Le mystère du carnaval est celui de l'éternel retour (Si ancien qu'il remonte peut-être à la préhistoire)

masque flamboyant Le mystère du carnaval

Les girandoles qui étalaient leurs constellations au travers des rues se sont éteintes. Les chars carnavalesques, remisés dans quelque obscur hangar, vont attendre le retour du Renouveau de l'an prochain.
Il ne reste plus de cette liberté effrénée que l'on a connue qu'une sorte de désenchantement consécutif à l'ivresse, qui se dissipe lentement, et aussi le pressentiment qu'il devait y avoir autre chose, qu'un mystère reposait dans l'idée même du Carnaval et dans ses formes, malgré la vulgarité et la sottise de l'apparence.

 

Le mystère du carnaval est celui de l'éternel retour (Si ancien qu'il remonte peut-être à la préhistoire)

 

De très vieux mythes, des superstitions remontant peut-être à la préhistoire, s'associent à cette fête de la libération des francs instincts, et même des plus élémentaires et des plus brutaux.
Chaque peuple a le Carnaval qu'il mérite, opulent et imbécile, ou modeste et spirituel. A Baie, pays de stricte observance morale, sociale et religieuse, il atteint une sorte de démence panique. Dans la Vienne du XVIIIe et du XIXe siècles, où régnait en temps habituel une tolérance aimable, le dérèglement était élégant, gracieux, aimable et aristocratique. Les masques parisiens de Gavarni tournaient vite à la chienlit et la fameuse Descente de la Courtille, à l'apothéose de la populace. Le Carnaval romain décrit par Goethe demeurait, suivant ses origines antiques, magique et païen, religieux — mais non pas selon l'esprit du Christianisme.
A Venise, il occupait la moitié de l'année, et la population tout entière y participait.

Si l'on compare les masques modernes des carnavals urbains et les masques des carnavals paysans et montagnards, éclate à nos yeux cette évidence : ceux-ci seulement ont conservé l'âme du Carnaval, et dans leur monstruosité même, inquiétante et terrible, son caractère sacré. Ils incarnent ces sorcières, ces démons, ces forces élémentaires qui vivent dans le tréfond de l'âme populaire.

Combien convaincants les diaboliques « Schuddig » de la Forêt Noire ou des vallées tyroliennes de l'Inn, frères des plus terribles masques africains, et cette effrayante Alraune, héroïne de la « Rauhnacht » — la nuit sauvage — ; elle personnifie ce qu'ont de plus hideux et de plus terrifiant les superstitions ancestrales qui divinisent les esprits de la forêt, encore appesantis de minéral et de végétal.

A côté de ces mauvais génies, les figures du Printemps et de l'Esprit du Renouveau se présentent avec une grâce souriante, et le Beau Narro n'a qu'à paraître, gracieux comme Dionysos adolescent, pour mettre en fuite les spectres des ténèbres, du froid, de l'hiver et de la stérilité.

Les Spritzer des carnavals montagnards du Tyrol, vêtus de coûteux et splendides costumes noirs, masqués et perruques de noir, casqués de plumets noirs, sont les assistants du « Roller », le tintant Chevalier Printemps, tout en sonnailles et en verre filé, et ils manifestent la vertu fécondatrice, régénératrice, qu'ils incarnent, en aspergeant avec de longues seringues, les assistants. Noirs comme le monde sous-marin, ils incarnent en même temps les fleuves et les sources, les torrents et les vagues des mers.

Carnaval-Roi, Carnaval-Dieu doit mourir pour ressus-citer. Il doit mourir comme le grain ; pour donner de riches récoltes, il doit être mis en terre. Cette très antique tradition survit aujourd'hui dans le Carnaval, associée à tous les rituels de fécondité, de mort et de résurrection, comme les courses de chevaux et les corridas de taureaux. La « mort dans le feu » est la manière la plus noble de mettre fin au règne éphémère de Sa Majesté Carnaval. Il représente aujourd'hui le vieux roi qui, dans l'Egypte archaïque, était tué afin que la force vivifiante renaquît dans le jeune roi son successeur, et le prêtre faiseur de pluie des Peaux-Rouges qui, une fois sa vertu magique épuisée, était rituellement assassiné. La mort dans le feu est aussi celle qui convient le mieux à l'esprit de la fête : elle termine en apothéose le cycle orgiastique, et couronne d'un « bouquet » de feux d'artifice les journées délirantes pendant lesquelles tous ceux qui ont participé au carnaval ont plus ou moins « brûlé ».

A Pylos, en Grèce, où survivent curieusement tant de cultes anciens, au soir du premier jour de Carême, on promène le cortège funèbre de Carnaval, incarné par une effigie grotesque placée dans un cercueil ouvert.
Précédée d'un prêtre affublé d'une longue barbe blanche, de porteurs de torches et de joueurs de tam¬bourin, la procession fait le tour du village jusqu'à la place où Carnaval va être incinéré. Tandis que le feu crépite, le faux prêtre se livre à une danse sauvage autour du brasier dans lequel il jette sa fausse barbe, dédiée, consacrée au Dieu mourant.

