Proudhon adresse ce texte à l'évêque de Besançon.
(7) Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945.
(8) Jean Lacroix, Proudhon et la qualité d’homme, in Le Monde, 30 octobre 1980.
(9) Georges Gurvitch, Proudhon, Paris, PUF, 1965.
(10) P. J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou philosophiques de la misère, 1946.
(11) Georges Gurvitch, op. cit.
(12) Jean Touchard, op. cit.
(13) C. A. Sainte-Beuve, op. cit.
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Préface à Ainsi parlait Zarathoustra
Traduction et commentaire Robert Dun
Art et Histoire d’Europe – 1988
Ces quelques lignes ne se veulent que témoignage personnel. Le hasard a voulu - mais y-a-t-il un hasard ? - que mon premier contact avec Nietzsche fût Ainsi parlait Zarathoustra. J'avais alors quinze ans. C'était sur les bancs d'un collège des bons Pères maristes. Cette lecture - clandestine - n'était bien sûr pas prévue au programme.
Ce fut une fulguration. Les hommes engagés ont souvent pour guides quelques livres-clés, qui ont tenu un rôle décisif au moment où beaucoup - pour ne pas dire tout - se joue pour certains, entre la quinzième et la dix-huitième année. Ainsi parlait Zarathoustra fut pour moi un de ces livres-là. J'en suis ressorti bouleversé. J'avais trouvé mon étoile polaire.
Mais j'étais vaguement conscient d'être resté trop souvent à la surface d'un tel texte, faute d'un guide sûr pour progresser à travers ce labyrinthe - ce mot étant pris ici dans son meilleur sens : celui d'un parcours initiatique. Aussi cette première lecture fut-elle suivie de beaucoup d'autres. Par fragments, car le texte de Nietzsche est de ceux qu'il faut aborder avec humilité, en s'en imbibant lentement l'esprit et l'âme, afin que s'effectue en soi une lente, patiente macération et transmutation spirituelle. Qu'il n'y ait pas ici d’ambiguïté : cette œuvre m'apparaissait non comme l'un de ces livres saints auxquels les sectateurs des religions monothéistes font sans cesse référence, en prétendant y trouver réponses à toutes leurs questions, mais bien au contraire - et c'est en cela qu'il m'exaltait - comme une permanente interrogation, un constant défi, une tenace invite à aller au-delà, à ne pas se contenter des acquis, réels ou illusoires, de la pensée, mais à remettre en question, à se remettre en question. Nietzsche-Zarathoustra l'affirme d'ailleurs explicitement : "C'est mal récompenser son maître que de rester toujours disciple".
Ainsi parlait Zarathoustra est donc devenu pour moi le fidèle compagnon d'une Queste commencée voici vingt-cinq ans. Un détail l'atteste : lorsque, en montagne, il importe de calculer au plus juste la charge du sac à dos, c'est le seul livre que j'emporte. Et il est rare que je l'oublie. Parce que lui conviennent l'air des hautes altitudes, les sources et la forêt, la forêt fraternelle à ceux de mon espèce. Et, autour d'un feu de camp, je ne sais meilleur enseignement à donner aux camarades assemblés que de lire quelques pages de ce livre.
Un livre qu'on a envie, d'ailleurs, de partager, comme on partage, au bout de l'étape, le quignon de pain et la gourde d'eau. Et c'est ce partage, fraternel, que j'ai découvert un jour avec Robert Dun. Celui-ci bénéficiait d'une longue et profonde intimité avec l'œuvre de Nietzsche. Il a été pour moi un précieux compagnon (au sens étymologique du mot, "celui avec lequel on partage le pain" - et, ici, le pain spirituel) pour pénétrer toujours plus avant dans la compréhension et la communion d'une œuvre dont on n'a jamais fini d'explorer la richesse. Mais, plus encore que d'autres textes, c'est Ainsi parlait Zarathoustra qui fut au centre de nombre de nos conversations.
Je parlais tout à l'heure de fulguration, lors de la découverte d'un tel message. Il n'est pas sans importance que Nietzsche ait lui-même fait état, pour rendre compte des conditions dans lesquelles il a écrit son livre, d'un phénomène de surgissement, rapide et violent de l'inspiration. Certes, il s'écoule près de quatre ans entre août 1881, où se produit la conception fondamentale de l'œuvre - l'idée de retour éternel - alors que Nietzsche marchait "à travers bois" (il le raconte dans Ecce homo), et la fin de sa rédaction, en février 1885. Mais l'écriture proprement dite s'est faite en quelques jours, comme si Nietzsche se libérait, par brèves et brusques saccades, d'une sève portée longtemps en lui : le livre premier est rédigé entre le 1er et le 10 février 1883, le livre second entre le 26 juin et le 6 juillet 1883, le livre troisième du 8 au 20 janvier 1884 et le quatrième en janvier-février 1885. Certains endroits inspirent tout spécialement Nietzsche. Ainsi, une des parties capitales du livre, Des vieilles et des nouvelles tables, fut, au dire de Nietzsche lui-même, "composée au cours de la très pénible montée de la gare au merveilleux nid d'aigle maure d'Eze" (Robert Dun a installé le long de ce raide sentier, il y a plus de dix ans, des panneaux qui portent en quatre langues des pensées de Nietzsche).
C'est en inspiré que Nietzsche a écrit Ainsi parlait Zarathoustra. Il décrit ainsi, dans Ecce homo, cet état où il se juge "une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supérieures" : "La notion de révélation, si l'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas; on prend sans demander qui donne ; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme - je n'ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l’énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se précipitent, tantôt retentissent ; un comportement "hors-la-loi" ; où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils ; une profondeur de bonheur où le comble de la douleur et de l'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein de ce débordement de lumière : un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes - la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque le critère de la puissance de l'inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige... Tout se passe en l'absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d'indétermination, de puissance, de divinité...".
"Divinité" : le mot est lâché. C'est bien de cela, sans doute, qu'il s'agit avant tout. Ainsi parlait Zarathoustra est un appel au sacré. C'est pourquoi il trace un sûr chemin à ceux qui, en quête de leur destin, se mettent à l'écoute du chant du monde.
"On n'a jamais fini de lire Nietzsche" écrit avec raison Robert Dun. Et c'est plus vrai encore pour Ainsi parlait Zarathoustra que pour les autres œuvres de Nietzsche. Leçon d'exigence, d'intransigeance, ce livre est destiné aux hommes qui, refusant les miasmes des basses terres, veulent respirer à haute altitude. Et qui refusent le facile confort - c'est-à-dire la mollesse et la démission - de la société bourgeoise. "Qui sait respirer l'air de mes écrits, dit Nietzsche, sait que c'est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d'y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante - mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière ! Comme on y respire librement ! Combien de choses on y sent au-dessous de soi !".
Mon ami Jean Mabire, lorsqu'il veut exprimer toute la défiance qu'il a envers quelqu'un, dit volontiers : "Celui-là, je ne ferais pas la guerre à ses cotés". Je tenais à le dire ici : Robert Dun est de ces hommes - de ces rares hommes - aux côtés desquels je ferais la guerre. C'est un sûr compagnon de route et de combat. C'est aussi un homme habité par cette flamme intérieure qui fait vivre quelques-uns d'entre nous. Ecoutez sa voix. A travers elle, c'est Nietzsche qui nous parle. Et qui nous annonce que la fin d'une ère - l'ère chrétienne - est proche ; mais qu'aussi, peut-être, va poindre une nouvelle aurore. Si nous le voulons.
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Rencontre avec Saint-Loup – Les Amis de Saint-Loup – Paris 1991
J'ai découvert Saint-Loup en décembre 1961. J'avais dix-huit ans et me trouvais en résidence non souhaitée, aux frais de la Ve République, pour incompatibilité d'humeur avec la politique qui était alors menée dans une Algérie qui n'avait plus que quelques mois à être française. On était à quelques jours du solstice d'hiver - mais je ne savais pas encore, à l'époque, ce qu'était un solstice d'hiver, et ce que cela pouvait signifier. Depuis, j'ai appris à lire certains signes.
Lorsqu'on se retrouve en prison, pour avoir servi une cause déjà presque perdue, le désespoir guette. Saint-Loup m'en a préservé, en me faisant découvrir une autre dimension, proprement cosmique, à l'aventure dans laquelle je m'étais lancé, à corps et à cœur perdus, avec mes camarades du mouvement Jeune Nation. Brave petit militant nationaliste, croisé de la croix celtique, j'ai découvert avec Saint-Loup, et grâce à lui, que le combat, le vrai et éternel combat avait d'autres enjeux, et une tout autre ampleur, que l'avenir de quelques malheureux départements français au sud de la Méditerranée. En poète - car il était d'abord et avant tout un poète, c'est-à-dire un éveilleur - Saint-Loup m'a entraîné sur la longue route qui mène au Grand Midi de Zarathoustra. Bref, il a fait de moi un païen, c'est-à-dire quelqu'un qui sait que le seul véritable enjeu, depuis deux mille ans, est de savoir si l'on appartient, mentalement, aux peuples de la forêt ou à cette tribu de gardiens de chèvres qui, dans son désert, s'est autoproclamée élue d'un dieu bizarre - "un méchant dieu", comme disait l'ami Gripari.
J'ai donc à l'égard de Saint-Loup la plus belle et la plus lourde des dettes - celle que l'on doit à qui vous a amené à dépouiller le vieil homme, à bénéficier de cette seconde naissance qu'est toute authentique initiation, au vrai et profond sens du terme. Oui, je fais partie de ceux qui ont découvert le signe éternel de toute vie, la roue, toujours tournoyante, du Soleil Invaincu.
Chaque livre de Saint-Loup est, à sa façon, un guide spirituel. Mais certains de ses ouvrages ont éveillé en moi un écho particulier. Je voudrais en évoquer plus particulièrement deux - sachant que bien d'autres seront célébrés par mes camarades.
Au temps où il s'appelait encore Marc Augier, Saint-Loup publia un petit livre, aujourd'hui très recherché, Les Skieurs de la nuit. Le sous-titre précisait "Un raid de ski-camping en Laponie finlandaise". C'est le récit d'une aventure, vécue au solstice d'hiver 1938, qui entraîna deux Français au-delà du Cercle polaire. Le but ? "Il fallait, se souvient Marc Augier, dégager le sens de l'amour que je dois porter à telle ou telle conception de vie, déterminer le lieu où se situent les véritables richesses".
Le titre du premier chapitre est, en soi, un manifeste "Conseils aux campeurs pour la conquête du Graal". Tout Saint-Loup est déjà là. En fondant en 1935, avec ses amis de la SFIO et du Syndicat national des instituteurs, les Auberges laïques de la Jeunesse, il avait en effet en tête bien autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui "les loisirs" - terme dérisoire, et même nauséabond, depuis qu'il a été pollué par Trigano.
Marc Augier s'en explique, en interpellant la bêtise bourgeoise : "Vous qui avez souri, souvent avec bienveillance, au spectacle de ces jeunes cohortes s'éloignant de la ville, sac au dos, solidement chaussées, sommairement vêtues et qui donnaient à partir de 1930 un visage absolument inédit aux routes françaises, pensiez-vous que ce spectacle était non pas le produit d'une fantaisie passagère, mais bel et bien un de ces faits en apparence tout à fait secondaires qui vont modifier toute une civilisation ? La chose est vraiment indiscutable. Ce départ spontané vers les grands espaces, plaines, mers, montagnes, ce recours au moyen de transport élémentaire comme la marche à pied, cet exode de la cité, c'est la grande réaction du XXe siècle contre les formes d'habitat et de vie perfectionnées devenues à la longue intolérables parce que privées de joies, d'émotions, de richesses naturelles. J'en puise la certitude en moi-même. A la veille de la guerre, dans les rues de New York ou de Paris, il m'arrivait soudain d'étouffer, d'avoir en l'espace d'une seconde la conscience aiguë de ma pauvreté sensorielle entre ces murs uniformément laids de la construction moderne et particulièrement lorsqu'au volant de ma voiture j'étais prisonnier, immobilisé pendant de longues minutes, enserré par d'autres machines inhumaines qui distillaient dans l'air leurs poisons silencieux. Il m'arrivait de penser et de dire tout haut il faut que ça change... cette vie ne peut pas durer".
Conquérir le Graal, donc. En partant, à ski, sac au dos, pour mettre ses pas dans des traces millénaires. Car, rappelle Marc Augier, "au cours des migrations des peuples indo-européens vers les terres arctiques, le ski fut avant tout un instrument de voyage ». Et il ajoute « En chaussant les skis de fond au nom d'un idéal nettement réactionnaire, j'ai cherché à laisser derrière moi, dans la neige, des traces nettes menant vers les hauts lieux où toute joie est solidement gagnée par ceux qui s'y aventurent".
En choisissant de monter, loin, vers le nord, au temps béni du solstice d'hiver, Marc Augier fait un choix initiatique. "L'homme, rappelle-t-il, retrouve à ces latitudes, à cette époque de l'année, des conditions de vie aussi voisines que possible des époques primitives. Comme nous sommes quelques-uns à savoir que l'homme occidental a tout perdu en se mettant à l'abri du combat élémentaire, seule garantie certaine pour la survivance de l'espèce, nous avons retiré une joie profonde de cette confrontation. [...] Les inspirés ont raison. La lumière vient du nord... [...] Quand je me tourne vers le nord, je sens, comme l'aiguille aimantée qui se fixe sur tel point et non tel autre de l'espace, se rassembler les meilleures et les plus nobles forces qui sont en moi".
Dans le Grand Nord, Marc Augier rencontre des hommes qui n'ont pas encore été pollués par la civilisation des marchands, des banquiers et des professeurs de morale.
