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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Saint-Loup, Face nord.
Henri Vincenot, Les étoiles de Compostelle.
Jean Mabire, La torche et le glaive.
Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens.
Jean Haudry, Les Indo-Européens.
Jacques Benoist-Méchin, Frédéric de Hohenstaufen.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.
Jean Giono, Le chant du monde.
Homère, L’Iliade.
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Eléments – N°39 – Eté 1981
Bambous et ceps de vigne sauvage ploient sous la neige. Les lacs de cratère sont figés par une glace d'un bleu laiteux. Du Pacifique arrivent des bourrasques soudaines, qui flagellent les résineux avant de se jeter, plus haut, sur les pitons volcaniques, noires sentinelles qui dominent de leurs mille mètres l'océan gris. L'île de Sakhaline monte la garde, à l'extrême Est de l'empire russe.
Cette terre est un symbole. Séparée du continent asiatique par la Manche de Tartarie ‑ détroit de sept kilomètres ‑ elle est le point d'aboutissement de la longue "marche vers l'Est" qui a conduit les Russes à bâtir un empire recouvrant, à la surface de la planète, le sixième des terres émergées. Un empire admiré ou craint, enraciné dans une histoire tourmentée et qui possède sans doute la clé de l'avenir du monde. "C'est, note Georges Bortoli (1), l'empire des terres, enfoncé dans deux continents, loin des mers libres et des vents tièdes mais y aspirant patiemment. L'empire des plaines, gelées ou brûlantes, grasses ou arides, mais toutes sans frontières, sans limites : tout envahisseur peut y entrer, toute invasion en partir. Dix fois il a failli disparaître, pillé par des conquérants plus forts ou plus riches (...) Chaque fois ce pays dévasté repart, l'esprit de résistance se transformant en esprit de conquête, la méfiance devant l'étranger destructeur poussant à annexer toujours plus de terrain, plus de bastions, plus de glacis protecteurs".
Née à Kiev, des œuvres de ces Vikings tourmentés par le démon de l'aventure que l'on appellera ici des Varègues, la Russie a vécu pendant des siècles sous la menace permanente des envahisseurs venus d'Asie. On ne peut comprendre la Russie actuelle si on ne sait ce qu'elle a dû subir de destructions et d'humiliations des petits hommes jaunes issus de l'Est. La mémoire collective du peuple russe est encore marquée, impressionnée par les images des invasions tatares. Villes incendiées dont tous les habitants sont égorgés, massacre systématique des prisonniers : partout où passent les Tatars il n'est que terreur et désolation. En 1238, dans la ville de Vladimir, alors capitale de la Russie, le prince et tous ses guerriers ayant été tués, la princesse, ses enfants, l'évêque et une foule de civils se réfugient dans l'église. Baty, petit-neveu de Gengis Khan, ordonne d'y mettre le feu. Insensible aux hurlements et à l'abominable odeur des chairs brûlées, il attend qu'il n'y ait plus qu'un monceau de cendres avant d'aller faire subir le même sort aux villes de Souzdal, Rostov, Riazan, Iaroslavl. A Kazelsk, dont les habitants se battent au couteau avant de succomber sous le nombre, des flots de sang coulent dans les rues. Même les nourrissons n'ont pas été épargnés.
L'approche de l'armée mongole, c'est l'annonce de l'apocalypse. «Revêtus de lourdes plaques de fer percées de trous et attachées ensemble par des courroies, coiffés de casques de fer ou de cuir dur laqué, surmontés de crêtes en crin de cheval, les guerriers mongols étaient montés sur de petits chevaux asiatiques, dont le poitrail, le cou et les flancs étaient recouverts de cuir rouge et noir. Progressant avec la rapidité de l'ouragan, l'armée mongole s'avançait à travers la steppe en dévastant tout sur son passage. A sa tête se trouvaient les noions ou chefs de division, les orkhons, ou commandants de corps d'armée, les tarkhans ou maréchaux d'Empire, et les orluks, ou faucons, princes du sang impérial. Ils étaient commandés par Baty, créateur et maître suprême de la Horde d'or. Sur son feutre blanc relevé, flottaient des plumes d'aigle ; des bandes de drap rouge pendaient devant ses oreilles, comme les cornes d'une bête. Son manteau de zibeline noire aux longues manches était retenu par une ceinture faite de plaques d'or. Les officiers de la Horde étaient vêtus de drap d'or et d'argent, couverts de manteaux de zibeline et enveloppés de peaux de loup gris‑argent destinées à protéger leurs parures.
L'armée mongole était la plus meurtrière qu'on eût connue par sa mobilité foudroyante, son esprit offensif et son mépris de la mort. La seule annonce de son approche suscitait une terreur indescriptible. Celle-ci faisait place à la panique, lorsqu'on voyait apparaître à l'horizon les étendards de la horde, portant, sur un fond de soie noire, des fémurs de mouton disposés en croix. Leur aspect était rendu plus hallucinant encore par des nuages de fumée s'échappant en tourbillons de pots à feu portés par des hommes en robes longues. Une musique stridente et monotone accompagnait la horde, faite par des musiciens soufflant dans des tibias de jument ou battant des cymbales de bronze» (2).
Les percepteurs du Khan tatar mettent en coupe réglée les populations russes. Une vieille chanson dit : "Qui n'a pas d'argent, il lui prend son enfant, Qui n'a pas d'enfant, il lui prend sa femme, Qui n'a pas de femme, il l'emmène en esclavage" (3).
Il faut attendre 1380 pour que, à la bataille de Koulikovo, sur les bords du Don, les Mongols subissent leur première défaite. Grâce à Dimitri, grand‑prince de Moscou, et à ses guerriers, la Russie reprend confiance en elle : "Les soirs d'hivers, dans les isbas cernées par la neige, des générations de conteurs chanteront les hommes blancs et blonds morts vainqueurs sur les bords du fleuve, un jour brumeux de septembre" (4).
Pendant deux siècles encore il faudra mener des combats défensifs, sans cesse recommencés. Mais, en 1552, Kazan, l'une des capitales Tatares, sur la Volga, est prise par les troupes du tsar Ivan IV ‑ Ivan le Terrible (ou le Redoutable). Le temps de la défensive est passé, voici celui de l'offensive. Une offensive qui va vite dépasser l'Oural, grâce aux cosaques.
Installés sur les marges de la Russie, vers le Don, l'Oural, la Caspienne, le Caucase, les cosaques seront l'aile marchante de la conquête en Sibérie. Paysans échappés à la tyrannie d'un maître trop dur, condamnés en délicatesse avec les autorités, aventuriers de tous poils, les cosaques ont constitué des communautés guerrières très attachées à leur indépendance et à leurs traditions. Dès le XVe siècle, les cosaques forment le fer de lance de la puissance militaire russe. "Cette population flottante de la zone frontière, sans doute à l'origine mi‑turque mi‑slave, mais bientôt russifiée par l'arrivée de paysans fuyant et cherchant dans ces régions contestées la liberté et de nouveaux moyens d'existence" (5), constitue, pour le pouvoir russe, une précieuse force d'intervention, encore que difficile à contrôler de très près. Pratiquant l'agriculture et un commerce souvent confondu avec le pillage, les cosaques vivent surtout par et pour la guerre. Leur papakhamagaika (fouet) donnent à ces fiers cavaliers une silhouette que les indigènes de Sibérie apprendront vite à redouter. (bonnet en peau de mouton noire), leur long fusil, leur sabre et leur
En 1579, le pas décisif est franchi. A l'appel des Strogonov ‑ riches négociants qui ont reçu du Tsar concession de deux millions d'hectares aux confins de l'Oural ‑ les cosaques se lancent vers l'Est. Derrière les Atamans, c'est tout un peuple qui s'ébranle, avec armes, bagages femmes et enfants. L'Oural est atteint au solstice d'été. Bon signe pour ces hommes dont l'âme est habitée, sous un vernis chrétien, par d'ancestrales croyances païennes (6).
Leur chef, Ermak, les entraîne à travers la forêt sibérienne. Les bêtes à fourrure y abondent : petit‑gris, renard, castor, martre, zibeline. De quoi faire vite fortune. Mais il faut d'abord refouler les peuples dispersés à travers cette immensité, Kalmouks, Bachkirs, Ostiaks, Samoyèdes. Tous obéissent aux Tatars. Il faut donc frapper à la tête.
Les barques à fond plat permettent de progresser rapidement, en utilisant les sinueuses rivières sibériennes. Des camps de yourtes en feutre sont enlevés facilement. Mais c'est au prix de rudes combats, où leurs mousquets font merveille, que les cosaques enlèvent la capitale du Khan Koutchoum, Kachlyk, qui recevra bientôt le nom de Tobolsk, en devenant le chef-lieu de la Sibérie occidentale russifiée. Les bassins de l'Irtych, de la Tobol, de l'Ob, riches en métaux et ‑ on le saura bien plus tard ‑ en pétrole, s'ouvrent aux conquérants. Des forts de rondins sont construits, jalonnant la piste qui s'enfonce, toujours plus loin vers l'Est, et que tracent trappeurs, paysans et cosaques. Des villes forteresses sont construites, pour marquer les grandes étapes de la progression : Tomsk en 1604, Yenisseisk en 1618, Yakoutsk en 1632, Okhotsk en 1647. Il faut trente ans aux cosaques pour parcourir les 4 500 kilomètres qui séparent la région de Tomsk des rivages du Pacifique.
Ermak, le chef cosaque, a disparu en 1585, au cours d'un combat contre les Tatars. Symbole de la grande aventure sibérienne, son nom sera chanté par les chroniqueurs : "Souvenons‑nous, frères, du brave et vaillant guerrier, du merveilleux, du courageux, du grand combattant Ermak Timofeevitch de la Volga, ataman cosaque, et de sa droujine (7) admirable, vaillante, disciplinée. Donnons‑lui louange et disons : à Ermak Timofeevitch souvenir et repos éternel !"
En 1652 l'ataman Khabarov descend le fleuve Amour et se heurte aux Chinois, auxquels il livre bataille. Voici deux empires face à face. Un face à face qui durera, sur l'Amour, jusqu'à nos jours.
Cependant, sur la frontière sud de la Sibérie, un véritable limes (limija) cosaque a été implanté au XVIIIe siècle : "De la Caspienne à l'Altaï, une ligne militaire ininterrompue, adossée à l'ouest sur le fleuve Oural et à l'Est sur l'Irtys, séparait la Sibérie de l'Asie des steppes et en protégeait le peuplement" (8).
A l'abri de ce limes, les pionniers russes se sont implantés en Sibérie. L'Etat fait appel aux volontaires. L'attrait d'un monde nouveau est puissant. L'usage veut, en Sibérie, que la possession du sol soit reconnue au premier qui le retourne. Les conquérants n'hésitent pas, du coup, à s'établir fort loin les uns des autres, pour se tailler des domaines incontestés. L'Altaï, "le pays des eaux blanches", accueille ceux qui ont fui la Russie d'Europe pour des raisons religieuses, "vieux croyants" et schismatiques. En Sibérie, c'est bien connu, on peut se frayer son chemin "la hache à la main et un sac de semence sur l'épaule". A partir du XVIIe siècle les déportés politiques vont grossir les troupes d'émigrants.
Le pays est immense et dur. Le tiers du territoire sibérien est situé au‑delà du cercle polaire, et ne connaît que la banquise ou la toundra. Le mercure gèle dans les thermomètres, le fer des haches devient fragile comme verre, les arbres éclatent avec un bruit sec, fendus par le gel. Plus au sud, et sur la moitié du pays, règne la taïga, la noire forêt où se côtoient sapins, mélèzes, pins et cèdres. Puis vient la steppe, pays du bouleau et de la terre grasse, lœss ou tchernoziom, qu'affectionnent les paysans.
Grands espaces, où s'exalte l'âme russe. "Partir, partir là‑bas, chante Tourgueniev (9), gagner les champs fertiles, où s'étend le velours de la glèbe infinie, où le seigle, aussi loin que se portent les yeux, se déploie mollement en vagues ondulantes, où la mate blancheur des nuées arrondies laisse percer un rayon lourd et jaune...".
L'artère vitale, c'est le grand "trakt de Moscou", la grande route intercontinentale commencée au XVIIe siècle. Les convois de thé, de soieries, d'alcools et de porcelaines y croisent les colonnes de forçats. Ce ruban de terre ne s'arrête qu'au Pacifique. Il est relayé, au XXe siècle, par le Transsibérien, construit de 1892 à 1902. Aujourd'hui, c'est le BAM qui "porte l'espérance du peuple soviétique" (10). La voie ferrée "Baïkal‑Amour‑Magistrale" va doubler, sur trois mille deux cents kilomètres, le Transsibérien, à six cents kilomètres plus au nord. Les divisions de l'Armée Rouge qui campent sur l'Amour misent beaucoup sur ce cordon ombilical. Car la Sibérie, prodigieux entrepôt dé richesses naturelles (11), est un enjeu majeur dans le jeu géopolitique mondial. Enjeu matériel. Mais peut-être aussi, et surtout, enjeu spirituel : on peut se demander si ce n'est pas en Sibérie ‑ cette Sibérie qui a marqué si profondément l'âme russe et où se sont forgées les plus jeunes générations des officiers de l'Armée Rouge ‑ que se prépare une révolution mentale que bien peu soupçonnent.
"L'Europe viendra réellement frapper à notre porte, écrivait en 1876 Dostoïevski, pour que nous nous levions et allions chez elle sauver l'ordre" (12). De son côté, Ernst Jünger assurait, en 1948 : "La révolution russe est à la veille d'une transfiguration, et bien des signes annoncent que le bouleversement technique et politique de ses débuts s'achèvera sur le plan métaphysique" (13).
Pendant la seconde guerre mondiale, le culte de la patrie, de la terre russe, a été un puissant motif de mobilisation militaire et psychologique du peuple russe. Les grands affrontements mondiaux qui se préparent vont provoquer des bouleversements dont l'histoire de l'humanité n'a sans doute pas connu l'équivalent. Or, remarque Sombart, "ce n'est pas dans l'équilibre du monde bourgeois, mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions" (14).
Peut-être est‑ce sur les côtes de l'île de Sakhaline, battues par les vents, que se jouera le destin du monde.
1 - Georges Bortoli, Douze Russes et un empire, Robert Laffont, 1980.
2 - Benoist‑Méchin, L'Ukraine, Albin Michel, 1941.
3 - Georges Bortoli, op. cit.
4 - Ibid.
5 - Roger Portal, Les Slaves, A. Colin, 1965
6 - "Quand le cinéaste Tarkovski nous montre dans son film André Roublev, un village de Russie centrale célébrant, vers l'an 1400, une fête païenne ‑ guirlandes de torches dans la nuit, cymbales et chants magiques, sarabandes de filles nues, guirlandes jetées à l'eau ‑, il n'invente rien. Les vieux textes dénoncent abondamment la persistance du paganisme au fond de la forêt russe. Jusqu'à l'époque moderne, les villageois redouteront la «Roussalka» aux cheveux d'or qui attire au fond des eaux, dans son palais de cristal, l'homme trompé par sa beauté. Les moujiks révéreront sans le savoir en saint Blaise, protecteur des troupeaux, l'ancien Vélès, dieu du Soleil. Et c'est au même Vélès que les Russes rendent aujourd'hui un hommage involontaire lorsque, pendant la semaine grasse qui précède le carême de Pâques, ils se régalent de "blini" à la rondeur solaire, généreusement arrosés de beurre fondu". G. Bortoli, op. cit.
7 - Troupe.
8 - François‑Xavier Coquin, La Sibérie, Institut d'Etudes Slaves, 1969.
9 - Tourqueniev, Mémoires d'un chasseur, Gallimard, 1981.
10 - Alfred Max, Sibérie ruée vers l'Est, Gallimard, 1976.
11 - Ibid.
12 - Cité par Paul Morand, L'Europe russe, Presse édition, 1948.
13 - Ernst Jünger, La Paix, La Table Ronde, 1948.
14 - Sombart, L'Europe et l'Ame occidentale.
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Le Choc du mois – N°40 – Mai 1991
Les racines de l'influence germanique en Europe de l'Est remontent au Moyen Age, période de la conquête des territoires slaves et de christianisation de leurs populations. De l'utilité de l'histoire pour comprendre l'actualité la plus brûlante.