A Frosinone, dans le Latium, à mi-chemin entre Rome et Naples, on jette dans le bûcher où flambe le cadavre de Carnaval, les racines et les légumes, qui ont joué un rôle important dans le cérémonial de ce jour-là. La « racine » est si bien l'élément capital de la journée, que l'on désigne celle-ci sous le nom de Radica. Chaque participant à la fête porte un chou au bout d'un bâton, une feuille d'aloès, ou un bouquet de feuilles tressées, selon de singuliers dessins symbo¬liques de la plus haute antiquité. Celui qui serait surpris sans radica serait malmené brutalement et exclu de la cérémonie.
Racines, choux et bouquets deviennent, avant la mise à mort de Carnaval, les projectiles d'une bataille qui rappelle très clairement les rites agraires, qui s'accom¬pagnaient dans l'antiquité de jets de fleurs et de légumes. Ces rites survivent aujourd'hui dans les batailles d'oranges de Nantes et de Binche, les batailles de fleurs de la Côte d'Azur, les combats à coups de noix et de châtaignes, encore si fréquents.

Si le fait de brûler le Roi Carnaval a pour objet de le purifier de toutes les souillures du peuple, dont, rédempteur à sa façon ou bouc émissaire, il s'est chargé, il semble que l'enterrement réponde davan-tage à la signification de rituel agraire se rapportant à des cultes de fécondité, qui était attachée à la fête d'Attis, à l'Osiris végétal de l'Egypte, à la double divinité de Dionysos, maître du monde souterrain et dieu du vin, c'est-à-dire de la fertilité, et de la vie même.

poisson Le mystère du carnaval

Ce rituel de l'enterrement existe, en Espagne, dans les bizarres funérailles de la Sardine, peintes par Goya, et en Bretagne, à Plesneven, où les porteurs du mannequin de paille figurant Carnaval ont cousu sur leurs vêtements des sardines et des queues de morues. Les Abruzzes entourent la mort du Roi d'une solennité funèbre et burlesque en même temps, qui est extrê¬mement significative. C'est, tantôt une effigie de carton-pâte portée par quatre fossoyeurs, la pipe à la bouche, la gourde en bandoulière, tantôt un bonhomme de paille juché au haut d'un bâton ; il est brûlé au terme de cette longue promenade, au cours de laquelle sa femme, vêtue de deuil, a hurlé sa douleur, tandis que tous les assistants reprenaient en chœur ses lamen¬tations et ses cris. Dans certains villages, Carnaval était un homme vivant, transporté dans un cercueil, et arrosé d'eau bénite à chaque halte des porteurs.

La singulière figure de Pau Pi est une des plus intéres¬santes et des plus instructives du Carnaval universel. Pau Pi règne sur plusieurs villes de Catalogne, et notamment sur Lerida, et sa mort donne lieu à une bataille entre les anges et les diables, qui se disputent son cadavre.
Pendant trois jours, Pau Pi a reçu les honneurs royaux, mais au soir du troisième jour, à minuit, il est arraché de son trône et jeté dans un corbillard. Toute sa cour, soldats, seigneurs, valets, échangent leurs vêtements joyeusement bariolés contre des habits de deuil, et les tambours voilés remplacent, dans les processions, les fanfares criardes, accompagnant le De Profundis chanté par tous les assistants.
Arrivé sur la grand'place, le cortège s'arrête ; après qu'un orateur ait prononcé l'oraison funèbre, toutes les lumières s'éteignent. C'est alors que surgissent de l'ombre une bande de monstres et de démons, poussant des ricanements et des cris, qui s'emparent du cadavre de Carnaval et l'emportent, poursuivis par la foule, qui joue, en cette circonstance, le rôle des anges. La bataille se déchaîne furieusement dans les rues, jusqu'au moment où les anges, victorieux, mettent en fuite les ravisseurs de Pau Pi, et déposent religieusement ce corps sacré dans la tombe pré¬parée pour lui.

Dans le Harz, on célèbre un rituel encore plus étrange. Carnaval est représenté par un homme qui ne sera pas exécuté, mais inhumé ; on le porte jusqu'à sa tombe dans un pétrin qui remplace le cercueil, et il est curieux de remarquer que cet accessoire à faire le pain est directement associé à une idée de fécondité, l'homme-Carnaval, toutefois, n'est pas enterré. Au moment où l'inhumation se fait, on lui substitue un flacon d'alcool qui restera dans la tombe jusqu'au Mardi-Gras de l'année suivante. Ce jour-là, il sera solennellement déterré, et tous les participants au Carnaval boiront, l'un après l'autre, une gorgée de l'« esprit » ressuscité.