Les Lapons nomades baignent dans le chant du monde, vivent sans état d'âme un panthéisme tranquille car ils sont « en contact étroit avec tout un complexe de forces naturelles qui nous échappent complètement, soit que nos sens aient perdu leur acuité, soit que notre esprit se soit engagé dans le domaine des valeurs fallacieuses. Toute la gamme des croyances lapones (nous disons aujourd'hui « superstitions » avec un orgueil que le spectacle de notre propre civilisation ne paraît pas justifier) révèle une richesse de sentiments, une sûreté dans le choix des valeurs du bien et du mal et, en définitive, une connaissance de Dieu et de l'homme qui me paraissent admirables. Ces valeurs religieuses sont infiniment plus vivantes, et, partant, plus efficaces que les nôtres, parce qu'incluses dans la nature, tout à fait à portée des sens, s'exprimant au moyen d'un jeu de dangers, de châtiments et de récompenses fort précis, et riches de tout ce paganisme poétique et populaire auquel le christianisme n'a que trop faiblement emprunté, avant de se réfugier dans les abstractions de l'âme". Le Lapon manifeste une attitude respectueuse à l'égard des génies bienfaisants, les Uldra, qui vivent sous terre, et des génies malfaisants, les Stalo, qui vivent au fond des lacs. Il s'agit d'être en accord avec l'harmonie du monde " Passant du monde invisible à l'univers matériel, le Lapon porte un respect et un amour tout particuliers aux bêtes. Il sait parfaitement qu'autrefois toutes les bêtes étaient douées de la parole et aussi les fleurs, les arbres de la taïga et les blocs erratiques... C'est pourquoi l'homme doit être bon pour les animaux, soigneux pour les arbres, respectueux des pierres sur lesquelles il pose le pied".
C'est par les longues marches et les nuits sous la tente, le contact avec l'air, l'eau, la terre, le feu que Marc Augier a découvert cette grande santé qui a pour nom paganisme. On comprend quelle cohérence a marqué sa trajectoire, des Auberges de Jeunesse à l'armée européenne levée, au nom de Sparte, contre les apôtres du cosmopolitisme.
Après avoir traversé, en 1945, le crépuscule des dieux, Marc Augier a choisi de vivre pour témoigner. Ainsi est né Saint-Loup, auteur prolifique, dont les livres ont joué, pour la génération à laquelle j'appartiens, un rôle décisif. Car, en lisant Saint-Loup, bien des jeunes, dans les années 60, ont entendu un appel. Appel des cimes. Appel des sentiers sinuant au cœur des forêts. Appel des sources. Appel de ce Soleil Invaincu qui, malgré tous les inquisiteurs, a été, est et sera le signe de ralliement des garçons et des filles de notre peuple en lutte pour le seul droit qu'ils reconnaissent - celui du sol et du sang.
Cet enseignement, infiniment plus précieux, plus enrichissant, plus tonique que tous ceux dispensés dans les tristes et grises universités, Saint-Loup l'a placé au cœur de la plupart de ses livres. Mais avec une force toute particulière dans La Peau de l'aurochs.
Ce livre est un roman initiatique, dans la grande tradition arthurienne. Saint-Loup est membre de ce compagnonnage qui, depuis des siècles, veille sur le Graal. Il conte l'histoire d'une communauté montagnarde, enracinée au pays d'Aoste, qui entre en résistance lorsque les prétoriens de César - un César dont les armées sont mécanisées - veulent lui imposer leur loi, la Loi unique dont rêvent tous les totalitarismes, de Moïse à George Bush. Les Valdotains, murés dans leur réduit montagnard, sont contraints, pour survivre, de retrouver les vieux principes élémentaires, se battre, se procurer de la nourriture, procréer. Face au froid, à la faim, à la nuit, à la solitude, réfugiés dans une grotte, protégés par le feu qu'il ne faut jamais laisser mourir, revenus à l'âge de pierre, ils retrouvent la grande santé : leur curé fait faire à sa religion le chemin inverse de celui qu'elle a effectué en deux millénaires et, revenant aux sources païennes, il redécouvre, du coup, les secrets de l'harmonie entre l'homme et la terre, entre le sang et le sol. En célébrant, sur un dolmen, le sacrifice rituel du bouquetin - animal sacré car sa chair a permis la survie de la communauté, il est symbole des forces de la terre maternelle et du ciel père, unis par et dans la montagne -, le curé retrouve spontanément les gestes et les mots qui calment le cœur des hommes, en paix avec eux-mêmes car unis au cosmos, intégrés – réintégrés - dans la grande roue de l'Eternel Retour.
De son côté, l'instituteur apprend aux enfants des nouvelles et drues générations qui ils sont, car la conscience de son identité est le plus précieux des biens "Nos ancêtres les Salasses qui étaient de race celtique habitaient déjà les vallées du pays d'Aoste". Et le médecin retrouve la vertu des simples, les vieux secrets des femmes sages, des sourcières : la tisane de violettes contre les refroidissements, la graisse de marmotte fondue contre la pneumonie, la graisse de vipère pour faciliter la délivrance des femmes... Quant au paysan, il va s'agenouiller chaque soir sur ses terres ensemencées, aux approches du solstice d'hiver, et prie pour le retour de la lumière.
Ainsi, fidèle à ses racines, la communauté montagnarde survit dans un isolement total, pendant plusieurs générations, en ne comptant que sur ses propres forces - et sur l'aide des anciens dieux. Jusqu'au jour où, César vaincu, la société marchande triomphante impose partout son "nouvel ordre mondial". Et détruit, au nom de la morale et des Droits de l'homme, l'identité, maintenue jusqu'alors à grands périls, du pays d'Aoste. Seul, un groupe de montagnards, fidèle à sa terre, choisit de gagner les hautes altitudes, pour retrouver le droit de vivre debout, dans un dépouillement spartiate, loin d'une "civilisation" frelatée qui pourrit tout ce qu'elle touche car y règne la loi du fric.
Avec La Peau de l'aurochs, qui annonce son cycle romanesque des patries charnelles, Saint-Loup a fait œuvre de grand inspiré. Aux garçons et filles qui, fascinés par l'appel du paganisme, s'interrogent sur le meilleur guide pour découvrir l'éternelle âme païenne, il faut remettre, comme un viatique, ce testament spirituel.
Aujourd'hui, Saint-Loup est parti vers le soleil. Au revoir, camarade. Du paradis des guerriers, où tu festoies aux côtés des porteurs d'épée de nos combats millénaires, adresse-nous, de ton bras dressé vers l'astre de vie, un fraternel salut. Nous en avons besoin pour continuer encore un peu la route. Avant de te rejoindre. Quand les dieux voudront.
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Eléments – n° 56 - Hiver 1985
"Ah bon, vous êtes contre la religion ?" C’est ce que s’entend dire habituellement toute personne affirmant son refus du christianisme. Contre-sens révélateur du conditionnement des esprits réalisé par seize siècles de matraquage idéologique : il ne saurait y avoir, pour un Européen, d’autre religion que le christianisme. C’est ce que, déjà, remarquait Eckermann au sujet de Goethe : "Ses contradicteurs l’ont souvent accusé de ne pas avoir de foi. C’est simplement qu’il n’avait pas la leur parce qu’elle était trop petite pour lui. S’il voulait leur expliquer la sienne, ils en seraient étonnés mais surtout incapables de comprendre."
Aujourd’hui encore, les sectateurs de Jésus s’emploient à caricaturer ceux qui, récusant leurs croyances, entendent cependant être des hommes de foi et de religion. Comme les bûchers de l’Inquisition sont difficilement rallumables – et c’est bien malheureux, soupirent certains intégristes – il reste comme arme, contre les païens (1), la bonne vieille recette de la diffamation : les non-chrétiens sont, forcément, des athées – il faut mettre dans le même sac les saucissonneurs du vendredi saint et ceux qui font monter dans le ciel de juin la flamme du solstice, les derniers adhérents de l’Union rationaliste et ceux qui vont méditer sur le secret de l’être en écoutant les sources nichées au cœur des forêts. C’est pour apporter sa contribution à la lutte contre ce bourrage de crâne, contre cette escroquerie intellectuelle et spirituelle, que Sigrid Hunke a écrit La Vraie Religion de l’Europe.
Combien de commentateurs, plus ou moins honnêtes – et plutôt moins que plus – ont refusé de comprendre que le "Dieu est mort" de Nietzsche n’était jamais que le "diagnostic, historiquement daté, de la disqualification que subissent les représentations religieuses spécifiquement chrétiennes" ? Nietzsche, en lançant une formule qui semble provocatrice – et qui l’est au meilleur sens du mot, pour provoquer un réveil de la véritable tradition religieuse européenne – "veut redéfinir des liens religieux nouveaux qui ne seront pas d’inspiration chrétienne". Mais, comme toujours, pour avoir une pleine compréhension de la crise spirituelle que nous vivons, il faut avoir une démarche généalogique, commencer par le commencement.
Le commencement, c’est le surgissement dans les sociétés européennes d’un mental étranger, né en Orient, hanté par un Dieu terrible et jaloux, le Dieu biblique pour qui "les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès l’enfance" (Genèse, 8, 21). Dans cette sombre vision du monde, le mythe du péché originel est à la base des rapports de l’homme à Dieu. Le dualisme qui en découle est sans appel, puisque fondé ontologiquement : le Créateur et la créature ne sont pas de même essence. D’où un système religieux où, pour être pleinement exaltée, la grandeur de Dieu suppose l’abaissement et la sujétion extrêmes de l’homme, un homme mauvais car appartenant à une nature, à un monde d’ici-bas eux-mêmes marqués intrinsèquement par le mal. Les créatures ne sont rien, le Créateur est tout. Vision pessimiste forgée chez des peuples en butte à un environnement naturel hostile, perçu comme une "vallée de larmes" à laquelle on ne peut échapper qu’en accédant à un autre monde.
Ces éléments de croyance, présents dans le judaïsme (2), vont être incorporés dans le christianisme naissant par Paul qui, comme on le sait, a joué un rôle décisif dans l’élaboration des concepts doctrinaux de base de la nouvelle religion et dans leur expansion (3). Paul insiste sur la fonction rédemptrice du Christ et sur la seule issue, pour l’homme qui cherche à se libérer d’un monde pécheur : le salut éternel. Mais il est bien entendu, rappelle-t-il à ses fidèles, que "ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu" (Ephésiens, 2, 8). Car l’homme ne peut rien par lui-même, prisonnier qu’il est par un corps marqué, irrémédiablement, par le péché – ce corps que l’homme pieux traîne comme un boulet : "Malheureux homme que je suis, s’écrie Paul. Qui me délivrera de ce corps mort ?" (Romains, 7, 18-24). Seule la grâce divine peut permettre à l’homme de franchir l’insondable fossé qui le sépare du monde céleste. Augustin, évêque d’Hippone, pousse jusqu’au bout cette logique de la grâce, jusqu’à la prédestination : Dieu sauve, parmi les hommes, qui il veut bien et bien entendu les raisons de son choix sont insondables.
Les porte-parole de la vrai religion de l’Europe.
Ainsi se met en place, dans l’Eglise des premiers siècles, une idéologie qui recueille d’ailleurs et intègre les éléments incontestablement dualistes présents dans l’œuvre de certains penseurs grecs. Parménide, Pythagore, Platon surtout, ont en quelque sorte préparé le terrain au christianisme, ce qui permettra à certains Pères de l’Eglise d’affirmer que les philosophes, bien qu’ayant vécu plusieurs siècles avant le Christ, étaient en somme chrétiens sans le savoir…
Erigée en institution, l’Eglise est confrontée à la nécessité d’adapter son message aux peuples auxquels elle s’adresse. Or, en Europe, ces peuples sont rétifs à un dualisme nettement tranché. C’est pourquoi l’Eglise va développer un dualisme qu’on peut qualifier de mitigé. C’est le cas tout au moins de l’Eglise séculière, l’Eglise engagée dans le siècle – à charge pour le monarchisme, un monarchisme d’ailleurs né en Orient, d’incarner, en principe, un strict refus des contacts avec un monde pervers. Quant à ceux, tels les Cathares, qui voudraient défendre un dualisme strict (et qui d’ailleurs affirment être, de ce fait, les seuls vrais et bons chrétiens), ils seront dénoncés comme hérétiques (4). Mais l’hérésie, c’est aussi et surtout tous ceux qui, loin de reprocher à l’Eglise, comme le font les Cathares, de n’être pas assez dualiste, l’accuse au contraire de l’être beaucoup trop. C’est à ces "hérétiques" que s’intéresse Sigrid Hunke et l’un de ses principaux mérites est d’établir la filiation spirituelle qui unit au fil des siècles les porte-parole de "la vraie religion de l’Europe", en une longue chaîne dont les maillons sont ces écrivains, philosophes, poètes, mystiques et savants qui ont osé se dresser contre le dualisme chrétien.
Pélage nie tranquillement le péché originel.
Le premier de tous est Pélage. Au début du Vème siècle, ce Breton (ce qui signifie à l’époque, qu’il est né dans les îles Britanniques) ose défier les ténors de l’idéologie chrétienne, Jérôme et Augustin. Lui, un laïc – et c’est une première raison qu’ont les ecclésiastiques de lui dénier le droit à la parole – nie tranquillement le péché originel (ce qui revient à saper la base même de l’édifice chrétien). L’homme naît, affirme-t-il, exempt de péché. Bien plus, il peut vivre sans péché – s’il en a la volonté suffisante. Pélage heurte ainsi la doctrine de la prédestination, qu’il juge scandaleuse puisqu’elle nie le libre arbitre de l’homme et lui refuse toute responsabilité. Le fatalisme qu’entraîne le caractère imprévisible, incompréhensible d’une grâce divine distribuée sans que l’on connaisse les critères de sa distribution (mais y en a-t-il ?) est, pour Pélage, incompatible avec la quête de la perfection, perfection qui, "produit d’un tel perpétuel effort, d’une constante aspiration, d’un constant dépassement et d’une constante métamorphose, est un bien que l’on possède à la seule condition de toujours le reconquérir". L’homme n’est pour Augustin qu’impuissance et déchéance. Pour Pélage il est, tout au contraire, le lieu sacré de la rencontre entre le divin et le monde. "Je crois, assure-t-il, qu’il est des hommes en qui Dieu habite." Et, à une jeune fille qui lui demandait des conseils spirituels : "Tu peux définir toi-même ton destin." Les âmes fortes se construisent elles-mêmes : "Tes richesses spirituelles, personne ne peut te les donner hormis toi-même." Cela va de pair avec une allègre célébration du monde : Dieu n’exige pas, ne peut exiger que "nous refusions de voir les joies de la vie, les merveilles de la nature et la beauté de tous les êtres".
On est évidemment loin des lamentations sur la "vallée de larmes"… C’est ce qui fait dire à Henri-Irénée Marrou, auteur d’une Histoire de L’Eglise de l’Antiquité tardive (Seuil, 1985) (5), que la doctrine de Pélage a un "aspect humain, trop humain", que sa théologie est "d’un optimisme abusif" ; en effet – et voilà qui est impardonnable – "telle qu’il la conçoit, la sainteté ne se rapproche-t-elle pas singulièrement de l’idéal stoïcien ?"