Fait majeur de notre temps ‑ et signe des temps ‑, la réunification de l'Allemagne réveille de vieilles frilosités. Certains, en effet, s'inquiètent : l'aigle germanique ne risque-t-il pas de reprendre son vol ? Et d'attirer, entre ses serres, ces peuples d'Europe centrale et orientale qui, tout à la fois grisés par des rêves d'indépendance en passe de devenir réalité, et confrontés aux dures exigences d'économies à reconstruire, peuvent être tentés de trouver accueillant le giron allemand ? Et, du coup, ne risque-t-on pas d'aller à grands pas vers une Europe sous hégémonie allemande ‑ les vaincus de 1945 réussissant à imposer la loi du mark, grâce à leur écrasante supériorité économique, là où avaient échoué les panzers ? L'histoire ne serait-elle pas un éternel recommencement, puisque, depuis quinze siècles, germanisme est synonyme d'impérialisme ?
Ce catastrophisme fantasmatique se nourrit de vieux clichés, entretenant une vision manichéenne de l'Histoire : depuis 1870, les "bons esprits" n'ont pas manqué pour opposer les finesses de la civilisation latine et la grossière barbarie germanique. Aussi est-il réconfortant de découvrir, chez un historien digne de ce nom, la volonté de s'affranchir des vieux épouvantails. Avec d'autant plus de mérite que cet historien, Charles Higounet, aurait eu de bonnes raisons de nourrir quelque acrimonie anti-allemande : prisonnier de guerre, en 1940, il a découvert la Haute Silésie contre son gré, dans le cadre d'un Oflag. Mais il a réagi aux coups du sort, en homme de savoir et de réflexion : médiéviste, il s'est attelé, grâce aux possibilités de lecture accordées aux officiers prisonniers, à une étude de l'implantation allemande en Silésie au cours du Moyen Age. Puis, ce passionné de géographie historique a élargi le champ de son étude. Une étude prolongée, bien après son rapatriement sanitaire, en 1943... puisque pendant quarante ans Charles Higounet a accumulé une riche documentation, intégrant les travaux des chercheurs tant slaves qu'allemands. Il en est né un ouvrage de première valeur, paru en 1986 sous le titre Die deutsche Ostsiedlung im Mittelalter. Ce n'est qu'en 1989 que parut l'édition française, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, près la disparition de son auteur. Celui-ci aura eu l'immense mérite de nous apporter une étude aussi sereine que bien informée sur un phénomène-clef de l'histoire de l'Europe : la pénétration et l'installation de populations germaniques dans des régions qui en ont gardé une profonde et durable empreinte, au plan de la culture et de la civilisation.
Germains et Slaves face à face
Au début du Moyen Age, l'Elbe délimite les zones de peuplement germanique, à l'Ouest, et celles de peuplement slave, à l'est. Hormis quelques épisodiques confrontations, un statu quo est, globalement, observé entre le VIe et le VIIIe siècles. La politique conquérante de Charlemagne, qui l'amène à soumettre la Saxe au prix d'une interminable guerre à forte allure de génocide, met le monde carolingien en contact avec les Slaves. Pour leur imposer le respect des limites de son empire, Charlemagne conduit plusieurs expéditions au-delà de l'Elbe, de la Saale et des forêts bohémiennes, en créant des points d'appui militaires pour constituer une défense avancée.
Cette politique, poursuivie sous Louis Le Pieux, se couvre ‑ c'est traditionnel chez les Carolingiens ‑ d'une justification religieuse : il faut gagner à la vraie foi de malheureux peuples encore plongés dans les ténèbres du paganisme. Ainsi ont lieu de premiers essais de colonisation et d'évangélisation ‑ ce jumelage devant rester, par la suite, une caractéristique fondamentale de la politique d'expansion du germanisme. Ansgar, nommé par le pape Grégoire IV archevêque de Hambourg en 831, reçoit du même coup les pouvoirs de légat apostolique dans "le pays des Slaves"... à charge pour lui de se tailler son ressort, en terre païenne. Au sud-est, les Bavarois, sur le pas des armées franques, font pénétrer le christianisme chez les Slovènes.
Louis le Germanique, petit-fils de Charlemagne, a une active politique orientale. Il charge Liudolf (dont le nom signifie "celui qui appartient au peuple des loups") de veiller sur les confins orientaux de la Saxe ‑ et de ce "loup" sortira la maison royale, puis impériale de Saxe. Au sud-est, de premiers efforts de colonisation sont entrepris au-delà de l'Enns. Mais la décadence du système carolingien s'accompagne de dures contre-attaques slaves et des dévastations de grande ampleur accomplies par les Magyars, venus des confins de l'Asie. Ceux-ci ne seront contenus, puis repoussés, que par le petit-fils de Liudolf, Henri Ier l'Oiseleur (916‑936), qui prépare la voie à la décisive victoire du Lechfeld (955) remportée par son fils Ottin ler ‑ une victoire qui permet à ce dernier de restaurer l'Empire au profit de la maison de Saxe, en 962.
La ligne Elbe-Saale-Enns, qui avait risqué de céder sous les pressions slaves et magyares, n’est plus, désormais, un point d'arrêt mais bien plutôt une base de départ pour le Drang nach Osten (la "marche vers l'Est"). En créant une efficace cavalerie lourde, Henri l'Oiseleur a forgé l'arme décisive de la pénétration germanique. Après 965, Otton organise en marches (glacis frontaliers) les pays conquis au-delà de l'Elbe. Mais ses fils et petit-fils, Otton II et Otton III, sont trop fascinés par leur politique italienne pour consacrer au front slave tous les efforts nécessaires. Vers l'an 1000, l'Elbe est redevenue la fragile frontière du germanisme.
Albert l’Ours et Henri le Lion
Au XIe siècle, la lutte contre la papauté mobilise toute l'énergie de l'empereur Henri IV (1056‑1106). Le scénario est toujours le même : dès que les empereurs, polarisés par les affaires italiennes, sont, du coup, contestés par certains féodaux allemands, les Slaves en profitent pour reprendre l'offensive. C'est seulement à partir de 1125 que le duc de Saxe Lothaire de Suipplimbourg, devenu empereur, relance la marche vers l'Est : il ne cède pas, lui, au mirage italien (lié au thème d'un "empire universel") et comprend que l'avenir allemand est à l'Est, non au Sud. Il est suivi par un hardi féodal, Albert l'Ours, qui doit à ses conquêtes le titre de margrave de Brandebourg (germe d'un Etat dont devait sortir l'Allemagne des temps modernes). A la génération suivante, Henri le Lion, le puissant rival de Frédéric Barberousse, pousse ses pions en Mecklembourg. Frédéric, lui, agit en Silésie.
Au XIIIe siècle, le germanisme a atteint la Baltique, l'Oder et la Leitha, englobant les territoires qui s'étendent du Holstein à l'Autriche : Schwerin, Mecklembourg, Brandebourg, Misnie, Lusace. Les entreprises conquérantes des souverains et des féodaux ont ouvert la voie aux paysans et aux artisans. Mais aussi aux moines.
Colonisation et christianisation
L'évangélisation des Slaves s'est faite sans douceur. En 1108, l'archevêque de Brême et les évêques de la province de Magdebourg n'hésitent pas à lancer un appel à la croisade contre les païens de l'Est, en promettant le salut aux croisés... mais aussi en les appâtant avec des promesses plus tangibles : "Ces païens sont très cruels, mais leur terre est très bonne : elle est riche en viande, en miel, en grains, en volaille, et si on la travaille bien, aucune autre ne peut lui être comparée... 0 Saxons, Francs, Lorrains et Flamands, ici vous pourrez sauver vas âmes et, s’il vous plaît, acquérir la meilleure des terres pour y habiter ".
En 1147, nouvel appel à la croisade. Lancé cette fois-ci par la plus haute autorité spirituelle de l'époque. Saint Bernard, en effet, voyant le peu d'enthousiasme que manifestaient l'empereur Conrad III et la noblesse allemande pour entendre ses appels enflammés en faveur de la croisade d'Orient (la seconde), se rabat sur une nouvelle proposition : la croisade du Nord, contre les Wendes ; aura le même prix spirituel que le pèlerinage armé en Terre Sainte... II n'y a, affirme le saint homme, que deux solutions : "l'extermination ou la conversion". Il est entendu : Albert l'Ours amène 60.000 hommes, Henri le Lion 40.000. De nombreux baptêmes seront obtenus. Mais, à vrai dire, ni très sincères ni très durables.
Plus efficace, en fait, s'avère l'entreprise de colonisation des moines défricheurs. Si, dès la fin du Xe siècle, les bénédictins s'implantent en Bohème et en Pologne, ce sont les cisterciens et les prémontrés qui vont fournir les gros bataillons. Au début du XIVe siècle, soixante-dix abbayes cisterciennes jalonnent les territoires s'étendant de l'Elbe aux confins orientaux de la Pologne. La plupart sont filles ou petites filles de Miromond, quelques-unes sont issues de la maison-mère de Clairvaux. Les prémontrés alignent un nombre comparable de fondations. Créé en 1120 par Norbert, fils du comte de Xanten, ce nouvel ordre a un caractère spécifiquement allemand. Saint Norbert appelé à occuper le siège épiscopal de Magdebourg (1126‑1131), ses disciples multiplient les fondations en Brandebourg, puis dans les pays tchèque et morave. Au XIIIe siècle, franciscains et dominicains interviennent à leur tour, pour catéchiser les derniers îlots de résistance.
L'action missionnaire devant s'appuyer sur une logistique, les abbés, ayant souvent reçu en donation des terres incultes, ont besoin de bras pour mettre en valeur forêts et marécages. Les évêques des diocèses orientaux calculent, eux, que l'augmentation du nombre des nouvelles tenures entraînera la croissance du revenu des dîmes. On constate donc, sans étonnement, que les appels à la colonisation ont souvent été lancés par des autorités ecclésiastiques.
Les margraves ont cependant, eux aussi, cherché à attirer les colons, pour étayer leur emprise sur les pays conquis grâce à de solides noyaux de populations allemandes, au milieu de zones ethniques slaves.
Il faut noter ici que les migrations qui ont porté vers l'Est, aux XIIe et XIIe siècles, paysans et artisans allemands (mais aussi flamands et hollandais) doivent être replacées dans le cadre du vaste essor démographique que connut l'Europe, à cette époque. Essor provoquant les grands défrichements, à l'intérieur des pays d'Europe occidentale, mais aussi les aventures conquérantes des Normands en Méditerranée ou les migrations de Français du Midi, partis peupler et coloniser en Espagne les espaces reconquis sur les musulmans. La faim de terre a même un rôle dans le succès de la première croisade puisque, si l'on en croit le chroniqueur Robert le Moine, nombre de Français ont répondu à l'appel d'Urbain II "parce que la terre qu'ils habitaient était trop étroite pour leur nombre et pas assez productive pour ceux qui la cultivent".
En Europe centrale et orientale, le mouvement de colonisation germanique s'est porté sur les grandes zones, aux sols souvent difficiles, laissés inoccupés par les Slaves. De vastes forêts, de grandes étendues de friches séparent en effet les territoires mis en valeur par les Slaves. L'installation des Allemands n'a donc pas été forcément ressentie comme une usurpation. Bien plus, certains princes des grandes maisons slaves n'ont pas hésité à faire appel à la colonisation, bien conscients qu'ils étaient des avantages matériels qu'ils retireraient de l'installation des paysans occidentaux. Ainsi, en Bohême, les Premyslides favorisent la venue de marchands allemands à Prague, puis permettent aux Cisterciens et Prémontrés de recruter des paysans de l'Ouest pour défricher les régions montagneuses; même chose en Pologne et en Hongrie, où les mineurs allemands sont très appréciés.
Les transformations de la société et de l'économie rurale, aux XIIe et XIIIe siècles, ont favorisé le mouvement d'émigration vers l'Est. La pression démographique provoquant le morcellement des tenures et l'affaiblissement des revenus des seigneurs fonciers poussèrent ceux-ci à imposer aux paysans de nouveaux contrats de métayage et de fermage. Incapables de faire face à ces obligations, les paysans les plus modestes hésitèrent peu à partir vers l'Est, où le front pionnier était plein de promesses pour les audacieux.
Sous l’emblème de la croix noire
L'aire de la colonisation germanique a été considérable : Holstein et Lauenbourg, terres d'entre Saale et Elbe, le Brandebourg et ses marches, les pays de la Baltique (Mecklembourg et Poméranie), l'Autriche et les pays alpins, Bohême, Moravie et Sudètes, la Silésie, les pourtours de la Hongrie (Moldavie), la Pologne, la Prusse, la Livonie. Avec, pour ce dernier pays, le rôle déterminant joué par les ordres militaires germaniques : le cistercien Théodoric fonde en 1202 l'ordre des chevaliers Porte-Glaives, recruté en Westphalie, en Allemagne moyenne et au Holstein. Le Pape lui donne la règle de l'ordre du Temple. En 1237, les Porte-Glaives sont intégrés à l'ordre des teutoniques, dont le grand-maître Hermann von Salza entend protéger les marchands allemands de Riga (fondée en 1210), vite devenue grande place du commerce hanséatique vers le nord-est, tandis que se développait aussi Reval (Tallin).
L'ordre à la croix noire quadrille le plat-pays d'une soixantaine de forts châteaux, tandis qu'une ligne de points fortifiés ouvre la frontière orientale. Les heurts avec les Lituaniens sont fréquents et sanglants : en Livonie, sur 20 maîtres de l'ordre teutonique, au XIIIe siècle, 6 sont tombés en combattant les Lituaniens.
En Estonie et en Lettonie, une aristocratie terrienne d'origine allemande crée de grands domaines, en prenant souvent comme noms de famille des noms locaux (les Wrangel, les Uxküll). Ce qui illustre bien le syncrétisme qui, au plan de la civilisation et de la culture, caractérise l'insertion des Allemands dans les pays slaves et baltes.
La présence allemande se manifeste d'abord dans les paysages. II en reste aujourd’hui de nombreuses traces dans la morphologie des villages et des forages. Les colons allemands ont reçu, lors de leur installation, des lots de terre offerts à la mise en valeur : le manse (appelé Hufe en terre germanique), est l'unité de tenure seigneuriale et correspond, en principe, à la quantité de terre nécessaire à la subsistance d'une famille. Il a une étendue moyenne de 16 à 28 hectares.
A part quelques régions, où l'installation a donné lieu à un habitat dispersé ou à des hameaux de quelques fermes en ordre irrégulier, la colonisation allemande orientale s'est essentiellement faite sous la forme d'habitats groupés villageois. Avec deux formes principales d'implantation : les villages-rue (Strassendörfer) et les villages à place centrale (Angerdörfer). Le village-rue aligne ses maisons des deux côtés d'un chemin ; souvent, l'ensemble des habitations et des jardins adjacents est protégé vers l'extérieur par un fossé, des haies, voire un mur. Dans l'Angerdorf, la rue axiale s'écarte en deux bras enserrant une place qui appartient à la communauté, avec un étang, une fontaine, quelques arbres, une pâture pour le petit bétail et, parfois, l'église et le cimetière.
Les Allemands apportent avec eux de nouveaux systèmes de culture, l'assolement triennal, un meilleur outillage (charrue), qui permettent de meilleurs rendements. Une nouvelle civilisation rurale en est née.
L'urbanisation de l'Est porte aussi l'empreinte germanique. Parallèlement aux progrès du front paysan, des villes nouvelles surgissent, dues à l'opiniâtre volonté d'un fondateur. La nouvelle communauté bénéficie de la concession de franchises et d'un droit urbain, Un urbanisme organique établit le, villes selon des schémas réguliers et géométriques, l'axe de l'activité urbaine étant la place du marché, le Markt. En bien des cas, les Allemands ne sont pas fondateurs, mais leur arrivée donne au développement urbain une impulsion décisive. C'est le cas à Gdansk-Danzig, où l'installation des chevaliers teutoniques en 1308 provoque un afflux d'immigrants allemands ; les Teutoniques élèvent un puissant château en 1340, développent une nouvelle ville à côté de l'ancien noyau, planifiée autour de son hôtel de ville, édifient une solide enceinte pour protéger greniers et entrepôts alignés au cordeau sur les rives de la Motlava. Du coup, la cité a sa place, à partir de 1361, au conseil des villes hanséatiques.