dionysiaque Le mystère du carnaval

Le côté dionysiaque d'un semblable rituel est tout à fait frappant, par le rappel qui y est fait du pain et du vin, présents dans tous les cultes de fécondité, célébrant le renouveau du Printemps et la victoire de la fertilité sur la stérilité. Ce fut aussi un bien surprenant spectacle que ce carnaval florentin, organisé, aux temps de la Renais¬sance, par Piero di Cosimo. Les chars, tirés par des buffles, animaux psychopompes, étaient chargés de cercueils remplis de « morts » déguisés en squelettes, debout ou assis, et chantant. Des trompettes funèbres et des tambours voilés accompagnaient le chant du Miserere, gémi par des cavaliers montés sur des chevaux étiques, apocalyptiques, eux-mêmes coiffés de têtes de mort, et brandissant des flambeaux noirs et des bannières lugubres.
L'élément macabre intégré au Carnaval affirme cette survivance de la mort du dieu-souffrant, du sacrifice rituel d'un rédempteur, qui périra pour assurer aux vivants de bonnes récoltes, du « bouc-émissaire » accablé de tous les péchés de la communauté, et qui les expie aux lieu et place des hommes qui les ont commis. Même dans le Carnaval citadin moderne, ce fond funèbre transparaît toujours, volontairement ou inconsciemment.

Un rituel carnavalesque très saisissant, décrit par Varagnac dans son livre sur la Civilisation tradition-nelle (Albin Michel édit.), voit se jouer comme une tragédie le retour des morts dans le village, qu'ils assurent de leur efficace protection : la communauté mandate chaque année ses garçons, puis ses filles, pour vivre avec les trépassés. A ceux-ci elle offre donc périodiquement l'occasion de se réincarner. En temps de Carnaval, les garçons figurent les fantômes, avec leurs masques. Ils font bande commune avec l'armée des morts et les entraînent vers les maisons des hommes, où se tiennent les filles nubiles. Devant les vivants rassemblés, ils jouent des saynètes qui, primitivement, devaient être des tableaux de l'autre monde — origine du théâtre. Puis ils purgent les habitations en projetant des substances vivifiantes, farine et suie, et procèdent à la rigoureuse répartition de la communauté par couples, remettant, non sans rudesse, la paix dans les ménages et appariant d'auto¬rité les célibataires, tous et toutes, entre eux.
Avec le Renouveau, l'autorité passera temporairement aux filles, puisqu'elles ne sont plus en puissance des vivants, mais des esprits, donc socialement libres. Ces grands cycles seront rythmés par des jeux com¬munaux où l'on flambera les sorcières et toute la « mauvaiseté ». Il était d'usage de profiter du temps de Carnaval pour brûler les sorcières, parce qu'elles étaient des personnifications de l'hiver et de la mort. Ce sont des êtres monstrueux et diaboliques, et l'on connaît peu de masques aussi terrifiants que les masques de sorcières, sculptés et portés par les montagnards du Tyrol, dans leur Carnaval résurrectionnel.

Cette identification de la Sorcière et de la Mort, inspirait en Moravie la cérémonie carnavalesque, dite de la « Belle Mort », chargée de significations mytho¬logiques et magiques, qui mériteraient une longue analyse.
Nous n'en retiendrons que le scénario principal : les jeunes filles promènent, en cortège religieux, dans tout le village, un mannequin fait d'une gerbe de blé, revêtu d'un splendide costume de femme et qui représente la « Belle Mort ». La procession terminée, on ramène la Belle Mort dans la maison d'où elle était partie, les jeunes filles la déshabillent, et revêtent l'une d'entre elles des ornements dont la Mort était parée. Cette jeune fille, qui n'est plus la Mort, mais la Vie, accomplit le même tour de village qu'avait fait le mannequin de paille. Elle personnifie la Mort ressuscitée, ou, pour mieux dire, l'aspect résurrec¬tionnel d'une double personne, qui avait été sacrifiée sous son aspect de Mort. Ainsi n'y avait-il aucune interruption de puissance entre le sacrifice du Vieux -Roi et l'intronisation de son successeur. Qu'il s'agisse, dans le Carnaval, d'allusions à la mort du bouc-émissaire, de l'expulsion de l'Hiver et du Froid, de la purification du Mal ou de l'exécution du Vieux-roi, il existe un élément de sacrifice et de bataille qui en est inséparable.

Le cortège d'un monstre vaincu, enchaîné par une jeune fille ou un jeune chevalier, la Tarasque de Sainte-Marthe, le Dragon de Saint-Georges ou celui de Siegfried, se rattachent évidemment à la victoire du Printemps — l'être jeune et beau — sur le monstre hideux et à sang froid, du froid du reptile, du froid de l'écaillé.
Le Carnaval rassemble ainsi une profusion d'impli-cations diverses qui, toutes, se réfèrent à un combat et à un triomphe resserrés dans un même rituel.

Carnaval est mort ! Vive Carnaval ! Le Roi est mort ! Vive le Roi !

Marcel Brion

bouc Le mystère du carnaval

(Sources : Spectacle du monde Avril 1963)

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