On comprend qu’Augustin ait entrepris une lutte sans merci contre Pélage : "A travers Augustin et Pélage, note Sigrid Hunke, s’opposent deux optiques religieuses, deux conceptions du monde et de soi totalement différentes." Non sans difficulté, car le pélagianisme recueillait de nombreux suffrages en Occident – il correspondait en effet à une disposition d’esprit traditionnelle chez les Européens. L’Africain Augustin obtînt que la pensée de Pélage fût mise hors la loi. Elle allait cependant courir, implicitement ou explicitement, au sein de toute l’histoire de la pensée européenne. Les Italiens Caelestius et Julian, les Francs Cassian et Vincent, le Hollandais Erasme, l’Anglais Shaftesbury, le Suisse Pestalozzi, les Allemands Kant, Fichte et Goethe, le Français Teilhard de Chardin, les Russes Berdiaev et Théophane reprendront à leur compte la bonne nouvelle apportée par Pélage : l’âme de l’homme ne peut être prisonnière du Dieu jaloux, totalitaire, de la Bible. "L’homme libre et conscient de lui-même, écrit Théophane (un évêque de l’Eglise orthodoxe !), est maître de son propre intérieur".
"Tout est en Dieu et Dieu est en tout"
Jean Scot Erigène, au IXe siècle, apporte une nouvelle dimension à la "vraie religion de l’Europe". il résume en effet le principe de base de la spiritualité européenne (ce que l’on pourrait appeler l’immanence du divin) en une formule qui ressurgira périodiquement : "Tout est en Dieu et Dieu est en tout" Erigène – cet écossais de culture grecque qui est incontestablement le plus grand penseur de l’époque carolingienne – assimile Dieu et la vie. "Dans le plus petit arbre, remarque Sigrid Hunke, le moindre bouquet, l’astre solaire ou le chant de l’oiseau, les vagues et les coquillages, les herbes et la semence qui germe, Dieu se manifeste à lui." Dieu, c’est le perpétuel mouvement de la vie, l’éternel devenir – ce qu’exprime, du néolithique à l’art médiéval, le vieux symbole européen de la roue solaire. Dieu, pour Erigène, "se meut et s’incarne en toutes choses, devient continuellement tout en tout." L’éternel recommencement est la loi suprême : "En fait, il n’est pas de créature physique en possession de la force vitale qui ne retourne à l’origine de cette force car la fin ultime de la vie est son commencement, et son issue n’est autre que son origine dont elle est partie et à laquelle elle aspire toujours à revenir." La grandeur divine, loin d’avoir besoin, pour s’affirmer, de réduire l’humain à un état de sujétion, trouve au contraire tout son sens en s’incarnant en l’homme. Pour être, Dieu a besoin des hommes – ces hommes qui sont porteurs de forces divines.
Protégé du roi des Francs Charles le Chauve, qui l’admire, aime à s’entretenir avec lui et le nomme précepteur des enfants de la cour, Jean Scot peut considérer avec flegme les dénonciations qui le visent : deux synodes l’accusent d’être hérétique et son traité De Praedestinatione est condamné comme "une élucubration de Satan".
Sa fécondité intellectuelle sera de grande portée. Jacques Paul – qui fait au passage un étonnant contre-sens en qualifiant son œuvre de platonicienne – remarque que l’enseignement de Jean Scot "intervient dans toutes les élaborations médiévales qui ont quelques relents de panthéisme" (6). On comprend que le pape Honorius III ait solennellement rappelé, en 1225, la nocivité d’une telle pensée pour l’orthodoxie chrétienne. Car l’enseignement d’Erigène a, quasi clandestinement, franchi les siècles. Au XIIe et au XIIIe siècles, de grands esprits s’y réfèrent : Bernard de Chartres, Alain de Lille, Hildebert de Lavardin (évêque du Mans), Gilbert de la Porrée (évêque de Poitiers), Hildegarde de Bingen (abbesse de Ruppertsberg), Honorius de Regensburg, Othon de Freising. Ce dernier, petit-fils de l’empereur Henri IV et oncle de Frédéric Barberousse, est un des plus actifs intellectuels gibelins : rapprochement logique entre les idées de Jean Scot et le gibelinisme, puisque celui-ci refuse la coupure entre spirituel et temporel, sacré et souveraineté politique, qui veut imposer la papauté.
Amaury de Bène, célèbre maître de la faculté de Théologie de Paris, prêche la sanctification du monde et l’union intime du divin et de la nature humaine. Après sa mort, son cadavre est condamné à être exhumé et quatorze de ses disciples – dont treize ecclésiastiques – sont condamnés à être brûlés vifs. Mais le grain est semé. En France, en Allemagne, en Flandre, en Suisse, en Lombardie naissent des communautés que l’on désignera souvent sous le nom de "frères et sœurs du libre esprit". "Les partisans d’Amaury, note Sigrid Hunke, représentent la première grande communauté de pensée non chrétienne à l’intérieur du monde chrétien. Jusqu’alors, de telles tendances ne s’étaient développées qu’au sein de petits groupes fermés dans les Flandres et la Lombardie. Cette fois, à Paris, des ecclésiastiques et des laïcs vivent dans le secret de leur âme une croyance religieuse tout à fait hors de l’Eglise et de la religion chrétienne."
Ce phénomène de sécession spirituelle revêt une importance historique de première grandeur. Mais l’historien démocrate-chrétien Jean Chelini lui consacre, dans son Histoire religieuse de l’Occident médiéval (A. Colin, 1968) – censée être un ouvrage de référence pour les étudiants historiens débutants – en tout et pour tout huit lignes… Vieille tactique du mur du silence, sur un sujet qui gêne. Au XIIIe siècle, le pape Honorius III avait ordonné que soient brûlés tous les exemplaires du livre de Jean Scot intitulé De divisione naturae – un livre, dit la bulle pontificale, "grouillant de vermine et infestée d’hérésie". Mais il est difficile de tuer les idées. Grégoire XIII doit mettre l’ouvrage de Jean Scot à l’index librorum prohibitorum (liste des livres interdits par la Congrégation du saint Office à tout bon chrétien, leur lecture, leur simple détention et a fortiori leur diffusion étant passibles de graves sanctions). Le livre figurera à l’Index jusqu’à la dernière publication officielle de celui-ci, en 1948…
Est-il utile de dire qu’une telle condamnation est la meilleure des incitations, pour des esprits libres, à découvrir une œuvre ? L’expérience spirituelle d’Erigène – l’unité profonde de Dieu, du monde et de l’homme – sera partagée par Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Paracelse, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Léonard de Vinci, Campanella, Henry More, Teilhard de Chardin, pour ne citer que quelques noms. Et Giordano Bruno, ce dominicain brûlé vif à Rome en 1600 et qualifié par le pape de "prince des hérétiques" - grandiose et redoutable compliment –, Giordano Bruno, qui affirme : "Le royaume de Dieu est au fond de nous-même !"
L’homme, porteur de divin, parce que forme suprême de toutes les forces actives du cosmos : c’est ce message que reprennent à leur compte Herder, au XVIIIe siècle, et Goethe, qui résume ainsi le fondement moniste de la "vraie religion de l’Europe" : nous ne connaissons l’âme qu’à travers le corps et Dieu à travers la nature. C’est le message de Faust : il faut accomplir la divinité intérieurement, en tant que réalisation de soi, et extérieurement comme action créatrice par laquelle l’homme "revêt la forme vivante de la divinité." Quant à Hegel, un Dieu impliquant une vision dualiste du monde est pour lui inacceptable, Dieu ne pouvant être que principe , non de dissociation : "Son être est union, tandis que le Dieu des Juifs signifie séparation, exclut toute libre union et ne laisse pas d’autre issue que la domination et l’esclavage."
Le dualisme veut, par définition, la séparation, l’opposition de la matière et de l’esprit. Vue du monde desséchante, mutilante, par laquelle l’homme, dit Teilhard de Chardin, a "failli périr de faim". Ce jésuite, scientifique de réputation internationale, "le plus grand prophète religieux de notre temps" selon Sigrid Hunke, n’hésite pas à braver de front la vieille malédiction chrétienne de la matière lorsqu’il écrit : "Trempe-toi dans la Matière, fils de la Terre, baigne-toi dans ses nappes ardentes, car elle est la source et la jeunesse de ta vie !" Il ajoute – et c’est la clé de sa pensée : "Matière et Esprit : non point deux choses, - mais deux états d’une même Etoffe cosmique…"
De Maître Ekhart à Teilhard de Chardin
L’immédiateté de Dieu en l’homme ("Dieu et moi, nous sommes un", dit Maître Ekhart ; et aussi : "Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus"), Dieu compris comme unité des contraires (Hölderlin : "C’est eux, eux qui nous ont accordé le feu divin, eux les Dieux, qui nous font aussi le don de la souffrance sacrée") : ce sont les lignes de force que l’on retrouve chez ceux qui, des auteurs médiévaux à Saint-Exupéry et à Teilhard, jalonnent l’histoire de cette pensée et de cette foi que Sigrid Hunke appelle, à juste titre, la religion de l’Europe. Une religion qui, vieille de quelques millénaires, peut être un élément décisif dans l’éveil d’une conscience européenne enfin libérée des vieux tabous judéo-chrétiens.
Dans la crise du monde contemporain, le facteur religieux joue un rôle majeur. "Depuis deux millénaires, écrivait Teilhard, la terre n’a peut-être jamais eu un besoin aussi urgent d’une nouvelle foi, elle n’a peut-être jamais été aussi libre des anciennes formes et prête à la recevoir." Nous vivons le temps du nihilisme, étape sans doute rendue inévitable par un dualisme chrétien qui a "déclaré la guerre à la vie, à la nature, à la volonté de vivre" (Nietzsche). Mais il faut maintenant, dit Sigrid Hunke, "sauver le sens du sacré dans une société à qui la religion chrétienne n’a plus rien à dire, et qui pense pouvoir se passer purement et simplement de la dimension religieuse". Or "c’est dans le domaine religieux qu’auront lieu les mutations les plus profondes, c’est là que se fera la décision, le tournant".
Malraux, naguère, ne disait pas autre chose… Les Européens ont un héritage religieux qui les appelle tout à la fois à retrouver leurs racines et à partir à la conquête des étoiles. Il nous appartient, à nous païens, d’apporter à nos peuples cette bonne nouvelle. Nous en qui vibre la voix du grand messager : "Et si quelque chose vous pousse à partir sur les mers, vous les émigrants, c’est aussi qu’il y a en vous une foi" (Nietzsche, Le Gai Savoir).
1 - On sait qu’un débat porte sur la validité et l’opportunité de ce mot : voir Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Albin Michel, 1981, p. 17. Depuis, de nouvelles pièces ont été versée au dossier, en particulier en ce qui concerne l’étymologie et la signification première du mot, dans le cadre du Bas-Empire romain. Ce n’est pas le lieu ici de traiter de ce débat et nous utilisons par conséquent ce mot par commodité, comme référence commune à nombre d’Européen qui aujourd’hui, tout en récusant le christianisme, entendent s’inscrire dans une tradition religieuse spécifique (d’ailleurs antérieure de beaucoup au christianisme).
2 - Le peuple d’Israël a intégré, au fur et à mesure qu’il se forgeait une religion nationale très originale, des apports religieux divers, parmi lesquels figure le mythe du péché originel. Ce fondement d’une vision dualiste du monde est attribué par Sigrid Hunke aux Hourrites. Ce point mériterait une discussion quelque peu spécialisée qu’on ne peut aborder ici.
3 - Comme le rappelle Louis Rougier (La genèse des dogmes chrétiens, Albin Michel, 1972), les Evangiles ignorent le péché originel.
4 - Le heurt entre le dualisme mitigé de l’Eglise et le dualisme clairement affirmé de certains mouvements hérétiques n’est pas abordé par Sigrid Hunke, et c’est dommage, car il nous semble être un des aspects majeurs des vicissitudes de la pensée dualiste en Europe.
5 - Texte publié une première fois en 1963 dans le tome I de la Nouvelle histoire de l’Eglise (Seuil). Le livre de Marrou est, en fait, une défense et illustration de la ligne catholique officielle en matière de doctrine.
6 - Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Armand Colin, 1973.
7 - Sigrid Hunke, La Vraie Religion de l’Europe, Labyrinthe.
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"Détruire des forêts ne signifie pas seulement réduire en cendres des siècles de croissance naturelle. C’est aussi un fonds de mémoire culturelle qui s’en va."
Robert Harrison résume bien, ainsi, l’enjeu plurimillénaire, le choix de civilisations que représente la forêt, avec ses mythes et ses réalités (1). Une forêt omniprésente dans l’imaginaire européen.
L’inconscient collectif est aujourd’hui frappé par la destruction des forêts, due à l’incendie, aux pluies acides, à une exploitation excessive. Un être normal – c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas encore totalement conditionné par la société marchande – ressent quelque part au fond de lui-même, quelle vitale vérité exprime Jean Giono lorsqu’il écrit de l’un de ses personnages : "Il pense : il tue quand il coupe un arbre !"
Le rapport de l’homme à la forêt est primordial. Il traduit une vision du monde, le choix d’un système de valeurs. Car la forêt, symbole fort, porte en elle des références fondamentales. "Une époque historique, écrit Harrison, livre des révélations essentielles sur son idéologie, ses institutions et ses lois, ou son tempérament culturel, à travers les différentes manières dont elle traite ou considère ses forêts." Dans la longue mémoire culturelle des peuples, la place donnée – ou non – aux forêts est un repère qui ne trompe pas.
Pour étudier la place des forêts dans les cultures et les civilisations, depuis qu’il existe à la surface de la terre des sociétés humaines, Harrison prend pour guide une grille d’analyse forgée par un Napolitain du XVIIIe siècle, Giambattisto Vico, qui résume ainsi l’évolution de l’humanité : "Les choses se sont succédé dans l’ordre suivant : d’abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes" (La Science nouvelle, 1744).
Ainsi, les forêts seraient à l’origine la matrice naturelle d’où seraient sortis les premiers hommes. Lesquels, en s’affranchissant du milieu forestier pour ouvrir des clairières, en se regroupant pour construire des cabanes, auraient planté les premiers jalons de la civilisation, c’est-à-dire de la conquête de l’homme sur la nature. Puis, d’étape en étape, de la ruralité au phénomène urbain, de la rusticité à la culture savante, de la glèbe aux salons intellectuels, l’humanité aurait réalisé son ascension. On voit bien, ici, s’exprimer crûment cette conception tout à la fois linéaire et progressiste de l’histoire, qui triomphe au XVIIIe siècle avec la philosophie libérale des Lumières pour nourrir, successivement, l’idéologie libérale et l’idéologie marxiste. Mais cette vision de l’histoire plonge ses racines très loin, dans cette région du monde qui, entre Méditerranée et Mésopotamie, a donné successivement naissance au judaïsme, au christianisme et à l’islam, ces trois monothéismes qui sont définis, à juste titre, comme les religions du Livre.