Au plan intellectuel et artistique, aussi, la colonisation allemande a porté ses fruits. Le développement d'écoles et d'universités (la plus ancienne, Prague, est fondée en 1348) a lancé un trait d'union entre l'Ouest et l'Est de l'Europe, en faisant circuler un fonds culturel commun. L'imposante Marienkirche de Danzig, les hautes flèches de Riga et de Reval, les puissants hôtels de ville avec leur beffroi, les halles, les greniers, les murailles et les tours témoignent d'un art de la Baltique où l'utilisation de la brique apporte une signature très originale, d'une sévère majesté.
Les "casernes monastiques" qu'étaient les châteaux des teutoniques ont, eux aussi, marqué durablement le paysage ‑ celui de Marienbourg, résidence des grands maîtres à partir de 1309, étant en soi tout un symbole.
En dressant, au-delà des passions circonstancielles, un bilan serein de la marche vers l'est des Allemands, Charles Higounet a voulu montrer qu'il y a là un épisode décisif de l'histoire de l'Europe. Un épisode qui a permis ‑ c'est la conclusion de ce grand médiéviste ‑ "d'enrichir la communauté européenne".
Charles Higounet, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, Aubier, 1989.
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Union soviétique : la revanche des peuples
Oubliés les Juifs soviétiques qui réclamaient autrefois des visas pour Israël et que l'on retrouvait du côté de Brooklyn. Aujourd'hui, ce sont les Baltes, les Arméniens, les Géorgiens, les Ukrainiens ou les Moldaves qui ont entrepris de se battre, sur le sol de leurs aïeux, pour leur droit à l'identité. De quoi donner des cauchemars au directeur de Globe ! Ni le dogme internationaliste, ni la russification, ni les génocides ou les déportations staliniennes n'ont réussi à extirper les racines culturelles des cent nations qui font de cet immense empire un colosse aux pieds d'argile.
Il y a dix ans, Hélène Carrère d'Encausse posait une question majeure quant au devenir historique de l'URSS : est-ce là une puissance où le triomphe de "l'idéologie marxiste, qui affirme l'uniformité humaine" a éliminé le facteur national ? Ou n'est-ce pas plutôt "une puissance où la différence des nations prévaut toujours sur l'uniformité des idées" (1) ? L'actualité de ces derniers mois apporte une réponse éclatante à ces questions. L'URSS est en effet en train de redécouvrir ‑ non sans cahots ‑ la réalité de l'identité nationale : en Arménie, en Géorgie, dans les pays baltes, en Ukraine, en Moldavie, en Ouzbékistan, au Kazakhstan, les peuples se battent pour leur droit à l'identité.
Ce grand soubresaut est la conséquence directe de l'échec du modèle marxiste ‑ partout dans le monde, certes, mais d'abord et surtout au cœur de sa matrice historique, en URSS. Le vieux prophète Trotski, avec ses appels apocalyptiques à la révolution mondiale, avait tout faux... On assiste aujourd'hui à ce que Régis Debray appelle le retour du refoulé : "Une société qui voit s'évanouir chaque jour un peu plus l'avenir qu'on lui annonce depuis soixante-dix ans se retourne instinctivement vers son passé. Dans les couches formatrices d'une personnalité, le plus ancien est 30 le plus actif et le plus solide. La loi du retour (du refoulé) vaut pour les peuples comme pour les individus" (2).
Le combat identitaire, interne à l'URSS, est évidemment en relation directe, inévitable, avec l'évolution parallèle des pays du bloc de l'Est : ce qui se passe en RDA, en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie est et sera forcément influencé par l'attitude qu'adopteront les autorités soviétiques à l'égard des mouvements nationaux qui secouent l'URSS.
Sept millions d'Ukrainiens éliminés par Staline
A vrai dire, le problème des rapports entre identités nationales et système soviétique est aussi vieux que l'URSS elle-même.
Dès novembre 1917, le pouvoir bolchévique avait pris position, solennellement, dans une Déclaration des droits des peuples de la Russie : "Tous les peuples de la Russie jouissent de l'égalité et du droit de libre disposition allant jusqu'à la séparation (d'avec Moscou) et la création d'Etats indépendants". On sait ce qu'il en advint : l'Armée rouge imposa partout, par le feu et le sang, l'ordre bolchévique, centralisateur à outrance (3). Si on prend l'exemple, particulièrement significatif, de l'Ukraine, on constate que son autonomie ayant été supprimée dès le 24 décembre 1918 par décision du Conseil central des commissaires du peuple, l'Armée rouge dut mener de dures campagnes pour faire respecter ce diktat. La précaire existence de la République nationale ukrainienne prit fin en novembre 1920 et, note Benoist-Méchin, "pendant deux années tragiques, toute la région comprise entre la Vistule et le Caucase va être un unique brasier. Le tonnerre des arsenaux qui sautent, le crépitement des mitrailleuses, la rafale des pelotons d'exécution, les râles et les cris de torture des populations massacrées vont s'élever sur le ciel, portés par les lourds volutes de fumée des villes incendiées" (4). L'âpreté des affrontements s'explique par un lourd et vieux contentieux entre Russes et Ukrainiens (5).
La Russie a toujours eu de multiples raisons de vouloir contrôler l'Ukraine. Au plan de la symbolique historique, tout d'abord, puisque l'ancien territoire des Scythes (6) a été, au IXe siècle, le premier Etat russe, fondé par les Varègues (nom local donné aux Vikings), qui établirent leur capitale à Kiev. Ces fondateurs ont légué l'esprit de liberté aux cosaques qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, essayèrent ‑ mais en vain ‑ de préserver l'indépendance de l'Ukraine. Le joug russe, de plus en plus pesant au cours du XIXe siècle, a cherché à éliminer la culture et la langue ukrainiennes. Après avoir tenté de profiter de l'anarchie créée par la révolution de 1917 pour s'émanciper, les Ukrainiens, soumis par l'Armée rouge, organisent une résistance nationaliste, sous forme de guerilla, qui se maintient dans la clandestinité au cours des années 20 et 30. Pour réaliser la collectivisation forcée de l'agriculture, Staline déclenche la lutte contre les koulaks (paysans propriétaires) : la répression a éliminé sept millions d'Ukrainiens ‑ les cadres intellectuels étant spécialement visés. Pendant la dernière guerre, les nationalistes ukrainiens se battent sur un double front ‑ contre les Allemands et contre les Soviétiques. Après la défaite allemande, les résistants ukrainiens (regroupés dans l'UPA) concentrent leurs coups contre les communistes, par des actions armées, jusque dans les années 50. La lutte se poursuit ensuite, sous forme de sabotages et de diffusion d'une littérature clandestine, qui maintient la flamme de l'idéal nationaliste. Celui-ci est au cœur des grèves et manifestations ouvrières qui jalonnent les années 70. Après Tchernobyl, qui a fait plusieurs milliers de victimes ukrainiennes, la pression monte.
L'Ukraine, forte d'un territoire plus vaste que la France et d'une solide capacité économique (elle fournit un peu plus du cinquième du PNB soviétique), fait aujourd'hui entendre sa voix par le biais, classique, d'une revendication religieuse : le 17 septembre, plus de cent mille Ukrainiens ont participé à des messes en plein air à Lvov pour réclamer la légalisation de l'Eglise catholique d'Ukraine, dite "uniate", tandis que les habitants allumaient des cierges devant leurs fenêtres pour marquer le cinquantième anniversaire de l'invasion de l'Ukraine occidentale par l'Armée rouge. Les uniates, ainsi appelés parce qu'ils veulent rester unis à Rome tout en gardant leur séculaire rite byzantin, n'ont aucune existence légale puisque leur Eglise a été liquidée, en 1946, par la volonté de Staline. Depuis, les uniates ont pratiqué leur culte et ordonné leurs prêtres clandestinement. S'ils refusent de dépendre de l'Eglise orthodoxe, c'est en fait parce qu'ils reprochent à celle-ci d'être russe (7). L'antagonisme religieux couvre un antagonisme beaucoup plus fondamental, puisqu'il est national.
Les pays baltes font front commun
Cet antagonisme, on le retrouve en d'autres régions de l'URSS, l'impérialisme soviétique ayant pris la suite de l'impérialiste tsariste pour imposer l'autorité russe à des peuples vassaux. D'où la composition hétérogène de l'Union soviétique : "Plus de cent nations et nationalités y vivent, qui parlent plus de cent langues différentes et que tout sépare : l'histoire, les races, les traditions, les croyances. Le peuple soviétique est un peuple bigarré, multiple, qui mêle des hommes aussi dissemblables que possible par le physique et la culture" (8). Le rigide corset imposé à cet univers composite devait craquer, un jour ou l'autre, sous le poids des réalités. On comprend que le révisionnisme gorbatchévien, ébranlant la gérontocratie soviétique, ait fait éclore ‑ involontairement, mais inévitablement ‑ un printemps des peuples, de la Baltique au Caucase.
14 novembre 1988. Les dirigeants soviétiques mettent en garde les trois Républiques baltes de l'URSS ‑ Estonie, Lituanie et Lettonie ‑ contre "l'hypertrophie", chez elles, du sentiment national. En Estonie, en particulier, la population revendique haut et fort son droit à l'identité nationale. M. Tchebrikov, patron du KGB jusqu'en septembre 1988, envoyé par Moscou pour rappeler aux Estoniens l'impératif du dogme internationaliste, a cet aveu : "La tension politique ne cesse de croître et la division de la population selon des critères ethniques est tout particulièrement alarmante". M. Sliounkav, secrétaire du comité central, envoyé, lui, en mission auprès des Lituaniens, a déclaré de son côté que "l'hypertrophie de l'aspect national pouvait conduire à des manifestations nationalistes" et qu'il fallait se détourner "des irresponsables qui jouent des sentiments nationaux".
Malgré ces claires et fermes mises en garde, le Soviet suprême de la République socialiste soviétique d'Estonie a adopté, lors de sa session du 16 novembre 1988, un amendement à l'article 74 de la constitution de cette république, prévoyant que les organes suprêmes du pouvoir de la RSS d'Estonie pourraient, en certains cas, suspendre ou limiter l'entrée en vigueur des textes législatifs venant de Moscou (9)... L'agence Tass a immédiatement diffusé un communiqué précisant qu'un tel amendement était en contradiction absolue avec la constitution de l'URSS. Et Gorbatchev, après avoir affirmé que le pouvoir central "doit être fort", a, devant le présidium du Soviet suprême de l'URSS, qualifié d’« inacceptable » la volonté de souveraineté nationale des Estoniens. Mais il a dû aussi reconnaître publiquement, au cours d'un discours télévisé, que ce qui s'était passé en Estonie n'était pas "seulement un phénomène estonien"...
Une chaîne humaine de 600.000 Baltes
L'URSS redécouvre en effet, dans des soubresauts violents, cette réalité de base des sociétés humaines qui s'appelle la nation. Une réalité que le dogme marxiste, internationaliste, nie par définition. Certes, dans les moments de grand danger, Staline, avec ce cynisme qui faisait sa force, a eu recours au nationalisme russe pour dynamiser son peuple en guerre contre l'Allemagne. Mais ce bref retour aux réalités ne devait concerner que les Russes, car il aurait été trop dangereux de réveiller le nationalisme des autres peuples composant l'URSS. D'autant que ce nationalisme s'est affirmé bien vivant, malgré tout, pendant la dernière guerre, tant en Estonie qu'en Lituanie et en Lettonie : ces pays baltes, marqués au Moyen Age par l'implantation des Chevaliers Teutoniques et Porte-Glaive, soumis pendant longtemps au joug russe puis devenus républiques indépendantes en 1919, après une lutte sanglante contre l'Armée rouge, fournirent au IIIe Reich de nombreux combattants, par haine de l'oppresseur russe et communiste (20.000 Estoniens et 40.000 Lettons servirent, comme volontaires, dans la Waffen SS). Ces souvenirs, dont on ne parle pourtant jamais, ne sont pas éteints...
Que réclament aujourd'hui les Estoniens ? Que la République d'Estonie soit reconnue propriétaire exclusive de la terre estonienne, de ses ressources naturelles et de ses eaux, ainsi que de tous ses équipements collectifs (entreprises, immeubles). Gorbatchev, tout en affirmant sa volonté réformatrice, sait qu'il ne peut accepter une telle revendication : la reconnaissance de la légitimité des nationalismes est difficilement conciliable avec l'idéologie internationaliste ‑ même si celle-ci a vocation à jouer un rôle de façade... Or, la montée des nationalismes s'affirme de plus en plus en URSS : les émeutes du Kazakhstan, en décembre 1986, étaient un signe avant-coureur ‑ que les dirigeants du Kremlin n'ont pas su ou pas voulu comprendre. Aujourd'hui, les Baltes ont pris le relais.
Le processus paraît irréversible : le 18 mai, le Parlement de Tallin (Estonie) a voté l'adoption d'une monnaie estonienne, le korus (ce qui implique que les Russes souhaitant voyager en Estonie devront désormais changer leurs roubles contre des korus !). Cette mesure s'inscrit dans un vaste programme d'autonomie économique adopté à l'unanimité par les députés estoniens, l'Estonie voulant assurer elle-même son équilibre budgétaire, sans avoir à quémander quoi que ce soit à l'Etat soviétique. Mais l'adoption du korus a aussi ‑ et peut-être surtout ‑ une portée hautement symbolique : on sait qu'au cours de l'histoire, le politique a usé de la monnaie comme signe de son pouvoir spécifique, marque de sa souveraineté, affirmation d'une volonté de puissance. Le Soviet suprême de Lituanie a voté, lui aussi le 18 mai, un projet identique : les pays baltes font, à l'évidence, front commun. Le même jour d'ailleurs, les Soviets suprêmes d'Estonie et de Lituanie ont adopté un texte demandant au Congrès des députés du peuple, siégeant à Moscou, de condamner le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, qui avait conduit à l'annexion par l'URSS des Républiques baltes en 1940 (10)...
Pour commémorer ce sombre anniversaire, 600.000 Baltes ‑ Estoniens, Lituaniens et Lettons main dans la main, au sens propre ‑ ont formé une chaîne humaine, unissant du nord au sud les pays baltes ; les manifestants arboraient un brassard noir et brandissaient les drapeaux nationaux, tandis que les cloches des églises sonnaient le glas.
La détermination des Baltes est totale le Front populaire letton a déclaré, lors de son congrès d'octobre 1989, que son objectif est de « restaurer la République de Lettonie autrefois indépendante ». Dans l'état actuel des choses, Gorbatchev répond : d'accord pour l'indépendance économique, mais pas question d'indépendance politique. Le risque d'éclatement de l'URSS est en effet évident : ce que Gorbatchev concédera aux Baltes fera, inévitablement, jurisprudence ailleurs.
Même le pays de Staline est en effervescence
L'effervescence nationaliste, loin de se cantonner sur les bords de la Baltique, s'est manifestée, depuis plusieurs mois, aux quatre horizons clé l'Empire soviétique. En Géorgie (le pays de Staline), cent mille manifestants le 12 novembre 1988, deux cent mille le 23 ont revendiqué, dans les rues de Tbilissi, le droit à l'identité nationale. Puis tout a basculé : le 9 avril, à Tbilissi, la foule des manifestants a été chargée par les forces de l'ordre, armées de pelles de sapeur, "longues aux extrémités très pointues" selon la description d'un témoin. Dix-neuf manifestants ont été tués. Un écrivain russe, Mme Galina Kornilova, témoigne : les manifestants chantaient de vieux chants géorgiens et "c'est alors que le carnage a commencé et que des jeunes filles ont été frappées à la gorge et au visage avec ces pelles. Elles étaients assises (...) Elles ont rampé vers les buissons mais on les a tirées de là pour continuer à les frapper. Des mères et des grand-mères se sont jetées sur les soldats. Une grand-mère de soixante-dix ans a été soulevée par les épaules, secouée et tuée. Une femme médecin a, elle aussi, été tuée. Ils ont achevé un blessé dans une ambulance. Ceux qui s’enfuyaient été rattrapés et tués ; sur le trottoir, les forces de l'ordre tiraient sur les passants avec des gaz d’une composition inconnue" (11). Plusieurs personnes sont mortes, asphyxiées par ces gaz. La tension est restée vive en Géorgie et, pour essayer d'apaiser les esprits, le bureau politique du Parti communiste géorgien a décidé de faire du 26 mai la date de la "restauration de l'Etat de la Géorgie" (la République de Géorgie, qui avait proclamé son indépendance en 1918, fut intégrée à l'URSS en 1921).