Tu ne planteras pas…
Religions du Livre, de la Loi, du désert. C’est–à-dire religions ennemies de la forêt, car celle-ci constitue un univers à tous égards incompatible avec le message des fils d’Abraham. La Bible, est, à ce sujet, sans ambiguïté. Dans le Deutéronome, Moïse ordonne à ses errants dont il veut faire le Peuple élu de brûler, sur leur passage, les bois sacrés que vénèrent les païens, de détruire ces piliers de bois qui se veulent image de l’arbre de vie : "Mais voici comment vous devez agir à leur égard : vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles, vous couperez leurs pieux sacrés, et vous brûlerez leurs idoles." L’affirmation du Dieu unique implique l’anéantissement des symboles qui lui sont étrangers : "Tu ne planteras pas de pieu sacré, de quelque bois que ce soit, à côté de l’autel de Yahvé ton Dieu que tu auras bâti."
Cet impératif sera perpétué par le christianisme, du moins en ses débuts lorsqu’il rencontre sur son chemin, comme principal obstacle, la forêt et ses mythes. Très vite, l’Eglise pose en principe un face à face entre les notions de paganisme, sauvagerie et forêt (sauvage vient de sylva), d’un côté, et christianisme, civilisation et ville, de l’autre. Quand Charlemagne entreprend, pour se faire bien voir d’une Eglise dont il attend la couronne impériale, une guerre sainte en Saxe, bastion du paganisme, il donne pour première consigne à ses armées de détruire l’Irminsul, ce monument qui représente l’arbre de vie et qui est le point de ralliement des Saxons. Le message est clair : pour détruire la capacité de résistance militaire des païens, il faut d’abord éliminer ce qui donne sens à leur combat. Calcul erroné, puisqu’il faudra, après la destruction de l’Irminsul, encore trente ans de massacres et de déportations systématiques pour imposer la croix. Les clercs entourant Charlemagne n’avaient pas compris que pour les Saxons comme pour tout païen, les dieux vivent au cœur des forêts, comme le constatait déjà Tacite chez les Germains de son temps. Autrement dit, tant qu’il reste un arbre debout, le divin est présent.
La forêt-cathédrale
La soumission forcée des Saxons n’aura pas fait disparaître pour autant la spiritualité liée aux forêts. Car le christianisme a dû, contraint et forcé, s’adapter à la mentalité européenne, récupérer et intégrer les vieux mythes qui parlaient encore si fort, au cœur des hommes. Cette récupération s’exprime à travers l’architecture religieuse : "La cathédrale gothique, note Harrison, reproduit visiblement les anciens lieux de culte dans son intérieur majestueux qui s’élève verticalement vers le ciel et s’arrondit de tous côtés en une voûte semblable à celle des arbres rejoignant leurs cimes. Comme des ouvertures dans le feuillage, les fenêtres laissent pénétrer la lumière de l’extérieur. En d’autres termes, l’expression forêt-cathédrale recouvre davantage qu’une simple analogie, car cette analogie repose sur la correspondance ancienne entre les forêts et la résidence d’un dieu" (2).
L’Eglise s’est trouvée, au Moyen Age, confrontée à un dilemme : contre le panthéisme inhérent au paganisme, et qui voit le divin partout immergé dans la nature, il fallait décider d’une stratégie de lutte. Réprimer, pour extirper, éradiquer ? C’est la solution que préconisent de pieuses âmes, comme le moine bourguignon Raoul Glaber : "Qu’on prenne garde aux formes si variées des supercheries diaboliques et humaines qui abondent de par le monde et qui ont notamment une prédilection pour ces sources et ces arbres que les malades vénèrent sans discernement." En favorisant les grands défrichements des XIIe et XIIIe siècles, les moines ont un objectif qui dépasse de beaucoup le simple intérêt économique, le gain de nouvelles surfaces cultivables : il s’agit avant tout, de faire reculer ce monde dangereux, car magique, qui abrite fées et nymphes, sylves et sorcières, enchanteurs et ermites (dont beaucoup trop ont des allures rappelant fâcheusement les hommes des chênes, les anciens druides). Brocéliande est, comme Merlin, "un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres".
Faut-il, donc, détruire les forêts ? Les plus intelligents des hommes d’Eglise comprennent, au Moyen Age, qu’il y a mieux à faire. Le culte de saint Hubert est chargé de faire accepter la croix par les chasseurs. Les "chênes de saint Jean" doivent, sous leur nouveau vocable, fixer une étiquette chrétienne sur les vieux cultes du solstice qui se pratiquent à leur pied. On creuse une niche dans l’arbre sacré pour y loger une statuette de la Vierge (nouvelle image de l’éternelle Terre Mère). Devant "l’arbre aux fées" où se retrouvent à Domrémy Jeanne d’Arc et les enfants de son âge, on célèbre des messes. La plantation du Mai, conservée, sera compensée par la fête des Rameaux (qui vient remplacer la Fête de l’arbre que célébraient, dans le monde romain, les compagnons charpentiers pour marquer le cyclique et éternel retour du printemps).
Saint Bernard, qui a su si bien, comme le rappelle Henri Vincenot (3), perpétuer les traditions celtiques, assure tranquillement devant un auditoire d’étudiants : "Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira." Cet accueil et cette intégration, par le syncrétisme, d’une nature longtemps perçue, par la tendance dualiste présente dans le christianisme, comme le monde du mal, du péché, est poursuivi par un saint François d’Assise. "C’était en accueillant la nature, constate Georges Duby, les bêtes sauvages, la fraîcheur de l’aube et les vignes mûrissantes que l’Eglise des cathédrales pouvait espérer attirer les chevaliers chasseurs, les troubadours, les vieilles croyances païennes dans la puissance des forces agrestes" (4).
La perpétuation du symbole de l’arbre et de la forêt se fera, à l’époque moderne, par la plantation d’arbres de la Liberté (5), les sapins de Noël, la branche verte placée par les compagnons charpentiers sur le faîtage terminé de la maison…
L’arbre comme source de vie
Mais, référence culturelle par excellence, la forêt reste, jusqu’à nos jours, un enjeu idéologique et l’illustration d’un choix de valeurs. Quand Descartes, dans son Discours de la méthode, compare l’autorité de la tradition à une forêt d’erreurs, il prend la forêt comme symbole d’un réel, foisonnant et touffu, dont il faut s’abstraire, en lui opposant la froide mécanique Raison. "Si Descartes se perd dans la forêt – le monde historique, matériel - , ne nous étonnons pas qu’il se sente chez lui dans le désert (…) C’est l’esprit désincarné qui se retire de l’histoire, qui s’abstrait de sa matière et de sa culture" (6). Ajoutons : de son peuple.
Inversement, en publiant leurs célèbres Contes et légendes du foyer, les frères Grimm, au XIXe siècle, entendent redonner, par le biais de la langue, un terreau culturel, un enracinement à la communauté nationale et populaire allemande. Or, significativement, la forêt est omniprésente dans leurs contes, en tant que lieu par excellence de ressourcement.
L’arbre comme source de vie. Présent encore parmi nous grâce à une œuvre qui a, par bien des aspects, valeur initiatique, Henri Vincenot me confiait un jour : "Il y a dans la nature des courants de forces. Pour reprendre des forces, c’est vrai que mon grand-père s’adossait à un arbre, de préférence un chêne, et se pressait contre lui. En plaquant son dos, ses talons, ses mains contre un tronc d’arbre, il ne faisait rien d’autre que de capter les forces qui vivent et montent en l’arbre. Il ne faisait qu’invoquer, pour y puiser une nouvelle énergie les puissances de la terre, du ciel, de l’eau, des rochers, de la mer…" (7).
1 - Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion, 398 p., 145 F.
2 - Voir Roland Bechmann, Les Racines des cathédrales, Payot, 1981
3 - Les Etoiles de Compostelle, Denoël, 1984
4 - Le temps des cathédrales, NRF, 1976
5 - Jérémie Benoît, L’Arbre de la Liberté : résurgence d’une mentalité indo-européenne, in Etudes indo-européennes, 1991.
6 - Robert Harrison, op. cit.
7 - Eléments, n° 53.
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Le Choc du Mois – n° 49 – Février 1992
Les traditions constituent un irremplaçable patrimoine spirituel car elles sont l’expression ritualisée des mythes qui hantent l’imaginaire collectif de nos peuples. Elles nous relient à notre origine, et affirment notre identité européenne, qui est plus que culturelle : sacrée.
A l’heure où la formidable recomposition politique qui se produit à l’Est est, peut-être, une chance historique pour l’affirmation de l’identité européenne, il est bon, il est nécessaire de rappeler que le socle de cette identité est culturel. N’en déplaise aux apôtres du cosmopolitisme, la culture européenne, plurimillénaire, est enracinée dans l’âme des peuples. Elle se manifeste à travers les mythes et traditions qui sont, par le discours et les pratiques, l’expression d’un sens et d’un ordre symbolique, de normes mentales collectives qui viennent du fond des âges et ont survécu à toutes les vicissitudes de l’histoire.
Il y a là un champ d’études d’une inépuisable richesse, qui a mobilisé près de cinquante chercheurs pour la rédaction d’un gros volume collectif, L’Europe. Mythes et traditions. Cet imposant travail contient le meilleur et le moins bon (appartiennent à cette catégorie les études où s’affirme la volonté quasi obsessionnelle d’interpréter les mythes en fonction de la grille psychanalytique). Mais au-delà de nécessaires réserves, il reste l’effort louable, d’aller aux sources les plus pures des mentalités européennes : "Quand on fait la généalogie de l’univers des croyances dans l’aire culturelle européenne, écrit le directeur de l’ouvrage, André Akoun, on met au jour cette strate profonde qui est indo-européenne." Et Daniel Dubuisson rend hommage à l’œuvre fondatrice de Georges Dumézil.
Le beau soleil
En découvrant les ressorts profonds du panthéon védique, des mythologies grecque, romaine, celtique, germano-scandinave ou slave, le lecteur est confronté à une vision du monde, de la vie, de l’homme, de l’histoire qui a marqué de son sceau l’héritage culturel européen. Avec d’étonnantes permanences.
Ainsi, chez les Slaves, la vie quotidienne qui est entièrement pénétrée par le sens du sacré, est placée sous le signe des puissances tutélaires que l’on retrouve dans toute l’aire indo-européenne. Au centre de la symbolique populaire, le soleil. Le dieu soleil, Svarog, resplendissant et créateur, apparaît dans les contes sous le nom de Tsar-soleil (lien entre la souveraineté terrestre et la souveraineté céleste) ; il est "un anneau d’or", régnant sur douze royaumes (les douze signes du zodiaque). Il est symbolisé, dans le folklore slave, par la "roue de feu" dont parle la littérature populaire et qui illumine les fêtes collectives. Le prince, incarnation de la souveraineté sacrée, toujours identifié à l’astre-roi, est appelé dans les textes médiévaux le "beau soleil" ou le "soleil rouge". En pénétrant en Russie le long des fleuves, les Vikings (Varègues) ont fondé la principauté de Novgorod (avec Riourik en 860), puis celle de Kiev (avec Oleg le Sage, en 880). Ils ont adopté sans hésitation les dieux vénérés par les Slaves puisqu’ils ont reconnu en eux ceux qui, dans leur Scandinavie natale, leur étaient familiers – le dieu de la guerre Peroun étant, par exemple, l’exacte réplique slave du Thor germanique.
Une stèle phallique, taillée dans la pierre et peinte en rouge, fut retrouvée en 1848 dans le lit du Zbroutch (un affluent du Dniestr, en Ukraine). Les figures qui la décorent attestent la présence, dans la mythologie slave, de cette tripartition fonctionnelle en laquelle Dumézil a vu l’une des caractéristiques premières de la tradition européenne : au sommet règne la souveraineté spirituelle (sacerdoce, magie), tandis qu’au-dessous la force guerrière et la production des richesses (agriculture, élevage, artisanat) assurent la sécurité et la fécondité de la communauté. Ainsi se complètent harmonieusement et efficacement le dieu solaire Svarog, le dieu des combats Peroun (qui, au printemps, chasse les nuages du ciel pour laisser briller le soleil) et Rod, le dieu des laboureurs – dans le vocabulaire slave, la racine rod- se retrouve dans priroda (la nature), rod (la famille), rodit’ (le fait d’engendrer), rasti (la croissance), narod (le peuple), rodnik (la source)…
Chez les Slaves comme chez les autres peuples européens, l’Eglise n’a pu réaliser un semblant de christianisation qu’en intégrant, avec plus ou moins d’habileté, les mythes ancestraux. Ainsi le dieu Striborg, personnification du vent âpre et sifflant, dont la statue avait été érigée en 980 par Vladimir sur la colline qui domine Kiev, se retrouve assimilé au souffle du Saint-Esprit dans un vieux chant ukrainien. Peroun, maître de la foudre et de la pluie (qui féconde la terre et crée, donc, la vie), devient saint Elie : de la Slovénie à la Russie, les paysans entendant tonner assurent que c’est là le bruit de saint Elie roulant dans le ciel avec son char de feu (comme on le voit représenté sur les icônes byzantines). Les moissonneurs prévoyants savent qu’il faut toujours "nouer la barbe de Peroun ou d’Elie" – c’est-à-dire laisser sur les chaumes une poignée d’épis, car Peroun-Elie "à la barbe blonde" aime les paysans généreux mais punit les avares, ces ingrats qui oublient à qui ils doivent les belles moissons. Dans les chants croates, Elie est appelé le "cocher céleste" – ce qui est bien peu biblique… D’ailleurs, même de pure forme, l’habillage chrétien trouve ses limites : jusqu’au XVIe siècle, Peroun continue à être vénéré, sous son nom propre et avec ses attributs spécifiques, dans nombre de régions slaves. Quant à Volos, dieu protecteur des troupeaux, il devient saint Blaise (Vlasii, en russe), dont l’icône est placée dans les étables, tandis que saint Cosme (Kouzma, en russe), remplace tout naturellement le mystérieux forgeron Kouznets qui, "dans les montagnes du Nord", forgeait les destinées des hommes.