Une telle mesure n'a pas démobilisé les militants indépendantistes. D'autant que le rapport d'une commission géorgienne d'enquête sur les massacres d'avril, publié en octobre, est accablant : la responsabilité des plus hautes autorités moscovites est entière, l'armée a agi sur leurs ordres. Tuant ainsi de nombreuses femmes, dont des mineures et une femme enceinte. En un geste symbolisant leur détermination, plusieurs centaines de milliers de personnes ont accompagné, le 19 octobre, le cercueil du dirigeant nationaliste Merab Kostava, tué dans un accident (?) d'automobile. Leur répondent, comme un écho, les centaines de milliers de nationalistes moldaves qui, depuis l'été dernier, groupés dans un Front populaire, revendiquent à leur tour leur droit à l'identité, à leurs racines et à leur mémoire. La Moldavie ‑ ou Bessarabie ‑ a été arrachée en 1944 à la Roumanie par Staline, qui a déporté des dizaines de milliers de Moldaves aux quatre coins de l'URSS pour éradiquer le sentiment national. En vain. Les Moldaves ont engagé une guerre culturelle contre la russification forcée ; ils réclament l'abandon de l'alphabet cyrillique et le retour à l'alphabet latin. Dénonçant cette "lutte ethnique" , la Pravda l'a qualifiée de "vague boueuse de chauvinisme et de séparatisme". L'écrivain moldave Ion Catavelca répond : "Un des plus grands crimes est de voler l'identité d'un peuple"...
Autre point chaud : l'Arménie ‑ et son difficile voisinage avec l'Azerbaïdjan. Ce pays a été ensanglanté par des affrontements inter-ethniques, opposant Arméniens et Azerbaïdjanais, qui ont fait de nombreuses victimes arméniennes. Subissant de véritables pogroms, les Arméniens affirment leur détermination à récupérer la région du Haut-Karabakh, enclavée dans la République d'Azerbaïdjan : "Cette terre, disent-ils, nous appartient culturellement, historiquement, ethniquement". Après le tremblement de terre qui a frappé l'Arménie ‑ et tandis que la police soviétique était plus préoccupée d'arrêter des militants nationalistes arméniens que de participer aux secours ‑, les Arméniens ont immédiatement réagi aux bruits selon lesquels des enfants arméniens, orphelins, seraient disséminés en peu partout en URSS ‑ et, donc, coupés de leurs racines ethniques. Une nation, c'est un sol et un sang ‑ et les Arméniens savent bien que l'identité et le destin d'un peuple sont conditionnés par le respect de ces deux impératifs.
Après l'hébétement provoqué par le catastrophique tremblement de terre, les Arméniens ont rapidement redressé la tête. Le 17 mai, plusieurs dizaines de milliers de manifestants ont réclamé, dans les rues d'Erevan, la démission des dirigeants locaux. Les nationalistes arméniens sont d'autant plus déterminés qu'ils savent pouvoir compter sur l'appui des communautés arméniennes dispersées à travers le monde, restées, le plus souvent, très attachées à leur identité culturelle.
Les cadres du système communiste sont, en Arménie, gagnés à la cause nationaliste. Le directeur de l'institut du marxisme-léninisme d'Erevan n'hésite pas à avouer à un journaliste occidental : "Quatre-vingt-dix pour cent des communistes arméniens soutiennent, comme moi, le mouvement national. Ca vous étonne ?" (12).
Un phénomène renforcé par l'incapacité manifeste de l'Etat soviétique à empêcher le blocus imposé par les Azerbaïdjanais à l'Arménie, pour l'affamer et la paralyser. En réponse, cent mille manifestants ont applaudi, le 11 octobre, les responsables du comité Karabakh d'Arménie qui appelaient la population frontalière à organiser son auto-défense et demandaient aux jeunes arméniens de ne plus partir faire leur service militaire dans l'Armée rouge ; de plus, les députés arméniens .siégeant au Soviet suprême de l'URSS ont été invités à venir à Erevan pour proclamer l'autonomie politique de l'Arménie... Début novembre, une quarantaine de mouvements nationalistes se sont regroupés à Erevan pour donner officiellement naissance à un mouvement national arménien, unitaire, qui a mission de préparer l'indépendance.
Toutes les conditions d'une guerre civile, d'une guerre raciale, sont réunies dans cette poudrière qu'est le Caucase. Ailleurs aussi.
En juin, les émeutes qui ont ensanglanté le Kazakhstan ont fait, officiellement, trois morts et cinquante-trois blessés (en fait, comme toujours, beaucoup plus). Protestation violente contre la volonté officielle de slavisation, les troubles, sur fond de misère et de sous-développement (dans une région très riche en pétrole), ont pris un tour particulièrement grave : l'agence Tass a dénoncé des "groupes extrémistes qui, armés de bâtons, de barres de fer et de pierres, se sont livrés à des pogroms dans les maisons des citoyens, les magasins et les immeubles administratifs" ; dans un deuxième temps sont même apparus armes à feu et cocktails Molotov. Les troupes anti-émeutes sont intervenues pour protéger les Caucasiens contre les attaques des Kazakhs.
Ces désordres montrent que les tensions inter-ethniques prennent de l'ampleur et menacent tout l'édifice de la politique gorbatchévienne. D'où l'avertissement solennel lancé par le numéro un soviétique à la télévision, le 1er, juillet, alors que de nouveaux troubles étaient signalés en Géorgie : "Le sort de la pérestroïka, le sort et l'intégrité de l'Etat" dépendent des relations entre nationalités ‑ "l'exacerbation des conflits inter-ethniques" constituent aujourd'hui le problème le plus brûlant du monde soviétique. Après avoir dénoncé les "slogans irresponsables"., Gorbatchev a condamné avec force les "isolements culturels" (traduction : les revendications identitaires des peuples).
Ségrégation raciale dans l'Armée Rouge
Il faut cependant jeter du lest ; le 19 septembre, dans son discours d'ouverture de la session plénière du comité central du PC soviétique, principalement consacrée au problème des nationalités, Gorbatchev a reconnu le droit à l'autonomie de gestion et à la souveraineté des diverses républiques qui composent l'URSS. Dans les slogans officiels lancés lors du traditionnel défilé sur la place Rouge, le 7 novembre, on relève qu'il faut "transformer la fédération soviétique en un Etat multinational, amical et prospère"...
De telles proclamations ouvrent évidemment la porte à toutes les évolutions ‑ ou révolutions ‑ possibles, en créant une dynamique dont nul, aujourd'hui, ne peut vraiment prévoir les effets. Car le nationalisme est l'étincelle capable de provoquer les plus grands embrasements...
Face aux foyers nationalistes, le pouvoir soviétique établit des contre-feux : de nouveaux responsables ont été nommés dans les républiques d'Asie centrale et caucasiennes, des programmes spéciaux de formation pour faire face efficacement à des conflits inter-ethniques sont prévus dans le cadre d'une amélioration qualitative de la police. Plus significatif, sans doute : des voix de plus en plus nombreuses ‑ et autorisées ‑ se prononcent en URSS pour la fin de la conscription et la création d'une armée de métier. Ce serait une façon élégante de régler une des questions les plus cruciales du système soviétique : le poids du facteur ethnique dans le fonctionnement de l'Armée rouge.
Le pouvoir soviétique, confronté depuis toujours au problème des nationalités, l'a soigneusement pris en compte dans l'organisation de l'armée. Alors même que, compte tenu de l'évolution démographique (taux de natalité), les classes de conscrits des régions européennes de l'URSS sont moins nombreuses, tandis que les classes de conscrits d'origine asiatique sont en croissance rapide, l'Armée rouge veille à maintenir un savant dosage ethnique dans ses rangs. C'est le travail des voenkomats (commissariats militaires faisant office de bureaux d'incorporation), qui fournissent aux différents services et unités de l'armée "des recrues ayant le profil physique, éducatif, politique et ethnique désiré" (13). Qu'est-ce à dire ? Tout simplement qu'il y a, d'une part, les groupes ethniques considérés comme sûrs et combatifs ‑ les Slaves ‑ et, d'autre part, les autres... (14).
Du coup, les unités combattantes sont composées en grande majorité de Slaves, tandis que la proportion des non-Slaves dans les unités non combattantes, telles que le génie, atteint plus de 90 %. Bien entendu, le corps des officiers et sous-officiers est très majoritairement slave, tandis que l'armée de l'air, la marine, les forces stratégiques des fusées ont un recrutement, y compris pour la troupe, slave à presque 100 % (avec une majorité russe, au détriment des Ukrainiens et Biélorussiens). Un principe de base : les soldats soviétiques, quelle que soit leur origine, ne servent jamais dans leur région natale (au cas où il faudrait faire donner la troupe contre des mouvements locaux). Mais, précisément, c'est là une des revendications les plus pressantes des pays baltes, de l'Arménie, de la Géorgie : que les conscrits aient la possibilité de servir dans leur république d'origine. Surgit alors le spectre d'armées nationales lituanienne, géorgienne, ukrainienne... Tout, chacun le sait, deviendrait possible (15).
"Le cosmopolitisme ronge l'âme de notre peuple"
Ainsi, l'URSS est-elle confrontée au poids, incontournable, du facteur national. Y compris en Russie proprement dite. Depuis quelques années, en effet, un mouvement national s'affirme. Il s'appelle Pamiat, ce qui signifie en russe à la fois "mémoire" et "racines". Sous l'emblème de saint Georges terrassant le dragon, Pamiat se dresse contre le cosmopolitisme, la baisse de la natalité, l'alcoolisme chronique, la disparition des villages russes, et lutte pour la préservation des monuments historiques ‑ il faut assumer et revendiquer la totalité de l'héritage historique russe ‑, la défense de l'environnement, la restitution de la terre aux petits paysans (ce qui rend le mouvement très populaire dans les campagnes). L'un des chefs de Pamiat, Vassiliev, donne une définition résumée de cet étonnant phénomène : "C'est la réaction normale du peuple russe face à l'amnésie et au nihilisme". Il ajoute : "On veut détruire notre culture, on nie notre passé, on construit des usines sur les tombeaux de nos saints et de nos moines guerriers ! Le rock, la pornographie, le cosmopolitisme rongent l'âme et le cœur de notre peuple".
La résurgence du mouvement national russe slavophile
C'est ce que la revue Globe appelle un "ramassis d'âneries" (16). Bien sûr, puisque Pamiat refuse, en fait, la culture de masse importée d'Occident. Ce qui est, pour Globe, proprement "délirant". Il faut croire, cependant, que ce "délire" ne déplaît pas fondamentalement à nombre de Russes. En mai 1987, plusieurs centaines de membres de Pamiat ont défilé en plein centre de Moscou, en brandissant des pancartes proclamant : "la mémoire du peuple est sacrée". Pamiat, qui revendique des groupes dans une trentaine de grandes villes, multiplie conférences et réunions. Le mouvement bénéficie du soutien d'écrivains très célèbres (Valentin Raspoutine, Vassili Belov), d'historiens, d'académiciens. C'est là, tout bonnement ‑ et quoi qu'en disent certains observateurs occidentaux, qui s'étranglent d'indignation ‑ la résurgence du mouvement national russe, "slavophile" , du XIXe siècle.
Ce nationalisme populaire a des chances de prendre d'autant plus d'importance qu'il apparaît comme la seule alternative capable, à la fois, d'apporter un message idéologique cohérent pour remplacer un marxisme obsolète et pour contrer les sirènes néolibérales qui, désormais, se font entendre en URSS (17) et voudraient entraîner le pays dans les délices frelatés de la société marchande et de la civilisation coca-cola.
Une évidence, donc, s'impose : la réalité nationale ‑ têtue, comme toutes les réalités ‑ va jouer un rôle déterminant dans le proche avenir de l'Europe de l'Est (18). L'Europe aux cent drapeaux, chère à Yann Fouéré, verra-t-elle un jour flotter côte à côte les drapeaux ukrainien, arménien, géorgien, letton, lituanien, estonien... et russe ? (19)
1 - Hélène Carrère d'Encausse, L'Empire éclaté, Flammarion, 1978.
2 - Libération, 21 décembre 1988.
3 - Dominique Venner, Histoire de l'Armée rouge, Plon, 1981.
4 - Jacques Benoist-Méchin, L'Ukraine, Albin Michel, 1941.
5 - Voir Roger Portal, Russes et Ukrainiens, Flammarion, 1970.
6 - Peuple indo‑européen, qui vénérait le dieu de la guerre sous la forme d'une épée et vivait de viande de cheval et de lait de jument, les Scythes avaient une riche culture, dont l'exposition L'or des Scythes, organisée à Paris il y a quelques années, a donné une idée.
7 - II semble bien que l'Eglise orthodoxe soit un pion non négligeable sur l'échiquier gorbatchévien, comme le montrent les mesures prises en sa faveur ‑ églises et monastères rendus au culte, messe au Kremlin en présence de dignitaires du régime, etc.
8 - Hélène Carrère d'Encausse, op. cit. On remarquera qu'il y a quelque inconséquence à parler de "peuple soviétique" tout en reconnaissant qu'il "mêle des hommes aussi dissemblables que possible par le physique et la culture". II ne peut en effet y avoir de peuple, de communauté populaire, sans un fond de caractères communs, tant physiques que culturels, qui sont les éléments constitutifs d'une identité.
9 - Des autorités officielles prenant fait et cause pour les revendications nationales populaires : c'est là, sans doute, un des aspects qui inquiètent le plus le pouvoir central. Le 28 novembre 1988, le plénum du comité central a rappelé à l'ordre les organisations du parti qui épousent trop étroitement les aspirations de leur peuple. Mais 38 des 42 députés, élus en mars 1989, qui représentent la Lituanie au congrès des députés du peuple d'URSS, appartiennent au Sajudis, le mouvement indépendantiste lituanien...
10 - Tandis que les Baltes utilisent, comme tribune, les organes officiels de leur pays, des mouvements (l'URSS n'admettant pas le multipartisme), nationaux et populaires, exercent une pression psychologique : le Front populaire de Lettonie, celui d'Estonie et le Sajudis lituanien ont, le 14 mai, appelé l'URSS à "n'opposer aucun obstacle à la restauration de la souveraineté nationale des trois Etats baltes".
11 - Le Monde, 18 avril 1959.
12 - Le Monde, 27 octobre 1989.
13 - S. Enders et A. Alexiev, Le facteur ethnique dans les forces armées soviétiques in L'Est européen, janvier‑mars 1989.
14 - Un décret ultra-secret de 1942 constatait déjà : "La guerre qui vient de commencer a démontré que toutes les nations soviétiques n'ont pas la même combativité. Certaines unités ont été vaincues parce que les nations dont elles étaient majoritairement composées avaient une faible combativité".
15 - Le malaise de l'Armée rouge est illustré par la création à Moscou, le 22 octobre, d'un mouvement de militaires contestataires, l'Union pour la défense sociale des militaires et de leur famille. Deus jours plus tard, le quotidien du ministère de la défense, L'Etoile rouge, écrivait que le général lazov avait souligné, lors d'une réunion au plus haut niveau, que "l'acuité" des problèmes ethniques avait conduit à la recomposition de certaines unités.
16 - Globe, stars 1989. Vassiliev est présenté comme "un géant blond de 42 ans, aux yeux bleus". Evidemment, une lourde hérédité...
17 - Voir Jean-Marie Chauvier, Fascinations néolibérales, in Le Monde diplomatique, octobre 1989.
18 - Nous ne pouvons ici, faute de place, aborder l'impact des mouvements nationaux sur l'évolution actuelle de la Yougoslavie. Notons simplement que la célébration du sixième centenaire de la bataille de Kosovo a donné lieu, le 28 juin, à une tête géante où plus d'un million de personnes ont manifesté avec ferveur leur nationalisme serbe.
19 - Force des symboles : les manifestants estoniens brandissent le drapeau noir, blanc et bleu, les Lituaniens le drapeau jaune, rouge et vert, les manifestants géorgiens le drapeau noir, blanc et rouge, les Lettons le drapeau aux trois bandes horizontales rouge, blanc, rouge, tandis qu'en Ouzbékistan le drapeau vert sert de signe (le ralliement aux contestataires (l'islam au Kazakhstan, comme le protestantisme en Estonie et le catholicisme en Lituanie permettent de couvrir d'un manteau religieux le mouvement nationaliste).
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Le Choc du mois – N°44 – Septembre 1991
"Ville éternelle" : Rome a droit à ce statut mythique car elle est restée, dans la mémoire européenne, l'Urbs, la Ville par excellence, dont le nom seul était affirmation de puissance pour les hommes de l'Antiquité. Le christianisme ne s'y est pas trompé et l'Eglise, se voulant universelle ("catholique"), s'est affirmée romaine.