Pendant mille ans, l’Europe du Moyen Age a connu un double phénomène culturel, qui s’est d’ailleurs prolongé à l’époque moderne et contemporaine : d’une part, mythes et traditions païens ont survécu à travers une christianisation plus ou moins superficielle et ce syncrétisme pagano-chrétien est une clef indispensable pour comprendre l’évolution de la culture européenne ; d’autre part, deux cultures se sont superposées : l’une, cléricale et savante, limitée à des milieux restreints (où règnent l’écrit et le latin), l’autre, populaire et immergée dans une population restée très majoritairement paysanne. Cette culture populaire entretient, à travers les travestissements liés à la clandestinité qu’impose la répression cléricale, le message des mythes fondateurs, crypté mais éloquent pour ceux qui savent lire les signes, comprendre et transmettre allusions et symboles.
Le monde magique des forêts
D’où l’importance du culte des ancêtres, du feu, des sources, des pierres dressées, des arbres sacrés – un culte perpétué, sous un habillage chrétien, en des hauts lieux où la présence du divin, immergé dans la nature, s’affirme pour rappeler qu’il n’est pas de séparation, de frontière entre le monde du visible et celui de l’invisible. Les dieux sont présents parmi nous, vivent à côté de nous et en nous – si nous le voulons. Ils président au rythme du temps. A travers le nom des jours : il est recommandé de se marier le vendredi, Veneris dies, le jour de Vénus (et, donc de la germanique Freya, comme le dit le Freitag allemand et le Friday anglais) pour placer l’union sous le signe de l’amour et de la fécondité. A travers, aussi, les grandes fêtes qui rythment le cycle des saisons : la Chandeleur, le Carnaval, le Mai, les solstices d’été et d’hiver, la fête des morts (donc des ancêtres, de la lignée) sont là pour rappeler que l’homme est relié, par le sang et le sol, à la vie cosmique, à la grande roue de l’Eternel Retour.
Si le temps appartient aux dieux, l’espace porte aussi leur marque. Et, plus spécialement, ce milieu privilégié qu’est la forêt. La forêt est, écrit Yvonne Verdier, "pour l’ensemble du vieux monde européen, la terre natale du mythe". Il faut y pénétrer pour partir à la Queste du Graal. Car la forêt est, par excellence, le lieu refuge de ces êtres qui portent en eux la plus longue mémoire : fées détentrices de ces pouvoirs magiques qui peuvent donner, comme la vie elle-même le bien et le mal, elfes, farfadets, lutins et sylvains (les biens nommés)… Ils sont, tous, des "résistants" face à l’ordre nouveau, étranger et étrange, que veut imposer l’Eglise.
On comprend que le soupçon ait été porté, systématiquement, sur la forêt et ses habitants : la forêt, la sylve, est par définition sauvage (du bas latin salvaticus, "ce qui est forestier") car elle échappe à la civilisation, à la ville – c’est-à-dire aux clercs. Elle abrite les bûcherons, les charbonniers. Ceux-ci, liés aux forgerons (héritier des secrets de Vulcain), se groupent en confréries secrètes de "bons cousins". Les charbonniers ont la réputation, en Haute-Bretagne, de s’assembler à l’ombre d’un chêne, en un lieu écarté, pour faire la pluie, la grêle ou la tempête. Bref, ce sont des sorciers. Comme sont toujours un peu sorciers les ermites. Comme sont carrément sorciers les "meneurs de loups", qui réunissent autour d’eux des loups, assis en rond et écoutant leurs instructions – car ces hommes en communion avec la forêt parlent le langage des loups. Quant aux hommes-loups, aux loups-garous, ils sont les continuateurs des compagnonnages guerriers rituellement voués au dieu-borgne, au dieu-magicien Wotan.
Est dénoncé comme sorcier celui qui, même modestement, perpétue la tradition de l’Enchanteur. Merlin est, comme l’a si bien compris Boorman, "un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres". Ceux qui parlent le langage des animaux sont protégés par la forêt car ils n’ont pas rompu l’antique pacte scellé entre les dieux et les hommes, au sein d’une nature, d’un monde qui appelle "l’éternel oui à la vie" repris par un Goethe et un Nietzsche.
Les contes le disent : la forêt est lieu initiatique. Elle nous enseigne la plus longue mémoire. Rabelais, en allant chercher ses bons géants dans les traditions celtiques, puise dans un fond populaire où se côtoient Cendrillon, la Belle au Bois dormant, Blanche-Neige, le Petit Poucet… mais aussi les héros des chansons de geste médiévales. "Les fées et leurs contes, rappelle Marc Soriano, nous entraînent non seulement dans ce que les historiens d’aujourd’hui appellent "la longue durée", mais sur ces frontières de l’histoire que sont l’âge de la pierre, taillée ou polie, ou l’âge du bronze."
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Etudes et Recherches – N°4 – Janvier 1986
Georges Dumézil a montré, dans Heur et malheur du guerrier (1ère éd. PUF, 1969 ; 2ème éd. Flammarion, 1985) en quoi le dieu ou le héros de la deuxième fonction s’oppose à la première fonction, soit sous la forme de Mitra (ou Dius Fidius), soit sous la forme Varuna (ou Jupiter) de celle-ci (on sait que dans la théologie védique, comme à Rome, comme dans d’autres parties du monde indo-européen, le dieu de la première fonction a le double aspect de magicien tout puissant et de personnification du contrat. Il s’agit de montrer, par le biais des mythes, qu’il ne faut pas confondre la vocation de la première fonction et celle de la seconde. Mais, par ailleurs, les mythes enseignent que, le domaine de chacune étant bien distingué, les première et deuxième fonctions sont complémentaires, les rites étant là pour "faire collaborer au mieux les intérêts du monde, de la société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses". Indra le guerrier fait respecter, de son bras armé, la souveraineté ordonnatrice de Mitra-Varuna. C’est ce que rappelle le Rig-Veda (X, 89) : "Toi, Indra, l’habile poursuiveur des dettes, comme l’épée les membres, tu tranches les faussetés de qui viole les règles de Mitra et de Varuna (…) Contre les méchants qui violent Mitra, et les pactes, Varuna, contre ces ennemis-là, ô mâle Indra, aiguise un meurtre fort, mâle, rouge !".
Ce serait donc une erreur grave de limiter le sacré à la première fonction et de faire de la fonction guerrière – et, donc, de la guerre – une activité purement « laïque », en opposant, très artificiellement, une fonction de souveraineté qui a en charge la noble tâche d’établir et d’incarner la paix, tandis que la fonction guerrière aurait pour mission de prêter son bras pour que soit respectée "la paix du roi", en se salissant donc au besoin les mains puisque l’acte guerrier, qui fatalement fait couler le sang, est par la force des choses marqué d’impureté. Ce schéma, influencé consciemment ou inconsciemment par une interprétation chrétienne de phénomènes largement antérieurs au christianisme, ne correspond en rien aux conceptions les plus anciennes que l’on puisse discerner chez les peuples européens au sujet de la guerre.
Ces conceptions me semblent illustrées par un phénomène apparemment bien étrange, mais révélateur : celui des confréries de loups-garous. On sait, par le témoignage de Pausanias, qu’en Arcadie, au centre du Péloponnèse, le mont Lycée avait, dans l’antiquité, la réputation d’être un lieu sacré, redoutable aux profanes qui ne pouvaient s’en approcher sans perdre leur ombre et mourir dans l’année. Au sommet de ce mont étaient deux colonnes consacrées à Zeus Lykaios. On y sacrifiait des animaux et même des victimes humaines. Platon (République, VIII,565) rapporte que ceux des assistants qui goûtaient aux entrailles humaines mêlées à celles des autres victimes, étaient transformés en loups. Quant à Pline, il mentionne une association de loups-garous (Histoire naturelle, VIII, 81). On sait, par ailleurs, que Zeus changea Lycaon en loup en lui faisant faire à son insu un repas de cannibale.
Tous ces éléments sont très cohérents : ils renvoient tous à un loup mythique (on retrouve dans les noms du mont Lycée, du dieu Zeus Lykaios qu’on y adore, de Lycaon, la racine lukos : "le loup"). Ce loup, à la fois dieu et animal, auquel s’identifie un héros légendaire, voire Zeus lui-même, se voit consacrer un culte, célébré par des confréries de loups-garous, c’est-à-dire des associations d’hommes-loups. On entre dans la confrérie par un repas communiel – rite d’initiation qui fait le loup-garou. Par ce véritable sacrement, le nouveau confrère participe de la nature du loup mythique. Et cela ne peut s’obtenir qu’en mangeant la chair d’un loup, ou celle d’un homme-loup : un festin de cannibale est d’ailleurs servi aux dieux par Tantale, à Thyeste par Atrée, à Harpage par Astyage. Astyage étant roi des Mèdes et la tradition faisant de Tantale un Lydien, on a là un phénomène qui s’étend à l’ensemble du monde indo-européen – avec, probablement, reprise et intégration, par les Indo-européens, de croyances et de rites qui leur étaient antérieurs.
On retrouve le mythe du dieu-loup en Crète, où Miletos, fondateur de la cité qui porte son nom, fut nommé par des loups qui furent envoyés par son père Apollon, et à Rome, où les jumeaux fondateurs, Romulus et Remus, sont issus du dieu Mars (dieu de la guerre, dieu-loup) et de la vestale Rhea Silvia (qui prend la forme d’une louve pour allaiter ses enfants loups-garous). A Rome la fécondité qui conditionne l’avenir de la cité, après l’enlèvement des Sabines, sera assurée par les rites des Lupercales : les Luperques, fidèles prêtres du dieu Lupercus (le "loup-bouc") fouettent les Romaines de lanières en peau de bouc, pour chasser la stérilité, lors des grandes fêtes des Lupercales célébrées chaque 15 février (voir G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Payot, 1966). A la fin du Ve siècle après J.C., encore, le pape Gélase I tonne vertueusement contre la survivance des Lupercales en se scandalisant que de mauvais chrétiens (c’est-à-dire des Romains qui n’ont pas renoncé à leurs traditions ancestrales) puissent défendre de telles pratiques sacrilèges.
Dans le monde germanique, l’Yngligasaga dépeint ainsi les guerriers voués à Odhinn-Wotan, le dieu souverain : "ils allaient sans cuirasse, sauvages comme des chiens et des loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours et des taureaux. Ils massacraient les hommes et ni le fer ni l’acier ne pouvaient rien contre eux. On appelait cela fureur de Berserkir". Ces Berserkir ("hommes-ours") sont des guerriers groupés en confréries religieuses d’initiés. Tacite les décrit dans sa Germania, où il dit que certains d’entre eux se vêtent et se peignent entièrement en noir. Ils ont été étudiés par Lily Weiser, Otto Höfler, Georges Dumézil. Celui-ci écrit : "Les berserkir d’Odhinn ne ressemblent pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la force et la férocité ; ils étaient à quelque degré ces animaux eux-même. Leur extase extériorisait un être second qui vivait en eux, et les artifices de costume, les déguisements auxquels fait évidemment allusion le nom de berserkir et son synonyme ûlfêdhnar ("hommes à peau de loup") ne servaient qu’à aider, à affirmer cette métamorphose, à l’imposer aux amis et aux ennemis épouvantés" (Mythes et dieux des Germains, PUF, 1939).
Les Germains apportent une innovation importante dans le festin communiel par lequel un guerrier peut devenir loup-garou : au lieu de manger un confrère vieillissant, qui n’est donc plus apte à être un bon guerrier mais qui, par son sacrifice, rend un dernier service à la confrérie en offrant son corps pour que, par l’ingestion de la chair, naissent de nouveaux loups-garous, on va boire une boisson fermentée qui transforme l’individu, lui donne une nouvelle conscience, le fait accéder à un stade supérieur de conscience. L’ivresse sacrée, obtenue par l’hydromel qui fait fonction d’ambroisie, donne une force qui transporte et régénère. Cette liaison, cette communication avec le divin est obtenue, dans le monde que décrivent les hymnes védiques, par ingestion du soma. Cette boisson enivrante, qui permet de communier avec les dieux – de s’assimiler à eux – montre qu’à chaque extrémité du monde indo-européen le processus est le même : des beuveries rituelles, des danses et de la musique concourent à développer une exaltation frénétique, grâce à laquelle le guerrier se met, au propre comme au figuré, dans la peau du dieu-loup. Stig Wikander (Der arische Männerbund, Lund, 1938) a montré que chez les Scythes, décrits par Hérodote, les Saka Haumavarka ("loups buveurs de soma") incarnent eux aussi cette union de l’élément guerrier.
En Grèce, le culte de Dionysos, d’origine préhellénique, comporte des aspects très proches de ceux évoqués ci-dessus. Les initiés se groupent en thiases sur le modèle des anciennes confréries. Pendant les fêtes, l’ivresse, les hurlements, la danse tournoyante provoquent une exaltation farouche. Dans leur délire, les Ménades mettaient en pièces de jeunes animaux dont elles dévoraient la chair crue et sanglante, ce qui donne au cortège de Dionysos le caractère d’une chasse suivie d’un repas communiel. Survivance et transposition : le cortège de Dionysos, animé d’une exaltation sacrée, rappelle le temps où les guerriers-chasseurs étaient des hommes-loups. Car le Loup divin est un chasseur, et donc le prototype du guerrier. Les confréries se sont développées dans des communautés agraires où la chasse, image de la guerre (ce qu’elle restera au fil des siècles), garde sur le plan religieux l’importance qu’elle a perdu sur le plan économique.
Le loup-garou est une figure issue de la protohistoire, voire de la préhistoire. Mais la relation privilégiée du guerrier et du religieux, du guerrier et du souverain se perpétue dans les sociétés historiques. Autrement dit la guerre reste, que cela soit perçu consciemment ou non dans les mentalités collectives, reliées au sacré. Le sang – et la couleur rouge qui lui est naturellement associée – porte une charge passionnelle qui lie, dans son essence même, la guerre au sacré. Faire couler le sang d’autrui et accepter que coule le sien est geste religieux, puisqu’il engage et joue la vie. On comprend que chez des peuples guerriers, boire le sang du dieu (car c’est cela la communion des chrétiens, et manger le corps du dieu) ait fait vibrer quelque chose au plus profond de l’être. Et l’émotion des foules révolutionnaires groupées derrière le drapeau rouge est, aussi, d’essence religieuse…
Les sociétés du haut Moyen Age sont des sociétés fondamentalement guerrières. « Le peuple franc, note Lucien Musset, a importé en Gaule une Kriegerkultur, une civilisation où tout homme libre est un guerrier, toujours prêt à prendre les armes, et il l’a communiquée aux descendants des Gallo-Romains ». Marque durable. L’autorité, temporelle et spirituelle, repose sur l’épée. Comme le remarque Pierre Riché (Les Carolingiens, Hachette, 1983), "le roi du premier millénaire est guerrier et chef des guerriers. Comme ses ancêtres francs, il doit prouver par ses victoires qu’il est animé d’une force surnaturelle. Le succès militaire du roi est un jugement de Dieu qui le désigne à un plus haut service".