Les successeurs de Pierre savaient quelle continuité impliquait leur prétention lorsqu'ils revendiquèrent, après la fin de l'Empire, le vieux titre impérial de Pontife Suprême. On comprend que la question des origines ait fasciné tous ceux que mobilise affectivement, intellectuellement ou idéologiquement, le nom même de Rome. En témoigne l'ouvrage récent d'Alexandre Grandazzi, La fondation de Rome, dont le sous-titre, Réflexion sur l'histoire, dit bien l'ambition épistémologique de l'auteur.
Grandazzi, normalien, ancien membre de l'Ecole française de Rome, maître de conférences à Paris. IV, s'est donné en effet un objectif ambitieux en écrivant ce livre : montrer comment l'on doit, aujourd'hui, replacer la fondation de Rome parmi les thèmes moteurs qui ont mobilisé, au fil des siècles, tout à la fois l'imaginaire et la science des chercheurs. Les deux domaines n'étant pas séparables car, comme le rappelle Pierre Grimal dans sa préface, l'histoire "est, par nature, créatrice de mythes" ; d'où le mérite qu'il reconnaît à Grandazzi : "C'est peut-être la leçon la plus profonde de ce livre : que les premiers temps de Rome n'ont jamais cessé d'être repensés, dès le moment même où ils avaient été."
Le Moyen Age, friand de merveilleux et dont toute la culture est bâtie sur un syncrétisme pagano-chrétien, associe sans complexe, pour expliquer la fondation de Rome, la figure de Noé et celle de Janus ‑ ou de Saturne. Un voisinage qui se révélera sulfureux à l'époque moderne, en permettant une audacieuse et sacrilège contestation : "Dès le début du XVIIe siècle, explique Grandazzi, et même dès la fin du siècle précédent, l'examen des traditions légendaires sur la naissance de la Ville Eternelle allait devenir en réalité la version explicite et tempérée d'un autre débat beaucoup plus brûlant et en grande partie implicite : celui portant sur la véracité de la tradition biblique. Mettre en doute l'historicité de Romulus permettait de cette manière, mais avec moins de risques, de mettre en doute l'historicité de Noé et de la Bible, et les commencements de Rome servirent ainsi de banc d’essai à un pyrrhonisme historique qui s'avançait encore masqué."
Un si hérétique questionnement s'inscrit dans un débat qui, dès la Renaissance, prend un tour très dualiste, les savants se répartissant en deux camps farouchement opposés : soit, en effet, on veut montrer qu'on peut retrouver, dans la légende de la fondation de Rome, les traces d'une très ancienne histoire ‑ c'est ce qu'on va appeler l'historicisme ‑, soit on récuse tout caractère historique dans le récit des origines, qui ne relèverait que de la fiction à vocation justificatrice ‑ et cette école hypercritique se fera très mordante au XIXe siècle. Grandazzi affirme sa volonté de sortir de ce dualisme et c'est ce qui fait l'intérêt majeur de son livre. En affirmant les droits ‑ et les devoirs ‑ de la philologie, de l'archéologie, de la mythologie comparée, l'auteur montre que l'utilisation complémentaire de ces disciplines permet d'échapper aux conceptualisations systématiques et, donc, stériles.
Faire vivre la mémoire
Pour dissiper "les mirages des fausses universalités", Grandazzi affirme la nécessité "d'une histoire qui réfléchit autant sur les questions qu'elle pose que sur les réponses qu'elle cherche". C'est ainsi un décapant et stimulant discours de la méthode qui surgit : "II n'y a pas de vérité historique déjà là, sub specie aeternitatis, mais, bien plutôt, une suite de questions, qui ne surgissent pas toutes faites d'un Absolu abstrait, mais qui doivent, à chaque fois, être formulées, calibrées, ajustées, en fonction de l'optique choisie, des sources disponibles, et du travail historiographique existant." Armé de ces exigeants principes, l'auteur passe en revue les divers aspects de la fondation de Rome et de premiers temps d'une cité qui devait régner un jour sur le monde. Ainsi, la légende d'Ancus Marcius quatrième roi de Rome et fondateur d'Ostie, est confortée par le rôle-clé reconnu au Tibre, en tant que voit d'accès des montagnards du Latium au littoral ‑ c'est-à-dire aux marais salants. Le sel, denrée vitale, suit la via salaria qui lui doit son nom, et son trafic franchit le libre précisément à Rome. L'archéologie, ayant mis au jour des vestiges d'activité maritime (une ancre de type égéen, par exemple) près de l'embouchure du Tibre, la légende d'Enée et de ses navires troyens apparaît comme "la transposition sur le plan du mythe d'une activité bien réelle". Quant à l'Ostie primitive, sa position au creux d'une boucle dessinée par le Tibre est liée au nom même d'Ancus ("angle") Marcius. La période royal pré-étrusque sort aujourd'hui de la pure légende.
Le Tibre, le sel ‑ mais aussi les belles forêts du Latium attirant les convoitises de marins en quête de bois pour la construction navale... Rome peut, sur ces éléments, asseoir sa puissance, dès le VIe siècle, en plaçant sous son contrôle une fédération latine ‑ cela étant à relier à la tradition faisant des Tarquins les créateurs des Féries latines. Une communauté humaine a su tirer un extraordinaire parti des atouts d'un site : un gué sur le Tibre, une aire de débarquement pour le sel (le Forum Boarium, ce marché aux bœufs créé par des populations pastorales), un site fortifié (les collines de l'Aventin, du Palatin et du Capitole). Mais Grandazzi prend soin de mettre en garde son lecteur contre tout déterminisme. Ce qu'importe de considérer, en effet, si l'on veut se libérer des stéréotypes, C’est "l'ensemble d'éléments dont l'interaction et l'interdépendance constituent ce phénomène qu'on appelle la naissance de Rome". L'archéologie intervient désormais de façon décisive dans l'évaluation de nos connaissances. Les découvertes se sont multipliées depuis vingt ans, en de nombreux points Latium mais aussi sur le site même Rome ‑ au point de décupler la documentation disponible. Un saut quantitatif qui entraîne un saut qualitatif ; on peut désormais dessiner un schéma évolutif du site de Rome ‑ avant, pendant et après le surgissement de celle-ci. Les plus anciennes traces d'occupation relevées sur le site de Rome remontent au début du bronze moyen (XVIe siècle avant l'ère chrétienne) : il y avait, sur le Capitole, un village occupant l'éperon qui fait face à l'île tibérine. Un habitat dispersé de groupes de cabanes installés sur des hauteurs aboutit, au début de la civilisation latiale (du Latium), du Xe au VIIIe siècle avant l'ère chrétienne, à une ligue de villages placés sous la protection de divinités communes et liés par la célébration religieuse du Septimontium (fête de clôture des semailles).
Depuis 1985, l'archéologie a apporté une éclatante confirmation des données de la tradition. Un mur a en effet été dégagé au pied du Palatin, datable ‑ grâce à des fibules et à des fragments de vases ‑ des années 730. Voici la trace matérielle de ce pomerium, ligne de démarcation sacrale, par lequel Romulus a délimité la cité qu'il fondait (en 753, selon la tradition) ! Cette découverte atteste qu'une communauté assez consciente d'elle-même pour délimiter son territoire sacré existait bien au VIIIe siècle : Rome était née. Etant bien entendu que la fondation palatine, dont l'importance sera par la suite soulignée, entre autres, par la procession annuelle des Luperques (les hommes-loups) traçant autour de la colline primordiale un cercle protecteur, s'inscrit dans un processus de formation qui permit de passer d'une ligue villageoise protohistorique à la cité des temps historiques. La fondation romuléenne chantée par la tradition est donc confirmée par l'archéologie, mais inscrite dans un processus de longue durée qui lui donne tout son sens. Ceci dans un cadre guerrier, de soumission par la force de communautés rivales, comme l'attestent les tombes riches en armes des IXe et VIIIe siècles.
Etrange contradiction
La mission de l'histoire est de faire vivre la mémoire ‑ et le livre de Grandazzi en fait la démonstration. Ainsi lorsqu'il montre comment "les membres de la plus ancienne société romaine se réunissaient dans des banquets" où, chantant la geste de leurs héros fondateurs, ils célébraient leur identité par l'entretien de la mémoire collective. Ici encore, pour attester ce phénomène, l'archéologie apporte sa contribution décisive.
C'est donc, en fin de compte, en intégrant les apports de l'archéologie que le livre de Grandazzi est novateur. On regrettera d'autant plus son dédaigneux rejet de la mythologie comparée, au mépris de cette complémentarité des disciplines qu'il exalte pourtant à longueur de pages et la légèreté argumentaire de ses critiques contre Dumézil. Par exemple, pour réfuter le parallèle qu'utilise Dumézil entre monde romain et monde scandinave, Grandazzi assure que "les femmes qui, à Rome, sont au centre de la rivalité entre Romains et Sabins, puisque c'est leur enlèvement qui est à l'origine de la guerre, sont, dans la lutte qui oppose les Ases et les fanes, absentes". Certes. Mais il est bien évident que Sabines et Vanes incarnent, les unes et les autres, les valeurs de fécondité, de reproduction, de richesse... Bref, la troisième fonction. Mais Grandazzi ne veut pas entendre parler de trifonctionnalité indo‑européenne à Rome. Un tel blocage, qui ne peut guère avoir d'autre explication qu'idéologique, limite fâcheusement la valeur d'ensemble de l'enquête. Etrange contradiction.
Alexandre Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexions sur l’histoire, Les Belles-Lettres, 1991.
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Eléments – N°70 – Printemps 1991
Trente six ans après Robert Aron, François-Georges Dreyfus publie une Histoire de Vichy qui tourne délibérément le dos aux clichés manichéens. Le principal mérite de ce gros ouvrage, malgré ses imperfections, est de montrer que l'arrivée au pouvoir de Pétain, loin d'avoir été une "divine surprise", était en fait l'aboutissement logique de tendances profondes inscrites dans la France de l'entre-deux guerres mais exacerbées par la défaite. Ce n'est évidemment pas un hasard si le régime de Vichy a exalté les mêmes valeurs que les premiers mouvements de résistance, tels que Combat ou l'OCM.
Un demi-siècle après, est-il possible d'examiner, avec la sereine lucidité qu'exige une véritable analyse historique, le régime né de la défaite de 1940 ? Il semble bien que non, à voir la levée de boucliers qu'a provoquée le livre de François-Georges Dreyfus, Histoire de Vichy.
Dreyfus, en effet, dérange : juif et gaulliste - il souligne lui-même, dans sa préface, cette double caractéristique - il ne s'en refuse pas moins à adopter le manichéisme de ceux qui, livre après livre, ont entrepris, depuis 1945, de diaboliser l'Etat pétainiste et ceux qui l'ont servi (1). Il se refuse tout autant, d'ailleurs, à tomber dans l'hagiographie bêtifiante qu'affectionnent certains dévots du Maréchal. Son intention est bien plutôt de dresser un bilan, où aient leur place tout autant l'actif que le passif.
Entreprise hautement louable, mais dont le résultat est quelque peu décevant. Passons sur un style lourd, emprunté : tous les universitaires n'ont pas l'aisance de plume d'un Georges Duby. Mais la lecture devient parfois pénible, tant la rédaction est négligée. On peut évidemment, à ce reproche, rétorquer qu'il faut s'attacher plus au fond qu'à la forme. Mais, du coup, il est tentant de rappeler que ce qui se conçoit bien s'exprime aisément...
Or, au plan de la conception, l'ouvrage souffre d'un grave déséquilibre. En effet l'auteur, sans doute par penchant naturel et en raison de son appartenance à la droite libérale, traite inéquitablement les hommes et les idées qu'il évoque : autant les tendances durégime de Vichy qu'on peut qualifier, pour simplifier, de réactionnaires, sont analysées avec compréhension, autant les courants révolutionnaires (incarnés à Vichy par un Benoist-Méchin, entre autres) sont envisagés avec beaucoup de schématisme, de simplification et, pour tout dire, d'injustice. Ce parti pris nuit à la crédibilité du travail.
Celui-ci ne manque cependant pas de qualités. La première est de montrer que Vichy, loin d'être une "divine surprise", s'inscrit dans la logique d'une continuité : Pétain synthétise, sur son nom, des constats, des attentes, des tendances profondes inscrits dans la France de l'entre-deux guerres.
Une contestation radicale se développe en effet, dès la fin des années vingt, contre un régime perçu comme inadapté, impuissant et pour tout dire néfaste, tant sur le plan politique qu'économique et social. La IIIe République et la valse hésitation de ses ministères trop souvent morts-nés ne sont que la traduction, sur le plan institutionnel, d'une crise plus profonde - une crise de civilisation. Cette crise est analysée et dénoncée par des groupes de jeunes intellectuels, ces non-conformistes des années trente étudiés par Jean-Louis Loubet Del Bayle (2) et qui s'expriment dans des revues au ton insolent : Plans, Esprit, Ordre nouveau. Leurs animateurs tombent d'accord pour faire un diagnostic très critique : par rapport à un monde nouveau, marqué par les progrès fulgurants des sciences et des techniques, institutions et cultures établies s'avèrent cruellement inadaptée, déphasées ; et, plus grave, la mentalité et l'idéologie régnantes sont déshumanisantes. Il y a là une critique, sans concession, du libéralisme, de cette "frénésie productiviste" dont le moteur est, dit Jean de Fabrègues, "la recherche sans frein du profit". Esprit reprend à son compte l'acte d'accusation dressé par Thierry Maulnier : "Le règne de la spéculation, plus grand mal encore que le productivisme, transforme l'économie en un énorme jeu de hasard ( ... ). Le système capitaliste actuel, c'est l'usure érigée en loi générale". En somme, ces contestataires reprennent tous, sous une forme ou sous une autre, la célèbre formule de La Tour du Pin : "Le libéralisme, c'est le renard libre dans le poulailler libre".
Libéralisme et marxisme sont d'ailleurs objectivement complices : "Le régime capitaliste, constate Alexandre Marc dans Ordre nouveau, a séparé l'homme de la propriété et de l'enracinement qu'elle constitue et le communisme prend ensuite en charge cet homme déraciné, prolétarisé, coupé de toutes ses attaches familiales, régionales, nationales". Cet acte d'accusation, formulé par des hommes catalogués à droite, n'a rien de fondamentalement différent des attaques lancées par certains militants, hommes de réflexion et d'action, classés nettement à gauche. C'est ainsi que, dans le prolongement des idées d'un Henri de Man (Au-delà du marxisme, édité en allemand en 1926 et en français en 1929), le secrétaire du groupe SFIO à la Chambre, Marcel Déat, publie en 1930 Perspectives socialistes, manifeste de ces néo-socialistes qui proposent de grouper, face au cosmopolitisme capitaliste, toutes les forces productives du pays en un rassemblement national populaire (3). Déat propose un projet de planification, supposant un syndicalisme actif et un Etat ayant recouvert "l'exercice de sa souveraineté" (4), pour réconcilier le socialisme et la nation.
Dans le même temps, Hubert Lagardelle, qui fut avec Sorel, à la charnière des XIXe et XXe siècles, un des principaux théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, se joint à Le Corbusier, Arthur Honegger, Fernand Léger, Claude Autant-Lara et René Clair pour travailler, dans le cadre de la revue Plans, à "la définition d'une culture moderne". Tant il est vrai que toute une génération prend conscience qu'au-delà des soubresauts politiciens de la IIIe République, le véritable enjeu touche à la nature de la culture et de la civilisation dans une Europe sortie cruellement anémiée des gigantesques saignées de 14-18.
Il y a donc, dans la France de l'entre-deux guerres, montée d'une contestation globale du système en place. L'antiparlementarisme se développe et, devant la décadence de la notion même de souveraineté du politique - les ministères passent, l'administration règne... - un modéré comme Tardieu en vient à réclamer l'introduction du référendum, qui, dit-il, "rendrait au peuple le contact du réel". Le thème de "l'appel au peuple" (5) exprime un rejet de l'établissement politicien. Deux articles de Robert Aron, datant de 1932 et 1933, s'intitulent significativement "Le régime parlementaire, c'est le régime idéal de la pourriture" et "Il n'y a plus de politique, il n'y a plus que des politiciens".