Ambiguïté : quel est ce dieu qui fonde la légitimité du roi ? Officiellement, depuis le début du VIe siècle chez les Francs, le dieu chrétien. En fait, le roi conserve le double caractère des temps païens : il est roi parce que, hissé sur le pavois, il est reconnu comme le meilleur, et donc le guide, des guerriers ; il est roi, aussi, parce qu’en ses veines coule un sang divin. Bède le Vénérable raconte, dans son Histoire des Angles, que les chefs de ce peuple germanique ayant migré en Bretagne (la Bretagne de l’Antiquité, c’est-à-dire notre Grande-Bretagne, à laquelle il va donner son nom : l’Angleterre est "la terre des Angles") avaient pour lointain ancêtre un certain Voden. On reconnaît là, bien sûr, le dieu Wotan.
Tour de passe-passe : les chefs germaniques, issus de lignée divine, fils de Wotan, restent après le baptême chrétien marqués d’une aura divine, puisque choisis par le dieu chrétien pour régner. Avec le sacre des Carolingiens, imité du modèle wisigoth, la charge religieuse est précisée (encore que Pépin le Bref prenne soin, pour installer sa famille sur le trône, de respecter les coutumes guerrières des Francs, en se faisant formellement élire par l’assemblée des guerriers). Du coup, d’ailleurs, le roi se voit investi (ou s’investit lui-même, lorsqu’il s’agit de Charlemagne) de conduire la guerre sainte contre les impies. C’est le début d’une évolution complexe : en entreprenant, à partir du XXe siècle, de christianiser la chevalerie, l’Eglise veut faire de la guerre, condamnée dans son principe même mais justifiée dans certaines de ses applications, un outil au service de sa volonté de puissance. D’où ces étranges institutions que sont des ordres religieux composés de moines-soldats.
Le rapport institutionnel établi alors entre la guerre et le sacré pose une question-clef pour la compréhension de la société médiévale : en prétendant récupérer à son profit les valeurs guerrières empreintes de paganisme, de chevalerie, l’Eglise n’est-elle pas victime de son machiavélisme ? Autrement dit, la guerre – et tout ce qu’elle représente – n’est-elle pas l’occasion d’une paganisation du christianisme bien plus qu’une christianisation du paganisme ?
Les saints guerriers représentent eux aussi le fruit, étonnant, du syncrétisme pagano-chrétien. Saint Georges porte, tel qu’il est représenté sur une façade de la cathédrale de Chartres, l’équipement d’un chevalier du XIIe siècle, dont rien ne le distingue. Saint Michel est vénéré en tant que chef d’armées – armées célestes, bien sûr – et en cela il est, sur les hauts lieux, le continuateur de Gargantua-Belenos, le Mars gaulois. L’ombre de Mars, dieu de la guerre, est derrière des saints aussi populaires que Martin, ancien officier romain et patron du royaume mérovingien, et Martial, l’un étant, étymologiquement, "le petit Mars", l’autre "consacré au dieu Mars" !
La sacralisation de la guerre, qui apparaît à l’évidence dans la littérature arthurienne (songeons à la dimension religieuse, éminemment païenne, de l’épée Excalibur, sur laquelle veille Merlin et la Dame du Lac), restera présente, tout au long de l’histoire, dans les mentalités européennes.
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Identité – n° 12 – Mars 1991
De tout temps le pouvoir a été porté par le sacré. Ce fut le cas depuis la plus haute antiquité jusqu’au XIXe siècle chez les peuples européens. Il en fut en particulier ainsi de la monarchie française jusqu’à la Révolution, date à laquelle fut consommée la rupture du politique avec le sacré. Une rupture qui devait marquer le passage de la société traditionnelle à la société marchande et qui allait se traduire par un renversement de l’ordre hiérarchique et organique des fonctions souveraine et productive, la première étant désormais mise au service de la seconde. De cette inversion des fonctions politique et économique découlent aujourd’hui la réduction du politique à la simple gestion et l’effondrement des liens communautaires par l’apparition d’une vague identification à l’humanité en lieu et place de la patrie et de la nation.
Le sacré et le politique entretiennent des liens étroits, des liens d’interdépendance. Car le politique, en tant que principe et système d’organisation et de fonctionnement de la Cité, s’intègre dans une perspective plus vaste, concernant la relation de l’homme au cosmos, qui porte la marque du sacré. Un sacré inséparable de la condition humaine. Le sacré est en effet "une structure permanente de notre relation au monde et de notre constitution psychologique." (1)
Le politique s’inscrit dans une organisation générale du monde dont le sens est donné par le sacré, celui-ci se nourrissant de symboles et d’archétypes qui contribuent de façon décisive, par leur pouvoir, à l’équilibre des individus et des peuples. Le politique apporte à l’homme qui interroge l’univers et s’interroge sur sa place, à lui être humain, dans cet univers, un type de réponse d’une grande force jubilatoire, puisque le politique dit à l’individu qu’il est élément constitutif d’un tout, pierre vivante d’une communauté organique. Inséré dans sa cité-communauté, prenant part à son destin, le citoyen transcende ainsi son propre destin, le hisse à une altitude supérieure, élargit et approfondit son champ de conscience. Autrement dit, le politique est une des traductions de l’appétence naturelle de l’homme au sacré, une des réponses à cet impératif que l’homme porte en lui.
Politique et sacré : des liens immémoriaux
Il est remarquable de constater que, dès les origines de sa fondation, le pouvoir est marqué, sinon porté, par le sacré. En effet, les rois francs, édifiant leur royaume sur les ruines de l’Empire romain, se font les héritiers de plusieurs traditions porteuses de sacré, leur génie politique consistant à en opérer une heureuse synthèse. Déjà, le roi franc s’inscrivait certes, du fait de ses racines ethniques, en priorité dans la tradition germanique – très proche de la tradition celtique, illustrée par un Vercingétorix. Une tradition qui donnait au roi une aura sacrée, marquée par un "signe" (les longs cheveux, par exemple, des Mérovingiens) rappelant le caractère supra-humain de la lignée royale. Comme les autres souverains des royaumes d’origine germanique établis en Occident, le roi franc est en effet – avant la christianisation – un maillon d’une chaîne dont l’ancêtre fondateur est le dieu de la souveraineté, Odhinn-Wotan. Ces rois s’appuient sur des compagnonnages guerriers, des fraternités guerrières initiatiques vouées – au sens fort, étymologique, du mot – à Wotan (2). Bède le Vénérable, moine saxon racontant, au VIIIe siècle, l’arrivée des Angles et des Saxons au Ve siècle en Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne), explique que les lignées royales de ces peuples descendent d’un commun ancêtre fondateur, Voden (3). Cette filiation wotanique est revendiquée chez les Goths, comme l’atteste Jordanès. On la trouve présente chez les Francs, où elle survit dans les mentalités malgré la conversion au catholicisme.
Le roi, "père de son peuple", assure ainsi la cohésion de la communauté populaire en incarnant, outre la fonction souveraine, la fonction guerrière et la fonction de production. Ces trois fonctions, conçues dès la haute antiquité européenne comme garantissant la stabilité du corps social, ainsi que l’ont montré les travaux de Georges Dumézil, se retrouveront au cœur même du système prôné par un prélat, Adalbéron de Laon, qui explique au roi capétien Robert le Pieux, au XIe siècle, qu’une société convenablement organisée repose sur trois "ordres" : celui des oratores (ceux qui prient), celui des bellatores (les combattants), celui des laboratores (les producteurs).
Et on retrouvera plus tard, bien entendu, cette tripartition dans les trois "états" de l’Ancien Régime. Des Etats représentés, symboliquement, par les trois couleurs de la livrée qu’ont utilisée, selon Hervé Pinoteau (4), certains rois Valois puis tous les Bourbons : le bleu, couleur des armes de France et du manteau royal du sacre (comme est bleu dans la mythologie germanique, le manteau du dieu souverain Odhinn-Wotan), le rouge de l’oriflamme de saint Denis, le blanc des lis royaux. Dans les sociétés de la haute antiquité européenne en effet, le bleu est la couleur de la troisième fonction (production), le rouge de la seconde (guerre), le blanc (ou l’or) de la première (souveraineté). De même, le chiffre trois est sacré : ainsi, si le chef du roi reçoit, le jour du sacre, depuis Philippe Auguste, une triple couronne d’or, les armes de France, sur l’écu royal, sont composées de trois lis d’or sur champ d’azur.
Héritier, donc, d’une conception du politique liée au sacré présente dans le monde germanique, le roi franc récupérera aussi à son profit la tradition romaine. Une tradition selon laquelle, depuis Auguste, l’empereur, chef politique, est aussi chef religieux de l’empire, le pontifex maximus. Le terme même d’augustus représente d’ailleurs un aspect central du sacré : est augustus ce qui possède dans sa plénitude une force vivifiante, venue des dieux, qui s’étale en un constant déploiement, garant de sa pérennité (augere, "accroître", est à relier à auctoritas, "autorité").
S’inscrivant, dans la continuité romaine, en successeur des rois de l’époque archaïque puis des consuls de la République, l’empereur, à Rome, établissait la correspondance avec le souverain céleste, Jupiter, qui veille sur la cité des hommes : "Jupiter, dieu céleste, est avant tout le rex, un rex invisible qui, quel que soit le régime politique (reges, consules, ou leurs substituts), garantit l’existence de la Ville fondée en vertu de ses signes primordiaux et en dirige la politique par ses signes circonstanciels." (5)
En prenant la tête d’un royaume où cohabitent des descendants de Gaulois, de Romains et de Germains (Francs, Burgondes, Wisigoths, Alamans) – unis par un antique fond culturel commun – , les Mérovingiens réunissent sur leur tête des "charges" de sacré qui, toutes, contribuent à donner à la souveraineté une dimension proprement religieuse.
Avant l’avènement du christianisme, la légitimation du politique reposait donc sur le sacré. Et cette appréhension du pouvoir allait, dans l’Europe du Haut Moyen Age, se heurter à certaines difficultés.
Comment concilier cette vision avec les exigences, nouvelles, apportées par le christianisme triomphant ? Celui-ci délimite en effet clairement, pour les séparer, le champ du sacré et celui du politique : "Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César". Ce qui amène le pape Gélase Ier (492-496) à établir la célèbre distinction : "Il y a deux pouvoirs principaux par lesquels le monde est régi, l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais l’autorité des pontifes est d’autant plus lourde qu’ils auront à répondre des rois eux-mêmes au tribunal du suprême Jugement."
Le principe dualiste est ainsi clairement affirmé : de même qu’il faut distinguer le corps et l’âme, la terre et le ciel, il faut distinguer le temporel et le spirituel – étant bien entendu que celui-ci l’emporte en dignité, par définition, sur celui-là.
Le syncrétisme médiéval
L’Eglise travaillera à une redéfinition des rapports du politique et du sacré. Et, dans cette entreprise, elle sera aidée par deux précédents.
Le premier se situe à Byzance. Là, l’Empire romain est toujours vivant. Un Empire devenu chrétien, mais dont le chef entend conserver son caractère sacré, ce qui implique qu’il s’intègre dans un sacré christianisé. D’où une double évolution : "D’une part, le christianisme baigne, sans aucun doute, dans une ambiance impériale : l’image du Christ qu’élabora l’antiquité est celle du Christ César, soleil éclatant, vainqueur des ténèbres et de la mort, Kosmocrator, chef de la militia de ses fidèles, trônant dans les splendeurs et les pompes de l’Au-delà, au milieu du sénat des bienheureux." (6). De même, "l’empereur fut dorénavant censé être l’image de ce Dieu de gloire, le vicaire sur terre du Christ triomphant. Par ce biais, l’empire conservait ainsi son caractère sacré." (6). Cette permanence du sacré devait se manifester à travers un certain nombre de pratiques : "étiquette du Sacré Palais de Constantinople, comportant, entre autres, la proscynèse (…) ; fêtes annuelles dont les rites s’apparentent étroitement aux solennités religieuses ; vêtements et insignes symboliques ; processions dans lesquelles César figure le Christ ; acclamations rituelles qui montent vers le basileus couronné par Dieu et pour lequel on invoque le Christ vainqueur : l’empereur est ainsi placé sur un plan surhumain, intermédiaire entre la Divinité et les hommes. Les multiples interventions de l’empereur dans les questions religieuses du IVe au VIIIe siècle dérivent, en dernière analyse, du caractère le plus profond de l’institution impériale, qui participe aux choses sacrées." (6).
Présent pendant un millénaire à Byzance, ce modèle, qu’on pourrait appeler césaro-papiste – le chef du politique étant également le chef du sacré – , influença aussi l’Occident et c’est le second précédent qui devait servir aux légistes ecclésiastiques. Charlemagne et son empire carolingien, Otton Ier et son empire germanique entreprendront clairement de reconstituer à leur profit l’union du sacré et du politique. Au concile d’Aix-la-Chapelle de 809, Charlemagne entend faire entériner, par les doctes pères présents, son point de vue sur la délicate question – éminemment théologique – du filioque, ce qui mécontente fortement le pape Léon III (7). "A l’égal du basileus en Orient, constate Jean Chélini, Charlemagne s’affirmait comme théologien suprême de la chrétienté occidentale." (8).
Plus tard, l’empereur Frédéric Barberousse voudra, quant à lui, incarner pleinement l’union, en la personne du souverain, du sacré et du politique : ses légistes utiliseront largement la renaissance du droit romain pour exalter l’autorité impériale. Barberousse parle avec affectation de ses "divins prédécesseurs" depuis Constantin… C’est sous son règne qu’apparaît, en 1157, l’expression de "Saint Empire" (9) et Barberousse obtient en 1165 la canonisation de Charlemagne : en la personne de celui-ci, c’est l’institution impériale en tant que telle qui est proclamée sacrée. Au-delà des Staufen, la tradition gibeline revendiquera par la suite, pendant longtemps, l’intime union du sacré et du politique. Une revendication qui s’inscrit aussi pleinement dans le projet capétien.