Quarante millions de pétainistes
Cette régression dénoncée par les "non-conformistes" est le fruit d'une idéologie du déracinement, de l'uniformisation et de l'abstraction (voir quelques puissantes pages du Voyage au bout de la nuit... ) qui tend à détruire les appartenances concrètes, les communautés organiques. On en vient, dans la logique du jacobinisme, à cause de l'utopie des Lumières, "à nier les différences fondamentales, celles que les traditions, les influences régionales, les résurgences ethniques et les fidélités de métier enracinent au cœur de l'homme. L'idéal pour tous les régimes actuels, c'est l'uniformité : le Breton et le Provençal mêlés dans l'anonymat, fondus peu à peu dans le creuset d'où sort le misérable métal du citoyen prolétaire" (6). Il faut donc, en s'inspirant par exemple de l'oeuvre d'un Proudhon, repenser la construction du corps social. Ambitieuse tâche à laquelle s'attelle, entre autres, Emmanuel Mounier et son personnalisme.
Quand la France se réveille, groggy, au lendemain de l'armistice du 25 juin 1940, elle entend Philippe Pétain l'appeler à un "redressement intellectuel et moral". Dès le 16 juin, quelques heures avant d'être nommé président du Conseil par un Lebrun quelque peu dépassé par les événements, le maréchal avait tracé sa ligne de conduite : "Le renouveau français, il faut l'attendre bien plus de l'âme de notre pays, que nous préserverons en restant sur place, plutôt que d'une reconquête de notre territoire par des canons alliés".
Une telle déclaration d'intention répond à l'attente de la très grande majorité des Français : un consensus unit, autour du maréchal, ces "quarante millions de pétainistes" dont Henri Amouroux a bien décrit les angoisses, les rancœurs, les attentes (7). Angoisses devant la défaite d'un pays ayant vécu vingt ans sur l'illusion de la victoire de 1918, rancœurs contre une République accusée d'avoir conduit la nation à l'abîme, attente d'un sauveur ayant, pour la patrie blessée, les soins attentifs d'un grand-père ferme mais bonhomme.
La dévotion à l'égard du chef du nouvel Etat français, l'ambiance monarchique qui règne à Vichy, autour de la personne de Pétain, sont favorisées par les membres de l'entourage : commence en effet la première phase de l'histoire de Vichy, que Dreyfus appel le "le temps des maurrassiens". Si Maurras lui-même n'intervient pas directement dans la vie vichyssoise, son influence sur les grandes orientations politiques du nouveau régime est indéniable. Un journal marseillais s'en félicite hautement : "Si Maurras ne participe pas au gouvernement de Pétain, il ne semble pas moins que sa pensée inspire celui-ci ; et ce n'est pas la moindre raison de la confiance que nous inspire le grand Maréchal, de savoir qu'il agit et gouverne d'une manière typiquement maurrassienne" (8). Au sein du gouvernement ou du cabinet de Pétain, des hommes comme Alibert, Ménétrel, Du Moulin de Labarthète, Ybarnégaray affichent leurs convictions maurrassiennes. A la base, la révolution nationale trouve ses plus sûrs appuis chez les anciens combattants et les paysans (qui représentent encore, à la fin des années 30, 38 % des actifs). La "terre qui ne ment pas" devient un des slogans emblématiques du régime.
Les valeurs désormais exaltées par Vichy - résumées par le célèbre triptyque "Travail, Famille, Patrie" - sont des références de base qu'on retrouve... dans les textes des premiers mouvements de résistance qui s'organisent en 1941, comme Combat et l'OCM (Organisation Civile et Militaire) (9). Il y a évidemment quelque chose d'iconoclaste dans ce constat, par rapport à la légende dorée résistancialiste forgée après 1945... Mais les faits sont là : encore en 1943, lorsqu'un jeune homme très marqué à gauche décide de partir dans les maquis du Vercors pour y participer à la croisade antipétainiste, il tombe de haut en constatant que les "chefs" du camp de base où il est accueilli organisent à la veillée, dans les meilleures traditions scoutes, des séances de chant où figure en bonne place " Maréchal nous voilà " ! (10).
Le 10 juillet 1940, l'Assemblée nationale, réunie en catastrophe à Vichy, enterre la IIIe République par 569 voix contre 80 et 17 abstentions. Le nouveau régime qu'est chargé d'installer le maréchal Pétain a de tout autres ambitions que de jouer les intérimaires, en attendant la fin d'une guerre qui va vite s'élargir aux dimensions de la planète. Il s'agit tout bonnement de créer un ordre nouveau. C'est en ce sens que s'engagent des hommes de haute qualité, dont François Perroux est un exemple très représentatif. Figurant incontestablement parmi les grands économistes contemporains, Perroux s'est fait connaître par des travaux - Capitalisme et communauté de travail (1936), Autarcie et expansion (1940), entre autres - dont l'axe est la recherche d'une troisième voie, au-delà du libéralisme et du marxisme. Directeur de l'Institut d'études corporatives, fondé par Vichy en 1940, Perroux veut proposer à Pétain un ordre communautaire, un système d'organisation du travail, qui "remplacera la notion de profit comme moteur de la vie économique par celle de service social".
Retrouver les racines de la France
Il s'agit de reconstruire le pays sur des bases ne devant rien à l'utopie égalitaire et individualiste, des cellules de vie dont le caractère organique assure la stabilité et la solidité : la famille, le métier, la région - ou plutôt la province, puisqu'il s'agit de retrouver le cadre traditionnel d'une France enracinée. Le régionalisme est perçu, dans l'optique vichyssoise, comme une fructueuse incitation au nationalisme : en adressant un exceptionnel hommage à la mémoire de Frédéric Mistral, le 8 décembre 1940, Philippe Pétain déclare qu'il est dû "au citoyen, au patriote dont l’œuvre et la vie témoignent que l'attachement à la petite patrie n'ôte rien à l'amour de la grande et contribue à l'accroître en opposant une résistance invincible à tout ce qui veut nous déclasser, nous niveler, nous déraciner".
A travers le régionalisme, la révolution nationale appelle à la redécouverte des identités culturelles, aux retrouvailles de l'esprit et du corps, contre cet intellectualisme desséchant qu'avait fait régner la "république des professeurs". Cette préoccupation vise en priorité les jeunes, à qui il faut fournir de saines activités. D'où la fondation, dès juillet 1940, des Chantiers de jeunesse.
Leur fondateur, le général de La Porte du Theil, veut former des jeunes "communiant dans la ferveur de la même foi nationale". En construisant des ponts et des routes, en reboisant, en fabriquant du charbon de bois, nombre de jeunes citadins découvrent les vertus roboratives de la vie au grand air et une camaraderie faite des fatigues et des joies partagées.
Une politique culturelle audacieuse
C'est un objectif similaire que vise le mouvement Compagnons de France. En mettant l'accent sur la mise en valeur d'une culture populaire - comme ces chants traditionnels qui sont "à la fois l'expression du sol et celle du peuple". L'association Jeune France, elle, se fixe pour tâche de former des animateurs de jeunesse en matière d'art et de culture, d'animer des groupes professionnels de jeunes artistes et d'assurer, comme une fonction sociale, la liaison entre ces jeunes artistes et des publics populaires ; car "il faut que les jeunes apprennent les moyens de s'exprimer dans le grand langage de l'art populaire, chants et veillées, danses et coutumes, arts et métiers, des maisons, des camps" (11). Des troupes de théâtre, patronnées par Jeune France, parcourent routes et villages ; elles sont animées par de jeunes comédiens dont certains feront, après la guerre, une belle carrière.
Dans le domaine de l'ethnographie folklorique, le Musée national des Arts et Traditions populaires, créé en 1937 s'épanouit sous la protection de l'Etat français ; son conservateur, G.H. Rivière, veut en faire un instrument de recherche, d'enseignement et de documentation. Il est évident que le souci de mettre en valeur les racines profondes des cultures populaires, provinciales, correspond à la ligne développée par la révolution nationale première manière, qu'on peut rapprocher du courant völkisch d'outre-Rhin - malgré de nombreuses et profondes différences entre les deux phénomènes.
Réconcilier le peuple et le sport : c'est l'objectif d'une politique sportive ambitieuse mise sur pied, avec succès, par Jean Borotra (nombre de Français ont été impressionnés par la jeunesse et l'allure sportive des troupes d'assaut de la Wehrmacht…). Faire découvrir, à la jeunesse, les joies de la musique - secteur jusqu'alors négligé, en France, par l'enseignement : les Jeunesses musicales de France sont fondées en 1942 et regroupent vite plusieurs dizaines de milliers de jeunes. Encourager la créativité du cinéma français : c'est l'objectif du Comité d'organisation de l'industrie cinématographique, regroupant de grands metteurs en scène et dont le secrétaire général est Robert Buron... futur ministre de Mendès France et de Charles de Gaulle. Est créé aussi, sous l'influence de Marcel Carné, l'IDHEC (Institut des Hautes études cinématographiques). Par ailleurs, Vichy innove en mettant en place une législation sur la protection du domaine archéologique (loi Carcopino du 27 septembre 1941).
Comme on le voit, la politique culturelle de Vichy est audacieuse, novatrice - et ses retombées bénéfiques se prolongeront bien au-delà de 1945. Mais alors, on " oubliera " que le régime vilipendé aura eu la paternité de bien des innovations...
Dans la mise en place de cette politique culturelle, on retrouve des hommes venus tant de la droite que de la gauche. Mais l'éviction de Laval, le 13 décembre 1940, sonne le glas de la phase "traditionaliste" de l'Etat français. Non, certes, que Laval soit solidaire des clans réactionnaires qui s'agitent autour de Pétain. Mais son départ forcé laisse le champ libre - après un bref intermède Flandrin - à Darlan. Or, celui-ci amène dans ses bagages de nouvelles têtes. Têtes bien pleines et bien faites, qui entendent engager la France dans la voie de la modernisation, en tournant le dos au passéisme de style maurrassien.
En voyant débarquer ces jeunes Turcs bardés de leur savoir, très sûrs d'eux, le directeur du cabinet civil de Pétain est effaré. Il s'étonne, auprès de Darlan : "Mais vous amenez toute la banque Worms !". L'amiral réplique : "Cela vaut toujours mieux que les puceaux de sacristie qui vous entourent ; pas de généraux, pas de séminaristes, des types jeunes, dessalés, qui s'entendront avec les Fritz et nous feront bouillir de la bonne marmite" (12). Ces polytechniciens, inspecteurs des finances, chefs d'entreprise qui peuplent désormais, dans le sillage de Darlan, les allées du pouvoir, sont fascinés par le redressement économique qu'a réalisé l'Allemagne depuis 1933. Ils veulent appliquer à la France les mêmes schémas de rénovation, tant dans le domaine de la production industrielle que dans celui des communications - voire dans l'agriculture, même si ce secteur n'est pas celui qui mobilise en priorité leur imagination... Ces hommes se sont groupés, avant guerre, dans des cénacles qui ont nom le Redressement français, X crise, les Nouveaux Cahiers. Yves Bouthillier, Pierre Pucheu, François Lehideux sont bien représentatifs : alors que Pétain n'a, en matière économique, que des idées sommaires - et en tout cas pas de doctrine cohérente - les nouveaux ministres (Pucheu est à la Production industrielle, Lehideux à l'Equipement, Bouthillier aux Finances, et il lui revient de coordonner l'activité de tous les ministères économiques) entendent bien faire de l'action sur l'économie l'axe de la politique gouvernementale.
"Avec l'arrivée des jeunes ministres techniciens, note Dreyfus, les modernistes prennent en main l'économie française. Ces technocrates vont mettre en place une structure gouvernementale... qui demeure aujourd'hui". Ainsi, dans le domaine de la Production industrielle, le ministère crée un système de réorganisation et de contrôle de l'industrie destiné à durer : "L'édifice et la plus grande partie de ces hommes devaient survivre au conflit presque sans dommage, et devenir l'un des grands instruments de l'expansion d'après-guerre". Conseiller de Bouthillier, Alfred Sauvy fonde en 1941 un Service national des statistiques, qui publie des études pionnières sur la productivité en France et devait devenir, plus tard, l'INSEE (en conservant le même personnel, hautement qualifié ... ). L'objectif des technocrates est de mettre en place une planification à la française, visant le développement économique, quitte à se libérer de l'obsession de la solidité monétaire et de l'équilibre budgétaire, si caractéristique des frileuses mentalités régnant sous la IIIe République. L'essor économique qu'allait connaître la France sous les IVe et Ve Républiques fut, en somme, pensé par certains hauts responsables de l'Etat français à qui Dreyfus rend justice : "C'est à Vichy que se préparent concrètement ce que Jean Fourastié a très justement appelé "les 30 glorieuses".
Ajoutons que la planification vichyssoise intégrait dans ses préoccupations la natalité : pour lutter contre le malthusianisme démographique, il fallait améliorer l'habitat, les conditions sanitaires et les soins médicaux, les installations sportives. Il n'est de richesses que d'hommes et la clef du destin d'un pays réside dans la quantité et la qualité de ses enfants : c'est ce que prêchait, sans se lasser, Alexis Carrel, régent de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains créée par Pétain le 17 novembre 1941 (et dont François Perroux fut, un temps, le secrétaire général).
Efficaces, les technocrates installés par Darlan apportent avec eux une mentalité qui devait perdurer, jusqu'à nos jours, chez les énarques. Autrement dit, ils sont convaincus que l'action politique se réduit au traitement, technique, de grands dossiers. Il leur manque forcément ce souffle, ce sens des grands desseins qu'ont les hommes politiques dignes de ce nom - dont le prototype, entre 1940 et 1945, est un Marcel Déat. Mais Déat, comme la plus grande partie des authentiques révolutionnaires, est à Paris. D'où il qualifie Vichy de "carrefour des forces mauvaises"...
Vichy, capitale du double jeu
Il apparaît clairement, surtout à partir de 1942, que Vichy et Paris sont les symboles de deux lignes politiques inconciliables, car à Paris s'expriment les partisans d'un engagement réel de la France aux côtés de l’Allemagne - tandis que Vichy sera, jusqu'au bout, la capitale du double jeu.
Cela étant dit, le principal mérite du livre de Dreyfus est de rendre à Vichy ce qui est à Vichy, loin des clichés manichéens qui règnent encore, jusques et y compris au sein de l'université française. Ce qui ne va pas sans rappels cruels. Un exemple, parmi d'autres : quand l'Ecole des cadresd'Uriage, pépinière de jeunes chefs dévoués à la Révolution nationale, est fermée par décision gouvernementale fin 1942, car devenue suspecte de penchants pour la Résistance, ses principaux animateurs - dont Dunoyer de Segonzac et Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde - décident de créer un Ordre d'Uriage, voué à pérenniser l'idéal de l'Ecole. Or, il est bien précisé, dans le manifeste fondateur de cet Ordre, que francs-maçons et Juifs en seraient exclus, car il ne faut pas "sous-estimer le danger d'une revanche juive ni méconnaître l'existence d'une internationale juive dont les intérêts sont opposés à ceux de la France" (l3) ! Tout est décidément plus compliqué qu'on croit.
1 - Il y a eu des exceptions, aussi honorables que rares. Parmi elles, se détachent Robert Aron et son Histoire de Vichy, Fayard, 1954
2 - Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années trente, Le Seuil, 1969.
3 - Ces mots, définissant une ligne politique, donneront son nom au parti créé par Déat en janvier 1941, contre Vichy.
4 - Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989, p. 236.
5 - Le Parti de l’Appel au Peuple est le nom adopté, à partir de 1923, par le mouvement bonapartiste.
6 - Ordre nouveau , mai 1933.
7 - Henri Amouroux, Quarante millions de pétainistes, Robert Laffont, 1977.
8 - Cité dans Eugen Weber, L'Action Française, Stock, 1962.
9 - Voir Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973.
10 - Gilbert Joseph, Combattant du Vercors, Fayard, 1972.
11 - Lettre du musicien P. Schaeffer, vice-président de Jeune France, adressée au président Patrice de La Tour du Pin, prisonnier en Allemagne. Citée dans Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, Presses universitaires de Lyon et CNRS, 1989.
12 - H. Du Moulin de Labarthète, Le temps des illusions, A l'enseigne du Cheval ailé, 1947.
(13 - Cité dans Antoine Delestre, Uriage, Une communauté et une école dans la tourmente 1940-1945, Presses universitaires de Nancy, 1989.
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Le Choc du Mois – N°39 – Avril 1991
En des termes presque identiques, Marcel Déat et Ernst Jünger ont évoqué les horreurs de la Grande Guerre. La France et l'Allemagne y ont laissé le meilleur de leurs forces vives. Ce fut un immense gâchis dont l'Europe ne s'est jamais relevée.
"Tout autour, sur les collines montent des geysers de fumée, des obus énormes tombent sur les forts, notre artillerie, tapie au flanc des moindres ravins, envoie par rafales de vraies nappes d'obus derrière les hauteurs, vers le nord, sans doute sur des rassemblements signalés par l'aviation. Nous poussons en avant jusqu'à la lisière du bois, mais une série de 150 nous oblige à rétrograder et à nous diluer. Le soir on nous alerte, et nous voilà partis vers le village de Chattancourt, dont les maisons brûlent. L'air est saturé de gaz lacrymogènes, d'extraordinaires lueurs éclairent parfois comme en plein jour ce fond de cuve où nous pataugeons. On nous rassemble aux abords du village, le chef de bataillon, le commandant Thomas, nous explique très brièvement qu'on va contre-attaquer quelque part en avant en direction du bois des Corbeaux. Personne ne sait où sont les lignes ni s'il y en a encore. Nous grimpons, un orage de 150 et de 210 s'abat sur la crête, les compagnies flottent dans le noir sous la pluie des explosifs. Un éclatement énorme m'éblouit, à deux mètres devant moi, je me sens soulevé par le souffle, je fais une pirouette et je retombe la tête la première dans un trou d'obus, le casque amortit la chute, personne n'est touché ; nous attendons à l'abri d'une espèce de talus qui a été la paroi d'un abri éventré et nous nous apercevons que nous sommes assis sur des cadavres."
L'auteur de ces lignes, Marcel Déat, est un combattant de 14-18. Il a vécu, pendant quatre ans - une éternité -, cette descente aux enfers qui a bouleversé l'Europe : il est peu de fracture dans l'histoire des hommes, qui ait eu une telle portée. Après elle, le monde n'était plus, ne pouvait plus être le même. Les hommes qui ont traversé cela, qui ont survécu à cela, en ont porté, au plus profond d'eux-mêmes une marque indélébile. "Cette expérience, constate Déat, nous a pour une grande part formés, pétris, façonnés, marqués pour toujours. Car, de vingt à vingt-quatre ans, nous avons été soldats, combattants, et rien que cela."
Le normalien Déat, confronté à cet examen permanent qu'est la guerre, a vite compris qu'elle est, aussi, l'occasion - sans doute unique - de remettre les choses à leur vraie place : "Nous avions récupéré notre saine animalité, ayant enfoncé et mis en morceaux les écrans protecteurs et les interdits d'une civilisation sans profondeur. Nous n'étions pas du tout devenus des brutes. Nous avions au contraire étonnamment gagné en humanité véritable, mais les tabous factices ne projetaient plus aucune honte sur nos fonctions élémentaires. Nous avions refait connaissance avec notre corps, nous savions ses possibilités […] Nous connaissions maintenant la vraie fatigue, la vraie faim, la vraie joie de manger et de dormir. Nos sens émoussés étaient redevenus aigus et rapides […] Le soleil, la pluie, la chaleur, le froid, avaient pour nous une signification neuve." (1).
Jünger, acteur lucide
En face, on a les mêmes réactions. L'Allemand Ernst Jünger, engagé dans la tourmente à dix-neuf ans, quatorze fois blessé, est de ces hommes qui, acteurs lucides de l'événement, en laissent un témoignage dépouillé de tout artifice. Tableau sans concession : "Nous avançons en silence, car l'ennemi pourrait être tout proche. Prudemment, avec de longs intervalles afin de pouvoir tirer dans toutes les directions, nous longeons en nous courbant un élément de boyau peu profond où le combat corps à corps semble avoir pris fin par la conquête du boqueteau. C'est un des rares points où la décision finale ait été réellement encore imposée par une mêlée homme contre homme, où chaque combattant a dû regarder son adversaire dans le blanc des yeux, alors qu'il s'agissait de le détruire le plus vite et le plus sauvagement possible pour n'être pas détruit lui-même. Le terrain a été abandonné par les survivants dans un désordre épouvantable et nous fait l'effet, dans le crépuscule, d'une danse macabre subitement pétrifiée. Ce qui s'est passé dans ce coin, à cet instant, le combattant expérimenté est à même de le lire comme dans un livre ouvert. Tous les trous d'obus sont jonchés de grenades à hampes grises et de boules de fer noires ; sur les parapets, des caisses pleines de grenades dont le contenu s'est éparpillé au moment de les ouvrir fébrilement. Partout dans les entonnoirs se voient de petites dépressions calcinées de la dimension d'une assiette ; là, les grenades à main ont fait explosion en pleine mêlée ; l'effet de ces boules de feu qui, en éclatant à cette distance, soulèvent les corps et les font retomber comme des sacs, est bien visible sur les cadavres jetés les uns sur les autres et restés là dans les attitudes où la mort les a figés. Corps et visages sont troués d'éclats, les uniformes brûlés et noircis par les flammes des explosions. Les traits de ceux qui sont couchés sur le dos sont convulsés et les yeux grands ouverts comme devant un cataclysme sans issue. L'épouvante s'est figée en masques hallucinants qu'aucune imagination ne saurait inventer" (2).
Paysans pour un massacre
Entre 1914 et 1918, la France mobilisa environ quatre millions de combattants. De tous âges, de tous métiers, de toutes origines, ces hommes furent jetés dans la même fournaise - même si celle-ci, selon les dates et les lieux, fut d'une intensité variable. De l'épreuve partagée naît un solide mépris pour les planqués, les embusqués - et, plus généralement, pour cet arrière dont l’insouciance, 1a frivolité, donnent aux permissionnaires l'impression de débarquer sur une autre planète, futile et vaine.
Au front vit une autre humanité, la nation en armes. Elle a pour clé de voûte la paysannerie, qui fournit les trois quarts des combattants. De braves Gaulois, durs à la tâche, qui font corps avec la terre lorsqu'il faut s'enfoncer en elle, pour une interminable guerre de tranchées, après l'inutile "course à la mer" de 1914. Gabions, sacs à terre, caillebotis permettent d'aménager la tranchée, coupée de pare-éclats et de chicanes, avec sa banquette de tir et un parapet où s'ouvrent des créneaux, tant pour le tir que pour l'observation. Vers l'avant s'enfoncent des sapes - postes d'écoute où le séjour est particulièrement malsain. Mieux dotés d'un outillage adapté, les fantassins allemands surclassent leurs adversaires dans l'aménagement des retranchements. Admiratifs, les Français découvrant, après une offensive, les tranchées allemandes, doivent reconnaître que le goût de l'organisation, dont se moquent facilement les Gaulois, a tout de même du bon...
De la boue jusque dans la bouche
Mais les tranchées les mieux conçues résistent aux coups prolongés des intempéries. Sans parler des bouleversements que provoquent les pluies d'obus. Aussi les hommes sont-ils condamnés à vivre souvent dans une infâme gadoue : "Les boyaux ne sont plus que des cloaques où l'eau et l'urine se mélangent. La tranchée n'est plus qu'un ruban d'eau. Elle s'éboule derrière vous, quand vous avez passé, avec un glissement mou. Et nous sommes nous-mêmes métamorphosés en statues de glaise, avec de la boue jusque dans la bouche" (3).
Même dans un tel cadre, la faim et la soif gardent leurs droits. On attend avec anxiété le pinard, la gnôle, les boules de pain, la soupe (appellation générique pour désigner le plat unique, magma de "barbaque", de patates, de fayots, de riz ou de pâtes - selon les jours - trop souvent figé dans sa graisse). Bien heureux quand la corvée de soupe, ayant dû franchir des coins harcelés par le tir ennemi, a pu éviter de renverser les bouthéons chargés à ras bord, de perdre dans des trous d'eau les bidons de pinard et les musettes bourrées de pains.
Il faut vivre, ou plutôt essayer de survivre, en côtoyant l'ignoble. En s'accoutumant à l'inimaginable. "Sur tout le front de la butte de Souain, depuis septembre 1915, les fantassins fauchés par les mitrailleuses gisent étendus face contre terre, alignés comme à la manœuvre. La pluie sur eux tombe, inexorablement, et les balles cassent leurs os blanchis. Un soir, Jacques, en patrouille, a vu, sous leurs capotes déteintes, des rats s'enfuir, des rats énormes, gras de viande humaine. Le cœur battant, il rampait vers un mort. Le casque avait roulé. L'homme montrait sa tête grimaçante, vide de chair ; le crâne à nu, les yeux mangés. Un dentier avait glissé sur la chemise pourrie, et de la bouche béante une bête immonde avait sauté".
L'indicible. Et cette guerre qui dure, dure... A laquelle on fait face avec fatalisme. Mais aussi avec d'extraordinaires sursauts d'énergie, qui transforment brusquement en héros cet homme que sa famille, ses amis, ses collègues de travail avaient toujours vu comme un père tranquille. Mais c'était il y a longtemps... Dans la vie d'avant...
Bien sûr, il y a les moments et les lieux exceptionnels. Plus que tout autre, Verdun. Où tombèrent, morts, "disparus" ou blessés, 700.000 hommes - uniformes bleu horizon et feldgrau confondus. Dans leur sécheresse, des chiffres éloquents. Le 28 février 1916, après deux jours d'attaque au bois des Caures, il reste 98 des chasseurs de Driant, sur 1.200 ; le 4 mai, la 6ème compagnie du 60ème régiment d'infanterie contre-attaque sur le Morthomme ; 143 hommes s'étaient lancés à l'assaut, il en reste 11. Vague après vague, de chaque côté les hommes meurent par grappes, fauchés, écrasés, éparpillés. Qu'elle en a bu du sang, cette terre...
Immense gâchis. France et Allemagne saignées à blanc, le meilleur de leurs forces vives resté sur les champs de bataille. Et, à travers les deux principaux protagonistes, le cœur même de l'Europe - le vieux coeur carolingien - atteint au plus profond. Au bénéfice, en fin de compte, de la sanglante utopie marxiste et de l'immonde capitalisme yankee, deux formes d'impérialisme aussi pernicieuses l'une que l'autre, puisque se retrouvant, sur la base de dogmes matérialistes, pour nier l'essence même de l'héritage européen. C'est l'amer bilan que dressa Déat : "Nous comprendrions en 1918 que la France, saignée à blanc, n'était plus, malgré l'éclat douloureux de sa victoire, qu'un élément secondaire dans une coalition qui débordait l’Europe, quelle avait simplement prêté son sol comme champ de bataille après avoir sacrifié l'élite de ses jeunes hommes, et l'on finirait par se rendre à cette amère vérité que la guerre de 1914-1918 n'avait été autre chose qu'une guerre civile européenne, sottement engagée, et dangereusement arbitrée par l'étranger".
Mon grand-père, Pierre-Louis Vial, fut un des 1.300.000 soldats français qui ne revinrent pas des combats. Sur une photographie un peu jaunie accrochée au mur de mon bureau, ce grand-père que je n'ai pas connu, engoncé dans son uniforme, a un sourire un peu triste. Il me parle d'un temps où les Européens avaient décidé de se suicider.
1 - Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989.
2 - Ernst Jünger, Le boqueteau 125, Editions du Porte-Glaive, 1987.
3 - P. Champion, cité dans Jacques Meyer, La vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Hachette, 1966, rééd. 1991.
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Le Choc du Mois – N°45 – Octobre 1991
Le grand historien du Moyen Age a construit son œuvre comme les compagnons du Devoir ont bâti les cathédrales. Son succès laisse à penser que les Français ont gardé la nostalgie des valeurs de la chevalerie et de la paysannerie.
Avatar de la vieille obsession biblique de la fin des temps et du Jugement dernier, le thème de la fin de l’histoire, après avoir nourri le messianisme marxiste, survit à travers le triomphalisme libéral. Il y a peu, Francis Fukuyama, paré de son appartenance au service planification de la politique du Département d’Etat américain, claironnait que la grande paix universelle, la fin de ces insupportables tensions et affrontements que fut depuis toujours l’histoire des hommes, serait assuré par le triomphe du libéralisme, désormais seule référence, seul mode de vie, seule échelle de valeurs (?) après l’effondrement du fascisme, puis du communisme. La fin de l’histoire serait donc une des bienheureuses conséquences de cette planification mondialiste, de ce nivellement des êtres et des peuples (notion qui serait désormais obsolète) dont rêvent depuis toujours les apôtres d’un monde gris et d’une société café au lait.
Bâtisseur de cathédrales
Contre ce prophétisme de drugstore, une voix française s’élève, pour plaider la cause de l’intelligence. C’est celle de Georges Duby - que je tiens pour le plus grand historien de notre temps.
Alors qu’il est en pleine maîtrise de son talent et qu’il devrait donc, si les dieux le veulent, nous réserver encore nombre de ces livres sainement provocateurs dont il a le secret, Duby a entrepris de dresser un bilan de sa vie et de son œuvre - les deux étant difficilement séparables pour un vrai chercheur. Duby le dit sans vaine modestie : l’histoire de sa vie, "c’est celle, étendue sur un demi-siècle, de l’école historique française". Il le fait sous un titre en forme de manifeste : L’histoire continue. Cette affirmation d’une pérennité de l’histoire a du poids quand elle émane d’un des pères - oserai-je dire du pape ? - de la nouvelle histoire. Nouvelle histoire, histoire nouvelle… Voilà une formule qui a suscité bien des controverses. Je préfère, quant à moi, parler d’histoire qui, pour avoir une vue totalisante des hommes en société, à travers l’espace et le temps, intègre les apports, sans prétendre se les soumettre, de disciplines comme la géographie, l’indispensable sœur, mais aussi la démographie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie, l’archéologie (discipline à part entière, qui mérite mieux que l’étiquette, quelque peu condescendante, de "science auxiliaire de l’histoire"), la liste n’étant bien sûr pas limitative.
Un chemin initiatique
Quand Duby "entre dans la carrière" en 1952, le jeune agrégé qu’il est se tourne immédiatement vers la recherche. Parler d’histoire à de jeunes esprits lui apporte, certes, ces joies que ressent tout professeur concevant son rôle comme celui d’un éveilleur. Mais il lui faut aller au contact direct des documents, à la source de la connaissance historique. Tout historien doit choisir son champ d’étude. Duby opte pour le Moyen Age : "C’est là que j’allais installer mon chantier". Vocabulaire digne d’un bon compagnon du Devoir, d’un bâtisseur de ces cathédrales dont Duby devait, plus tard, si bien comprendre et peindre et le corps et l’âme. Il précise d’ailleurs, à propos du choix de son sujet de thèse, qu’il se décide en fonction du "matériau" qu’il a repéré, sous la forme d’un monumental recueil de chartes concernant Cluny. "Ce mot "matériau", brutal, ouvrier, je l’emploie à dessein car il convient pour désigner la masse inerte, le gros tas de mots écrits, tout juste extraits de ces carrières où les historiens vont s’approvisionner, triant, retaillant, ajustant, pour bâtir ensuite l’édifice dont ils ont conçu le plan provisoire".
Une autre image vient à l’esprit, lorsqu’on lit l’itinéraire biographique de Duby : celle du pèlerin, cheminant par monts et par vaux vers Compostelle, pour qui chaque étape de la longue route est occasion d’une parcelle d’initiation.
Le réductionnisme économique
Jeune thésard à l’esprit vif, Duby se porte spontanément à l’avant-garde, dans les débats qui animent le petit monde des historiens. On est dans ces années d’après-guerre où l’école des Annales règne sur les esprits avancés. Duby dit sa dette à l’égard de Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel. Mais il sait aussi, prendre le nécessaire recul par rapport aux excès du "quantitatif". Car les Annales ont suscité, chez certains de leurs dévots, "une volonté de mesurer, d’évaluer, de quantifier à toute force, l’obsession du nombre, de la moyenne, de la courbe, c’est-à-dire ce genre d’histoire que l’on appela sérielle".
Cette tendance correspond à l’invasion, au sein de la démarche historique, du culte de l’économisme. Attentif à ne pas succomber à une telle déviance - qui a trop souvent débouché sur un véritable dogmatisme -, Duby réagit aujourd’hui contre la mode quasi obsessionnelle de l’informatique, appliquée au champ de l’historien : "Ça n’est pas que je mette en doute, explique-t-il, les avantages immenses que procurent ces instruments. Ce sont d’admirables fichiers, des réserves de mémoire, infaillible, sélective, toujours prête à répondre. Mais ce ne sont que des fichiers. Le danger serait d’attendre d’eux davantage et de se laisser prendre aux apparences de scientificité qu’ils procurent".