La fondation du pouvoir en France
Depuis leur conversion au christianisme, les rois francs, comme tous les autres rois germaniques, avaient, il faut le dire, perdu la dimension magique que leur valait leur filiation wotanique. Rien de plus logique. Mais la papauté, au fil des VIIe et VIIIe siècles, ressent de plus en plus le besoin de se placer sous la protection d’un puissant chef d’Etat, capable d’intervenir militairement en Italie pour préserver les intérêts du Saint-Siège. Alors que la conversion de Clovis au catholicisme (10) semble désigner ses successeurs pour un tel rôle, ceux-ci s’en montrent incapables. C’est pourquoi le relais est pris par les Pippinides, ces maires du palais qui détiennent la réalité du pouvoir mais à qui manque le titre royal. Le coup d’Etat de Pépin le Bref se verra donc légitimé par le sacre, reçu d’abord de l’évêque Boniface puis, en 754, du pape Etienne II – qui, en donnant aussi l’onction aux fils de Pépin, élève ainsi clairement une lignée et crée une dynastie. Le roi des Francs, dépossédé de son caractère sacré par le passage du paganisme au christianisme, redevient un personnage de dimension sacrée, et d’autant plus sacrée qu’il la doit cette fois au Dieu chrétien, dont la volonté s’exprime par la bouche de son représentant sur terre.
L’Eglise est parvenue ainsi, avec cette intelligence des situations dont elle sut faire preuve au cours de l’histoire, à assurer son droit de regard sur une souveraineté royale qui tire sa légitimité du sacre, reçu de mains ecclésiastiques.
Les diverses dynasties qui régneront sur la France feront toutes appel au mythe fondateur qu’est le sacre des rois. Ces retrouvailles du sacré et du politique prolongeront leurs effets, au-delà des Carolingiens, chez les Capétiens. Avec des conséquences spectaculaires : le roi faiseur de miracles est un roi-prêtre – et Renan n’a pas hésité à qualifier le sacre de "huitième sacrement". Le roi thaumaturge, le roi guérisseur (et donc pour le peuple, le roi magicien) "touche" les écrouelles – une maladie liée à la puissance sexuelle et à la capacité de procréation (11). En "touchant", il prononce des paroles traditionnelles – dont un chroniqueur nous dit que Philippe le Bel les enseigna en secret, sur son lit de mort, à son fils et successeur. Le roi se fait ainsi garant de la fécondité de son peuple, en quelque sorte donneur de vie. Pérennité du rite : le jour de leur sacre, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV touchèrent respectivement 868, 3.000, et 2.000 malades.
Cette union du sacré et du politique s’exprimera encore clairement, à l’époque féodale, par l’attachement particulier que les familles royales manifesteront à l’égard du culte des saints. Lorsqu’au XIIe siècle, saint Denis devient le protecteur officiel de la royauté française, il a derrière lui un long passé de traditions mystiques, enracinées dans les croyances populaires et fruit d’un syncrétisme culturel, tout comme saint Michel, le saint guerrier chargé d’affronter le dragon et qui deviendra sous Charles VII un saint royal et national (12).
Il en va de même avec saint Jacques, pour les rois espagnols, et avec le culte des rois mages à Cologne, dans l’Empire.
Mais aucune famille royale d’Europe n’a pu bénéficier d’une référence aussi sacrée que celle apportée par Saint Louis aux Capétiens, puis à leurs successeurs. Image archétypale, attestée par Joinville : Saint Louis rendant la justice – expression supérieure de la souveraineté – assis sous un chêne incarne de façon exemplaire cette royauté sacrée qui a su unir, à son profit, la référence chrétienne et les très lointains souvenirs d’un symbolisme celtique. Ainsi, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le jour de la saint Louis devait jouer le rôle de fête nationale.
Le caractère sacré de la royauté assurait un lien, une union mystique entre le roi et le royaume. Tel était le sens du rite de l’anneau : l’archevêque passait celui-ci au quatrième doigt de la main droite royale "parce qu’au jour du sacre le roi épousa solennellement son royaume et fut, comme par le doux, gracieux et aimable lien du mariage, inséparablement uni avec ses sujets, pour mutuellement s’entr’aimer ainsi que font les époux" (13). Comme les époux ne forment qu’une seule chair, roi et royaume ne faisaient qu’un. D’où la théorie du corps mystique de la monarchie, que résume bien Gui Coquille dans son Discours des états de France, en 1588 : "le Roi est le chef, et le peuple des trois ordres sont les membres, et tous ensemble font le corps politique et mystique dont la liaison est individuée et inséparable et ne peut en partie souffrir mal que le reste n’en sente la douleur."
La solennité royale sera spectaculairement illustrée par le jeune Louis XIV qui fit choix, à vingt-trois ans, du soleil pour emblème. Un symbole dont la charge mythique remontait à la protohistoire. Il s’en est expliqué dans ses Mémoires : le soleil "par le bien qu’il fait en tous lieux, produisant sans cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque." (14).
Une rupture délibérée avec le sacré
Désigné par Dieu soleil de justice, père de la patrie, le roi sacré est la clef de voûte de cette communauté organique qu’est un peuple. C’est pourquoi la montée de la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, aboutit, très logiquement, par la mort du roi, à la décapitation de la communauté. La philosophie des Lumières offrira en effet une justification idéologique à la montée en puissance d’une classe, la bourgeoisie, et de son système de valeurs, négateur du sacré.
La Révolution française, fille de la révolution américaine, exalte l’individualisme. En bouleversant l’ordre hiérarchique et organique des trois fonctions traditionnelles, elle réalise une inversion des valeurs : hypertrophiée, la valorisation de la fonction de production (détournée en réalité en fonction marchande) débouche sur l’économisme. L’économisme, c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle les données économiques, les rapports de production, la demande de consommation conditionnent tous les mécanismes de la vie en société et dictent leur loi au politique. Celui-ci, coupé de toute transcendance, sera ainsi réduit à un rôle de gestionnaire et dépouillé de sa fonction souveraine. C’est le thème de l’Etat veilleur de nuit cher aux libéraux. Le sacré doit être évacué, car il prétend rappeler la supériorité du spirituel sur le matériel, de la communauté sur l’individu, du qualitatif sur le quantitatif. Le règne de la quantité, le rationalisme et le matérialisme exigent la mort du sacré.
Cette exigence explique les vicissitudes et les soubresauts de la Révolution française. L’idéologie des droits de l’homme impose en effet la conception d’un homme abstrait, interchangeable, "libéré" de ces insupportables attaches que sont les liens issus du sol et du sang. L’homme de 1789 doit être émancipé de toute forme d’enracinement et l’on dénonce vertueusement, à la tribune de la Convention, les langues régionales, qui sont autant d’intolérables défis à la réduction au modèle unique des pensées et des mœurs. Mais, de toutes les attaches traditionnelles dénoncées désormais comme "superstitions", le sacré est la plus honnie de toutes, car c’est elle qui relie l’homme à l’invisible, l’incite à transcender son égoïsme naturel, et les moins sots des révolutionnaires savent bien qu’il y a là la plus dangereuse force de résistance aux nouveaux dogmes imposés, au moyen de la Terreur, par la Convention. Suprême défi, insupportable constat : l’assassinat du roi n’a pas pour autant fait disparaître le besoin du sacré.
Un besoin si présent au cœur de l’homme que Robespierre, qui en est conscient, fabrique de toutes pièces ce pitoyable et ubuesque ersatz de sacré qu’il baptise culte de l’Etre suprême. Avec décor de carton pâte et rites qui sentent le mauvais théâtre. Mais n’est pas porteur de sacré qui veut. Le culte de l’être suprême disparaît dans la folie meurtrière, les guillotineurs étant à leur tour guillotinés.
Esprit d’une grande envergure, Napoléon comprendra par contre qu’un ordre véritable doit s’inscrire dans le sacré. L’ordre nouveau qu’il prétend établir passe par le sacre à Notre-Dame, la fondation d’une nouvelle dynastie et d’une nouvelle aristocratie (par le biais de l’ordre de la Légion d’Honneur). L’héritier reçoit le titre de "roi de Rome", les abeilles mérovingiennes et l’aigle romaine sont adoptées comme emblème du nouveau régime, en tant que signes d’enracinement dans une tradition plurimillénaire. Mais la fascinante aventure s’arrête à Waterloo.
Avec Louis XVIII, la restauration n’est qu’un mot trompeur. Il est significatif, d’ailleurs, qu’il n’ait pas voulu d’une cérémonie du sacre. Avec lui, en effet, s’affirme, derrière les apparences institutionnelles, le poids nouveau du pouvoir de l’argent – un pouvoir destructeur, par essence, du sacré. La tendance s’accentuera encore avec Louis-Philippe, tout heureux d’être le "roi bourgeois". "Enrichissez-vous !", tel est l’idéal que Guizot propose aux Français. Ce manifeste doctrinal de l’orléanisme, du bourgeoisisme, exprime de la façon la plus concise le rejet de toute référence au sacré dans lequel va s’enfermer et s’enliser la France contemporaine.
Et, tandis que Laffitte s’autojustifie complaisamment dans ses Mémoires, en expliquant qu’il est hautement moral de s’enrichir, Duvergier de Hauranne développe en 1838, dans ses Principes du gouvernement représentatif, la théorie selon laquelle "le roi règne et ne gouverne pas". Le souverain réduit au rôle de potiche : c’est déjà, le profil des futurs présidents des IIIe et IVe Républiques qui se dessine. Cet abaissement du politique – inévitable, car la notion même de souveraineté est désormais hors de saison – va de pair avec la montée du pouvoir de décision dont disposent désormais les maîtres de la "fortune anonyme et vagabonde" : à partir du Second Empire, la haute finance cosmopolite affirme, sûre d’elle-même et dominatrice, son omnipotence. La France des cathédrales voit dès lors son destin décidé à la Bourse et au siège des grandes banques apatrides. Cette évolution est logique. Dès 1790, Burke avait, dans ses Réflexions sur la Révolution en France, dénoncé la tare essentielle de la philosophie des Lumières : la désacralisation des rapports de l’homme au monde – et donc le désenchantement du monde. Les hommes des Lumières, en effet, "considèrent les hommes dans leurs expériences comme ils le feraient ni plus ni moins de souris dans une pompe à air ou dans un récipient de gaz méphitique".
Autant une conception organiciste de la société incluait nécessairement le sacré, autant la conception mécaniciste qui prévaut à partir de 1789 l’exclut, par définition et par nécessité. Triomphe de l’abstraction, élimination de l’expérience, de ce multiséculaire humus humain – pour parler comme Fernand Braudel – qui fonde la tradition : l’idéologie des droits de l’homme condamne, du coup, toute référence au sacré comme l’insupportable expression de ce que Bernard-Henri Lévy appelle, avec répulsion, "l’idéologie française".
Retrouver le sens du sacré
Une "idéologie française" sur laquelle il nous faut aujourd’hui nous appuyer pour renouer l’antique union du politique et du sacré, pour relier à nouveau enracinement et transcendance. En suivant la voie tracée par Renan, Taine, Barrès, Péguy, Maurras – sans oublier Sorel, qui réclame "des racines pour une nouvelle morale".
Tous nous conduisent, au minimum, au respect de la patrie. Une "terre des pères" inséparable de cette chair et de ce sang qu’est la communauté du peuple. D’un mal peut sortir un bien : la menace de mort que représente, pour la nation, l’immigration, provoque une prise de conscience chez un nombre croissant de Français. Le service de la patrie, la mystique nationale ramènent le sens du sacré dans l’âme de notre peuple, dans la mesure où chacun de ceux qui sont engagés dans le combat national découvre un sens supérieur à sa vie, s’aperçoit que le don de soi à la communauté à laquelle on appartient est une forme d’ascèse infiniment enrichissante. Le dépassement de soi passe notamment par le sacrifice, sereinement envisagé et accepté, pour le salut de la terre natale et du peuple qu’elle porte. C’est ce que rappelle la flamme qui brûle sous l’Arc de Triomphe. C’est ce que chante les vers de Péguy :
Heureux ceux qui sont morts
Pour quatre coins de terre.
1 - Jean-Jacques Wunenberg, Le Sacré, PUF, 1981.
2 - Voir Jean-Paul Allard, La Royauté wotanique des Germains, in Etudes indo-européennes, janvier et avril 1982 (publication de l’Institut d’études indo-européennes de l’université de Lyon III).
3 - Forme anglo-saxonne de Wotan.
4 - Stéphane Rials (dir.), Le Miracle capétien, Perrin, 1987.
5 - Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, Payot, 1966.
6 - Robert Folz, L’idée d’empire en Occident du Ve au XIVe siècle, Aubier, 1953.
7 - Le contentieux théologique, illustré par l’hérésie adoptianiste, porte sur la procession du Saint-Esprit, c’est-à-dire sur les rapports qu’entretient la troisième personne de la Trinité avec le Père et le Fils.
8 - Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Armand Colin, 1968.
9 - "Saint Empire romain" se rencontre à partir de 1254.
10 - La plupart des autres rois germaniques s’étaient convertis à l’hérésie arienne.
11 - J.-P. Poly et E. Bournazel, dans La Mutation féodale, PUF, 1980, rappellent que les écrouelles, c’est-à-dire l’adénite tuberculeuse, sont bien souvent le signe apparent d’une tuberculose génitale, une des causes principales de la stérilité. Une autre forme d’adénite accompagne les maladies vénériennes.
12 - Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.
13 - Th. et G. Godefroy, Le Cérémonial français, 1649.
14 - Cité par François Bluche in Louis XIV, Fayard, 1986.
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Histoire magazine – N°30 – août 1982
Avec licornes et dragons, fontaines de jouvence et grottes en diamants, les géographes du Moyen Age dessinèrent une Terre bien étrange, fantasmagorique et merveilleuse, pour eux aussi réelle que le royaume de France ou celui d’Angleterre.
Au XIIIe siècle, les voyages des missionnaires et des marchands occidentaux et les ambassades mongoles ont mis en contact l’Europe et l’Asie. Au XVe siècle, la quête séculaire de la route des Indes va déboucher sur la découverte d’un nouveau monde. Ce sont autant d’occasions, pour les Européens, d’avoir une connaissance plus précise, plus lucide des autres continents. Pourtant, l’image de l’univers qui hante les imaginations, à la fin du Moyen Age, reste fantastique.