Bravant les modes, Duby revendique, pour l’historien, le droit à l’imagination, cette "indispensable magicienne". Le métier d’historien n’est pas réductible à des exercices de comptabilité. En rédigeant sa thèse, Duby a pris conscience du danger de réductionnisme que véhicule la vision économiste : ramener l’étude d’une société à l’économie - infrastructure - (piège dans lequel tombent tant le marxisme que le libéralisme, nés de la même matrice idéologique), c’est se condamner à ignorer la complexité du réel, c’est passer à côté du vécu.
Dès la rédaction de sa thèse, Duby a vu que l’histoire exige une vision totalisante : "Je devinais surtout qu’une société, comme un paysage, est un système dont de multiples facteurs déterminent la structure et l’évolution, que les relations entre ces facteurs ne sont pas de cause à effet mais de corrélation, d’interférences, qu’il est de bonne méthode d’examiner un par un ces facteurs dans un premier temps, car chacun d’eux agit et évolue selon son propre rythme, mais qu’il faut impérativement les considérer dans l’indissociable cohésion qui les rassemble si l’on veut comprendre le fonctionnement du système […] Parmi les facteurs dont la conjonction commande la destinée des sociétés humaines, ceux qui touchent à la nature, c’est-à-dire à la matière, ne l’emportent pas forcément sur d’autres qui relèvent de la culture, donc de l’esprit".
Armé d’une telle vision, Duby était prêt pour devenir, très vite, l’un des principaux inspirateurs d’une histoire des mentalités. Mentalités ? Le terme implique le refus du vieux dualisme que l’Orient exporta, un triste jour en Europe. "Ce que nous cherchions à connaître en effet, explique Duby, se passe dans les têtes, lesquelles ne sont pas séparables d’un corps".
La nostalgie des racines
En se penchant sur l’art cistercien (1), Duby se trouve en communion de pensée avec saint Bernard : "Cherchant la signification des édifices cisterciens et m’informant à cette fin des préceptes dont s’inspirèrent les hommes qui les bâtirent, c’est-à-dire de la morale que prêchait Bernard de Clairvaux, j’eus la satisfaction de constater que cet homme exigeant, pour avoir longuement médité sur le mystère chrétien de l’incarnation, proclamait lui aussi que les hommes ne sont pas des anges, donc qu’ils ne parviennent à élever leur âme jusqu’aux effervescences du mysticisme qu’en sublimant des pulsions surgies du plus profond de leur être charnel, et qu’il insistait, comme nous autres pionniers d’une histoire des mentalités, sur la nécessité de préserver l’unité de la chair et de l’esprit si l’on veut comprendre le moindre des actes d’un être humain."
Une telle remarque souligne combien le christianisme médiéval est un phénomène beaucoup plus complexe que ne l’imaginent certains. C’est ce que Duby va mettre en évidence à travers ces grands livres que sont Le temps des cathédrales (2), Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (3), Le chevalier, la femme et le prêtre (4) dans lesquels le lecteur pénètre avec une jubilation égale à celle que l’auteur a eue à les écrire.
C’est d’ailleurs un des traits qui suscitent mon enthousiasme : il y a toujours, dans la façon qu’a Duby d’écrire l’histoire, de l’allégresse. On est, avec lui, à l’opposé des pesants et sentencieux discours, corsetés de cuistrerie - cette armure des timorés destinée à impressionner les imbéciles - qui ont stérilisé des générations d’apprentis historiens. "Toute joie veut l’éternité, la profonde éternité" : cette maxime que Nietzsche place dans la bouche de Zarathoustra est au cœur de l’œuvre de Duby.
Des esprits chagrins reprocheront à Duby de céder au goût, " réactionnaire ", de l’événementiel et de la biographie. La meilleure réponse sera l’étonnant succès de librairie de ses ouvrages. Nul auteur, sans doute, n’aura mieux répondu à cet attrait pour l’histoire qui se manifeste dans le public français et qui correspond à une quête d’identité, à un besoin de mémoire. Duby est conscient d’un tel besoin et sait bien qu’en proposant une Histoire de la France rurale (5), il apporte aux Français ces racines dont ils ont, vivant au cœur d’un univers de béton, la profonde nostalgie. Les valeurs de la chevalerie et de la paysannerie peuvent donc avoir un écho aujourd’hui ? Tout n’est peut-être pas perdu en ce vieux pays de France…
Résolument élitiste
Devenu célèbre, Duby voit le Collège de France, l’Académie française lui ouvrir leurs portes. On lui propose la direction de la Sept, chaîne de télévision culturelle. Il se lance sur ces nouvelles pistes, heureux de pouvoir utiliser de nouveaux et performants media pour transmettre son message. Un message qui insiste sur le fondement culturel de toute civilisation. En mettant l’accent sur le poids du sacré.
Le sacré et les femmes, telles sont les deux directions de recherche que s’assigne aujourd’hui Duby. Il n’y aura que les niais pour s’en étonner. Car les traditions spirituelles européennes, prises en compte et intégrées par le christianisme médiéval, savent bien - contrairement aux religions du désert - qu’un cordon ombilical relie la femme au sacré.
Homme de haute culture, parvenu au faîte des honneurs, Duby n’oublie pas qu’il fut et reste un pédagogue. Il clôt donc cet itinéraire d’une vie qu’est son livre en se livrant à de toniques réflexions sur l’université française. Le constat est amer : "Tout s’est abîmé, flétri, du fait de l’incurie, de la démagogie, de l’impuissance." Car des apprentis sorciers ont voulu nier l’évidence, refuser "l’indispensable sélection" qui, seule, permet de forger "les futures élites de la nation". Duby enfonce courageusement le clou : "Je parle d’élite sans vergogne. Je tiens en effet qu’une société nivelée n’a pas de ressort. Avec infiniment de chance, elle peut jouir d’un bonheur plat, celui des Nambikwaras lorsque Lévi-Strauss les visita, un bonheur de somnolence. D’ordinaire, une expérience menée pendant quarante ans à l’Est de l’Europe en fournit la preuve éclatante, elle s’enfonce dans le marasme et le désespoir. En tous cas, elle n’a plus d’histoire. Je suis donc résolument élitiste, ou élitaire, à condition, bien entendu, que les élites ne deviennent pas des castes. La mission de l’Université est justement de contribuer à éviter cela en formant ces élites. Elle ne peut le faire convenablement si elle s’ouvre à tout venant."
Il faut être, aujourd’hui, un Maître digne de ce nom pour oser de telles vérités. Les esprits libres seront reconnaissants à Duby d’assumer un tel magistère.
Georges Duby, L’histoire continue, Odile Jacob.
1 - Saint Bernard. L’art cistercien, Arts et métiers graphiques, 1976.
2 - Gallimard, 1976.
3 - Gallimard, 1978.
4 - Hachette, 1981.
5 - Seuil, 1975.
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Le choc du Mois - N°61 - Février 1993
Avec le poids que lui donne une indiscutable autorité scientifique, Jacques Heers, l’un des plus éminents médiévistes français, entreprend de tordre le cou à quelques vieux clichés qui constituent, sur l’époque dont il est spécialiste, une véritable désinformation historique.
Pour avoir été directeur du département d’études médiévales de la Sorbonne, Jacques Heers est bien placé pour le savoir : un tissu d’erreurs, et plus encore de malhonnêteté, est trop souvent véhiculé sur cette période-clef, fondatrice de notre histoire, qu’est le Moyen Age. S’étendant sur un millénaire, il constitue le terreau sur lequel s’est développée, au fil des siècles, l’identité française. C’est une bonne raison pour s’intéresser à lui d’un peu près. Or ce Moyen Age est, depuis longtemps, vilipendé, mis en accusation : époque d’obscurantisme et de ténèbres - qu’auraient heureusement dissipés la glorieuse ère des Lumières, génitrice de la Révolution -, le Moyen Age aurait été par excellence le temps d’infâmes abus ou, au minimum, d’un archaïsme barbare. Bref, l’antithèse du progrès, tant sur le plan social que politique, économique ou culturel.
Rétablir la vérité
Illustre cette vision manichéenne, diabolisante, le vocabulaire lui-même : le mot "médiéval" (ou "moyenâgeux", comme disent les présentateurs de télévision) est utilisé couramment comme synonyme de retardataire, de grossier, de peu évolué ; les mots "féodal" et "seigneurial", eux, ont vocation, surtout lorsqu’ils sont utilisés avec l’accent de Georges Marchais, à qualifier des prétentions outrecuidantes, des abus de pouvoir et, plus généralement, une vision réactionnaire (voire fasciste) des choses. On comprend, du coup, que pour dénoncer une situation intolérablement rétrograde fleurisse l’expression : "On se croirait au Moyen Age."
Scandalisé par le caractère vicié et vicieux d’un tel vocabulaire, qui traduit une petitesse d’esprit, Jacques Heers entreprend donc de rétablir la vérité. Celle qu’apporte une science historique dénuée de parti pris (mais si, mais si, cela peut encore se trouver…). En précisant qu’il ne s’agit pas pour lui de parer le Moyen Age de toutes les vertus, mais tout simplement de remettre les pendules à l’heure. Non sans souligner malicieusement, au passage, le relativisme de certaines notions. Ainsi, "affirmer, par exemple, que la maison médiévale manquait de confort laisse rêveur. Tout est d’appréciation et d’habitude. Faut-il, à l’absence d’eau courante, aux odeurs de fumier, aux salles mal chauffées et mal éclairées, préférer l’air des villes chargé des gaz des voitures, le bruit incessant des moteurs, les viandes aux hormones et les fruits de mer pollués ?" On peut effectivement se poser la question en croisant, dans un couloir de métro, les zombies qui hantent les mégalopoles…
Pour commencer son travail de remise en ordre, Jacques Heers s’interroge, de façon très roborative, sur la notion même de Moyen Age. En faisant justice, au passage, avec une ironie féroce, de ces faiseurs de systèmes qui ont fleuri dans les années soixante, "temps de grandes et mirifiques fermentations intellectuelles" où il était de bon ton de balancer par-dessus bord, en histoire, " l’événementiel " - c’est-à-dire le balisage du cours de l’histoire par des événements, et donc des dates, pris comme points de repère, jalons et témoins.
Cela dit, et alors même qu’il montre la nécessité d’une réhabilitation intelligente de l’événementiel, Heers insiste sur le caractère arbitraire de la notion même de Moyen Age : le découpage de l’histoire en grandes tranches chronologiques - la périodisation, pour utiliser un vocabulaire plus académique - correspond, depuis longtemps, à des nécessités pédagogiques. Inséré entre l’Antiquité et les temps modernes (XVIe à XVIIIe siècles), le mot Moyen Age recouvre des réalités très diverses, dans l’espace et dans le temps. C’est ce qui fait dire à Heers, avec un rien de provocation, que "l’homme médiéval" est une utopie. Ce qui signifie que la généralisation systématique est, en histoire, péché mortel. De qui et de quoi parle-t-on lorsqu’il est question de Moyen Age ? La rigueur est nécessaire, la précision indispensable si l’on veut éviter le piège des grandes généralités - c’est-à-dire le règne de l’à-peu-près, ou, pire, de l’a priori.
Mais il y a plus grave. En effet, un véritable travail de désinformation a été accompli, et depuis longtemps, afin de parer, si l’on peut dire, le Moyen Age de traits totalement négatifs forgés, en fait, de toutes pièces pour les besoins de la cause. Une cause idéologiquement bien précise : exalter les vertus de la modernité, en tant que phase éminemment progressiste dans le déroulement de l’histoire des sociétés européennes .
Le droit de cuissage fait fantasmer les instituteurs
Tout d’abord, pour mieux noircir le Moyen Age, il a fallu installer le mythe de la Renaissance. Avec deux thèmes privilégiés : la Renaissance, c’est l’habileté à reproduire la nature et le retour aux formes et aux inspirations antiques. Heers montre clairement qu’il s’agit là d’un combat culturel, à l’origine : nombre d’Italiens, du XIVe au XVIe siècle, veulent voir de la "barbarie" et de la décadence dans tout ce qui, depuis la fin de l’Empire romain, a été influences venues du Nord. Les "Tudesques" - c’est-à-dire les Allemands - étant particulièrement visés, mais les Français n’échappant pas à l’accusation d’inculture. Sans oublier les Byzantins, car l’antagonisme entre Rome et Constantinople est une constante des siècles médiévaux. La Renaissance se veut exaltation d’une rupture avec un passé honteux, car marqué par l’abaissement, l’humiliation de l’Italie. Nous vivons encore aujourd’hui sur "des jugements de valeur entachés de parti pris". La Renaissance est un mythe forgé par des cénacles d’intellectuels autoproclamés - "un groupe restreint, au demeurant sans mandat ni compétences particulières qui, dans quelques milieux élitistes, s’auto-attribuaient la qualité de juger mieux que le commun des hommes du temps". On est évidemment tenté de faire quelques rapprochements avec ce que nous vivons aujourd’hui…
Le concept de Renaissance étant destiné à dévaloriser systématiquement le Moyen Age, on comprend qu’il ait fait florès jusqu’à nos jours chez tous ceux qui exaltent la modernité pour des raisons idéologiques. Significativement, le mot "gothique" est, chez un Montesquieu, synonyme de barbare.
Avec maestria, Heers démontre l’inanité d’une telle vision : le Moyen Age ne fut pas un temps de maladresses, voire d’ignorance en matière de méthodes et de techniques artistiques ; et loin d’oublier l’Antiquité, la culture médiévale s’est nourrie de références aux Grecs et aux Romains.
Autres idées reçues et partis pris contre lesquels Heers mène croisade : la féodalité aurait été faite "de pratiques scandaleuses, d’abus, de cruautés et d’arbitraires". Une caricature dont avaient besoin et les agités de 1789 et les futurs profiteurs de la Révolution, acheteurs de biens nationaux et trafiquants en tout genre, pour couvrir leurs exactions d’un voile prétendument doctrinal. Avec des aspects tragi-comiques : en une page d’une cruelle drôlerie, Heers montre comment la célèbre nuit du 4 août, où fut proclamée la suppression des privilèges, fut en fait une nuit de beuveries et de discours incohérents, où fleurirent à satiété les contrevérités forgées par des opuscules de propagande. Propagande reprise, au long des XIXe et XXe siècles, pour justifier les "acquis" des Grands Ancêtres. Heers fait, avec une certaine jubilation, la présentation du sottisier qui, aujourd’hui encore, a trop souvent droit de cité dès qu’il est question de féodalité et de droits seigneuriaux - par exemple, le fameux droit de cuissage qui a fait fantasmer des générations d’instituteurs…
La lutte des classes appliquée au Moyen Age
En passant au statut des paysans au Moyen Age, Heers constate qu’on atteint des sommets dans l’ignorance ou la malhonnêteté intellectuelle. Résumons l’image d’Epinal : le seigneur, oisif et exploiteur, tenait sous sa coupe de malheureux paysans condamnés à suer sang et eau pour la satisfaction de ses caprices. Autrement dit, c’était le triomphe, insolent, de l’exploitation de l’homme par l’homme… Pour avoir beaucoup travaillé et beaucoup publié sur les aspects économiques et sociaux, tant urbains que ruraux, des sociétés médiévales, Heers a toute facilité pour démontrer, en soixante-dix pages d’une argumentation serrée, le caractère aberrant d’une telle présentation. Aberrant au plan scientifique, mais parfaitement explicable au plan idéologique puisqu’il s’agit d’affirmer, en ce domaine plus encore qu’en tout autre, que la modernité et son épiphanie de 1789 ont apporté les Lumières et la libération d’une humanité asservie.
On comprendra, par cette trop brève présentation, que le livre de Jacques Heers fait œuvre de salubrité publique, son auteur ne craignant pas de se mettre à dos - et il y a quelque mérite par les temps qui courent - les idéologues encore régnant dans le monde universitaire, éditorial et médiatique. Il démontre en effet que l’histoire, et plus spécialement celle du Moyen Age, a été depuis longtemps manipulée, trafiquée à des fins partisanes, pour justifier des utopies qui ont fait preuve, depuis deux siècles, de leur nocivité. La parade, le contrepoison qu’il propose in fine, devrait être la règle d’or de tout historien digne de ce nom : "Opposer le concert aux abstractions."
Jacques Heers, Le Moyen Age, une imposture, Perrin.
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