L’une des meilleures illustrations des fantasmes de l’imaginaire médiéval est fournie par les Voyages de Jean de Mandeville. Ce livre a été un "best-seller" aux XIVe et XVe siècles. Des récits des voyageurs, Jean de Mandeville retient ce qui lui paraît le plus spectaculaire. Il veut frapper les imaginations en contant les "merveilles et choses diverses de par delà". Le plaisir du lecteur – Jean de Mandeville le sait bien – est engendré par les récits étranges, par la description de créatures, de pays qui suscitent admiration ou effroi. Avec lui – mais c’est la règle du genre en son temps –, géographie et poésie fantastique font bon ménage. Vérité romancée, roman intégrant quelques détails authentiques ? Le lecteur médiéval était, en tous cas, friand de ce que nous appellerions aujourd’hui, une littérature d’évasion.
Jean de Mandeville se fait de la terre une représentation traditionnelle : un océan périphérique encercle le monde connu, et cet océan vient battre les régions méridionales de la Libye et de l’Ethiopie. Jérusalem, bien sûr, est le centre du monde : depuis plus d’un millénaire, les schémas mentaux sont imposés par l’Eglise et il est hors de question que la géographie – pas plus que toute autre science – soit en contradiction avec la Bible.
La géographie doit donc avoir une dimension théologique. Les origines de la terre, en particulier, doivent être comprises en conformité avec les premiers chapitres de la Genèse. Toute cosmogonie, nécessairement géocentrique, doit avoir comme points de repère les hauts lieux bibliques : si Jérusalem est l’ombilic du monde, le Paradis terrestre est à l’est, au sommet de la terre ; Babylone, avec la tour de Babel, est le lieu d’où s’est dispersée l’humanité ; au mont Ararat est encore visible, assure-t-on, l’arche de Noé…
Cette géographie symbolique est fondée sur les nombres sacrés. En hommage à la Trinité, il y a, dans le monde, trois océans : l’océan périphérique, autour de la terre ; la mer centrale (en fait la Méditerranée) ; l’océan Indien. Trois continents, aussi correspondant à l’habitat des trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. En dehors du monde connu – l’ "oikouméné" - règne le chaos des terres sauvages, aux mystères insondables, terrifiants.
Parmi ces terres sauvages, l’Ethiopie retient longuement l’attention de Jean de Mandeville. Ce pays est en effet le royaume du Prêtre Jean, ce personnage qui a hanté pendant des siècles les imaginations, en tant que chef d’un pays lointain, merveilleux, acquis au christianisme (et donc allié potentiel contre l’infidèle). Jean de Mandeville raconte qu’un jour un empereur d’Ethiopie, entré dans un église d’Egypte, fut convaincu, en entendant l’office, des bienfaits du christianisme et déclara vouloir, désormais, porter le nom du premier prêtre qui entrerait. Un prêtre entra, qui nommait Jean. Depuis, chaque empereur d’Ethiopie se fait appeler "prêtre Jean".
Les maisons aux tuiles d’or.
L’océan Indien est parsemé de cinq mille îles. En descendant vers les mers du Sud, les navires risquent d’être attirés vers le fond par une puissante aimantation. En abordant sur certaines côtes, on est accueilli par les cynocéphales, les "hommes à la tête de chien." … Jean de Mandeville reprend à son compte, sans broncher, les vieilles légendes qui ponctuent, depuis l’Antiquité, les descriptions des pays du Sud. On les retrouve sur les cartes et sur les mappemondes réalisées en Allemagne, en Angleterre, en Italie. Ainsi, sur la mappemonde des Vénitiens Pizzigani, une notice précise, au sujet de l’Ethiopie, que ce pays regorge d’or : les toits des maisons des grands dignitaires sont faits de lames d’or ; l’intérieur des demeures est entièrement décoré d’or ; et "les soldats font leurs armes en or, parce qu’il y a trop peu de fer là-bas. Quand ils vont à la guerre – et si le soleil luit sur eux – ils paraissent si brillant que personne ne peut les regarder…" C’est attirés par la vision d’un tel eldorado que partiront, à la fin du XVe siècle, les grands conquérants.
L’Anglais Ranulph Higden, auteur d’un Polychronicon qui se veut description du monde, affirme que les antipodes ne peuvent être habitables, « car aucune connaissance qui nous vienne des livres d’histoire n’atteste ce fait ». C’est la référence aux sacro-saintes "autorités" qui fait loi : cette démarche intellectuelle est caractéristique d’une époque profondément marquée par la scolastique thomiste. Mais il reste la capacité d’émerveillement : "La nature, riche en inventions, crée pour son plaisir des extravagances qui dépassent notre imagination."
L’océan Indien et l’Afrique orientale sont, pour les Européens du Moyen Age, une zone de mystère, un "jardin fermé" qui exerce, tout à la fois, la fascination du paradis et celle de l’enfer, un monde de ravissements et de cauchemars. La Bible dit bien que du paradis sortent quatre grands fleuves : le Nil procède, bien sûr, de l’un d’entre eux. Europe, Asie et Afrique du Nord sont identifiées comme les trois parties du monde, enserrées par l’océan périphérique. Mais, écrit Vincent de Beauvais, il existe une quatrième partie au-delà de l’océan intérieur, au sud, "qui nous est inconnue par suite de l’ardeur du soleil".
Monde clos, l’univers de l’océan Indien est un domaine réservé qui fascine d’autant plus les Occidentaux qu’ils n’y ont pas accès, du fait de la barrière des déserts et du verrouillage de l’isthme égyptien par les Mamelouks. Il faut dire, d’ailleurs, que certaines informations qu’auraient pu communiquer quelques rares marchands étaient tenues farouchement secrètes, pour éviter la concurrence de confrères alléchés.
Ce monde, rêvé, est celui de la démesure, de l’exubérance. Les îles de l’océan Indien, au nombre de 5.000 selon Jean de Mandeville, sont, en fait, 10.000 pour Monte Corvino, 12.700 si l’on en croit Marco Polo, 20.000 chez Guillaume Adam. Tout, dans ce monde féerique est disproportionné. Telles la végétation tropicale, qui donne des forêts inextricables, des savanes sans fin habitées par des êtres intermédiaires, surréalistes – nous dirions aujourd’hui des "mutants". Ainsi ceux qui ont un corps d’âne, un arrière-train de cerf, une poitrine de lion, des pieds de cheval et une large bouche fendue jusqu’aux oreilles d’où sortent des vagissements de nouveau-né. Ou bien ces hommes sans tête, qui ont des yeux sur les épaules et, en guise de nez et de bouche, deux trous sur la poitrine. Ou encore ces hommes pourvus d’un œil au milieu du ventre, dont la fixité paralyse toute créature qui a l’imprudence d’approcher.
Ces êtres étranges vivent au sein d’une nature généreuse. Ses richesses sont sans limite, et il suffit de se pencher pour cueillir à profusion de quoi se nourrir, se désaltérer, se parer. Là où se trouvent des pays où il n’est pas nécessaire de travailler, où l’on a jamais faim – alors que l’Europe connaît, au XIVe siècle, le retour des famines –, où l’on n’a jamais froid, où l’air est parfumé par le jasmin, l’eau de rose, l’aloès : n’est-ce pas, vraiment, le paradis ? Dans les îles fortunées, Chryse et Argyre, le soleil engendre l’or par la seule force de sa chaleur. Les perles et les gemmes tapissent le fond des mers et meublent les repaires des oiseaux de proie, qui les ont emportées dans leur bec après les avoir prises sur le dos des poissons volants. Mais ces trésors sont inaccessibles. Gardés par des animaux monstrueux, au cœur d’un environnement impitoyable – la végétation devient prison mortelle pour l’imprudent voyageur ! – ils sont là pour exercer une tentation permanente, pour être le but qu’on ne peut atteindre, sinon par le rêve.
Le rêve de l’abondance est aussi celui de la libération – de toutes les formes de libération. Les tabous sont brisés lorsqu’on évoque ces pays lointains où règne la plus totale licence sexuelle. Le carcan mental imposé par le christianisme à l’Europe médiévale en matière de sexualité est – indirectement, mais efficacement – contesté par les descriptions idylliques de "sauvages" qui, à l’évidence ne connaissent pas le traumatisme mental qu’inflige l’idée du péché. La nudité – cette nudité jugée si infamante par les censeurs ecclésiastiques que sa représentation a été systématiquement bannie, en Europe, des œuvres d’art – est légitimée, dans les pays du lointain Sud, par le climat. Le roi du Malabar est décrit se déplaçant tranquillement nu, quelques grosses perles constituant sa seule parure.
D’autres interdits tombent : on considère comme normal que des peuples étranges se nourrissent sans se soucier de préparation culinaire. Ils vivent de la cueillette de baies, de fruits aux formes et aux couleurs étonnantes, mais aussi – et le lecteur occidental l’admet comme une évidence – de coprophagie et de cannibalisme.
Dans ces "mondes inversés", tout ce qui est prohibé en Europe devient un fait de nature paré de l’innocence originelle. Se profile ainsi, dès le XIVe siècle, le mythe du bon sauvage. Jean de Meung, dans le célèbre Roman de la Rose, chante la "vie de nos premiers parents", heureuses créatures qui ne connaissent pas encore la vie en société, source de toute corruption. Il y a là, quatre siècles à l’avance, des accents rousseauistes.
Dans un monde oriental naturellement vertueux se cachent les secrets de la régénération. En se baignant dans l’un des quatre fleuves qui sortent du Paradis terrestre, ou encore dans la fontaine de jouvence qui permet au Prêtre Jean de porter allègrement ses cinq cents ans d’âge, on peut retrouver, et préserver, une éternelle jeunesse. Rien n’est impossible aux pays qui abritent le phénix, l’oiseau sacré renaissant de ses cendres, et la licorne immaculée – cette licorne qui sera placée, en un geste votif, à la proue de tant de navires occidentaux.
Les rêveries de pseudo-géographes sont relayés par la littérature. Pétrarque, dans son De vita solitaria, décrit avec un bel optimisme les peuples de l’océan Indien : "Solitude, liberté, silence, calme et liberté d’esprit, sécurité, égalité des caractères, pas de cupidité, comme si leur mère la nature les allaitait d’incorruptibilité."
Gog et Magog
De telles perspectives séduisent jusqu’aux missionnaires : ces êtres sauvages qui se livrent, en toute innocence, aux joies impures du corps ne seront-ils pas spontanément séduits par la perspective de joies célestes autrement exaltantes ? Les bons pères qui iront moissonner des âmes dans les terres du Sud y découvriront, évidemment, des réalités plus amères…
Plus encore que le rêve africain, le rêve asiatique exerce une puissante fascination sur les imaginations médiévales. Jean de Mandeville découvre à ses contemporains les merveilles de l’Inde. Plus loin encore, à l’intérieur du continent asiatique, siègent des symboles redoutables. La mappemonde d’Esbtorf porte au-delà de l’esquisse très schématique des chaînes de montagnes de l’Asie centrale, un espace délimité par un mur crénelé, abritant deux étranges figures qui déchirent à pleines dents des quartiers de viande sanguinolente : ce sont Gog et Magog, se repaissant de chair et de sang humains. Au-dessus d’eux, la carte représente Adam et Eve, escortés par un serpent monstrueux, à plusieurs têtes, enroulé autour de l’arbre de la Connaissance. Le tout est dominé par un Christ triomphant.
L’Asie est la terre des Mongols, qui, explique le chroniqueur Mathieu Paris, sont le peuple de Gog et Magog. Ces créatures de Satan prennent leur plaisir à dévaster, à piller, à brûler, à violer. Ces monstres sucent le sang de leurs victimes – on reconnaît la force du mythe du vampire –, mangent hommes et chiens tout crus sans même prendre la peine de les tuer préalablement. Mathieu Paris, qui cherche une origine plausible à de tels monstres, estime doctement qu’ «on peut croire que ces Tartares sont les dix tribus qui ont méprisé la loi de Moïse, les sectateurs du Veau d’or, ceux qu’Alexandre le Macédonien s’efforça d’enfermer dans les montagnes sauvages de la mer Caspienne ». Ce qui n’empêchait pas quelques fins politiques, en Europe, d’envisager une alliance avec ces barbares, contre l’Islam, qui serait ainsi pris en tenaille…
Le royaume du froid
Afrique et Asie ne sont pas les seules terres de rêve. Les hommes du Moyen Age voient volontiers dans l’extrême nord de l’Europe un pays tout aussi magique que l’extrême sud ou de l’extrême est du monde. Dans ce royaume du froid vivent les peuples hyperboréens. On connaît mal les Lapons. Une Historia Norvegie, du XIIIe siècle, leur accorde la paternité des skis : "Ils attachent des planches de bois lisses sous leurs pieds, avec lesquelles ils peuvent galoper (sic) en transportant leurs femmes et leurs enfants sur des neiges épaisses, plus vite que les oiseaux."
Au-delà vivent les Amazones, les Cyclopes, dans un pays perpétuellement obscur, où l’océan est soit figé par la glace, soit parcouru de courants si violents qu’ils emportent irrésistiblement les embarcations vers des abîmes sans fond.
L’île sans nuit
Il existe, cependant, au milieu de ces désolations, une insula perdita, une "île perdue", qui est aussi l’île du bonheur, où il ne fait jamais nuit. Cette île est celle où saint Brandon, abbé d’un monastère irlandais, a accosté avec ses dix-sept moines, au VIe siècle, à l’issue d’une extraordinaire odyssée. Pendant sept ans, le saint homme et ses compagnons ont erré sur une embarcation très fragile, sans gouvernail et sans vivre. Ayant cru trouver une île, ils débarquèrent pour célébrer la messe de Pâques. Mais, au milieu de la cérémonie, l’île frémit. Elle n’était, en fait, que le dos de la baleine géante Sascondus, qui cherche depuis le début du monde à se mordre la queue. Rembarqués en hâte, les moines finirent par rencontrer des oiseaux dotés de la parole qui les conduisirent jusqu’à l’ "île perdue". On voit surgir, dans ce fantastique pseudo-chrétien, l’antique thème des îles Fortunées et le symbole païen de l’homme qui comprend, grâce à sa sagesse, le langage des oiseaux.
L’image que se font les hommes du Moyen Age des mondes inconnus est, ainsi, le fruit d’un syncrétisme où se mêlent souvenirs des mythologies païennes, obsessions bibliques et fantasmes d’un monde idéal, libéré des tabous chrétiens.
- Le christianisme et l’argent
- Le camarade charpentier
- L’Islam contre l’Europe
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- L’histoire asservie par l’idéologie
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- L’apostasie de l'Empereur Julien
- 1794 : Le génocide Vendéen