Les maîtres de la Géopolitique contemporaine :

Karl Haushofer (1869-1946)



Né le 27 août 1869 à Munich, Karl Haushofer choisit la carrière militaire dès 1887. Officier d'artillerie dans l'armée bavaroise en 1890, il épouse le 8 juillet 1896, Martha Mayer-Doss, issue d'une famille d'origine israëlite de Munich. Elle lui donnera deux fils, Albrecht (né en 1903) et Heinz (né en 1906). Gravissant rapidement tous les échelons de la hiérarchie militaire, Haushofer devient professeur à l'Académie de guerre en 1904. En octobre 1908, il est envoyé au Japon pour y organiser l'armée impériale. Il rencontre en Inde Lord Kitchener, qui lui prédit que tout affrontement entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne coûtera aux deux puissances leurs positions dans le Pacifique au profit des Etats-Unis et du Japon; remarque prophétique que Haushofer retiendra toujours, surtout quand il élaborera ses thèses sur l'aire pacifique. Après son long périple, il est affecté au Régiment d'artillerie de campagne de la 16ième Division japonaise. Le 19 novembre 1909, il est présenté à l'Empereur Mutsuhito (1852-1912), initiateur de l'ère Meiji, et à l'Impératrice Haruko. En retournant en Allemagne, il passe par la Sibérie en empruntant le transsibérien, se rendant compte de visu des immensités continentales de l'Eurasie russe. En 1913, paraît son premier ouvrage destiné au grand public, Dai Nihon (le Grand Japon), bilan de son expérience japonaise qui connaîtra un vif succès. En avril 1913, il commence à suivre les cours de géographie à l'Université de Munich, en vue d'obtenir le titre de docteur qu'il obtiendra de fait sous le patronage du Professeur August von Drygalski.

Mobilisé en 1914, il part d'abord pour le front occidental, où il combattra en Lorraine et en Picardie. En 1915, il est déplacé en Galicie pour revenir rapidement en Alsace et en Champagne. En 1916, il est dans les Carpathes. Il termine la guerre en Alsace. Pendant les hostilités, sa pensée (géo)politique se précise: les historiens anglais Macaulay et Gibbon, le théoricien allemand de la politique Albrecht Roscher lui donnent le cadre où s'inscriront ses réflexions historiques et politiques tandis que Ratzel et Kjellen lui procurent l'armature de sa pensée géographique. Après l'armistice, il est nommé commandeur de la 1ière Brigade d'artillerie bavaroise. Il se réinscrit à l'université, présente une thèse sur les mers intérieures du Japon (17 juillet 1919), est nommé professeur de géographie à Munich et donne son premier cours sur l'anthropogéographie de l'Asie orientale. Il fait la connaissance de Rudolf Hess le 4 avril 1919; une amitié indéfectible liera les deux hommes. En tant que dirigeant national-socialiste, Hess étendra toujours son aile protectrice sur l'épouse de Haushofer, descendante par son père d'une vieille lignée sépharade, et sur ses fils, considérés comme "demi-juifs" après la promulgation des lois de Nuremberg.

Pendant les années 20, Haushofer fonde la célèbre Zeitschrift für Geopolitik (Revue de géopolitique), destinée à donner aux diplomates allemands une conscience pratique des mouvements politiques, économiques et sociaux qui animent le monde. Les plus grands spécialistes des relations internationales y ont collaboré, dès la parution du premier numéro en janvier 1924. Parallèlement à cette activité, il organise une association, le Verein für das Deutschtum im Ausland (Association pour les Allemands de l'étranger), qui se donne pour but de défendre et d'illustrer la culture des minorités allemandes en dehors du Reich. Dès 1923, Haushofer accepte d'organiser les travaux préparatoires à la fondation d'une "Académie allemande", pendant des académies française, italienne et suédoise. Cette académie sera officiellement fondée le 5 mai 1925. En 1927, paraît à Berlin son étude magistrale sur les frontières. Pendant cette décennie, Haushofer rencontre plusieurs personnages importants: Ludendorff, Spengler, les Colonels et diplomates japonais Kashyi, Oshima et Koozuki, l'Amiral Tirpitz, le Général suisse U. Wille, le Cardinal Schulte (Cologne), Konrad Adenauer, Hitler et le Comte Coudenhove-Kalergi, fondateur du concept de "Paneurope".

Ses fils entament une brillante carrière; l'aîné, Albrecht, fait un voyage au Brésil après avoir acquis son titre de docteur en philosophie à Munich. Il sera le secrétaire de son père pendant les travaux préparatoires à la fondation de l'Académie allemande, puis deviendra le secrétaire de la Gesellschaft für Erdkunde (Société de géographie) de Berlin.
Le cadet, Heinz, obtient son diplôme d'ingénieur agronome.

En 1930, Karl Haushofer devient Fellow de l'American Geographical Society. Il effectue de nombreuses tournées de conférences en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Italie et dans les Pays Baltes. Le 10 mars 1933, un commando national-socialiste perquisitionne la maison des Haushofer à la recherche d'armes. Jouissant de la protection de Hess, qui leur accorde une "lettre de protection" le 19 août 1933, Haushofer et ses fils conservent leurs postes universitaires et en acquièrent de nouveaux, malgré les protestations des "enragés" à propos de l'ascendance de leur épouse et mère. Le 11 mars 1934, Haushofer est nommé Président de l'"Académie allemande". Il le restera jusqu'en avril 1937. Au cours de cette décennie marquée par l'hitlérisme, Haushofer rencontre, outre les dignitaires du nouveau régime, dont Hitler lui-même, l'historien Hans Kohn, le maire indépendantiste indien de Calcutta, Subra Chandra Bose, le Premier ministre hongrois Gömbös, l'ambassadeur à Rome Ulrich von Hassell, Monseigneur Hudal, Pie XI, Konrad Henlein, le leader des Allemands des Sudètes, l'ambassadeur du Japon, le Comte Mushakoji, l'Amiral Canaris, le Cardinal Pacelli, etc.

C'est surtout son fils aîné, Albrecht Haushofer, qui occupe une place importante dans la diplomatie allemande à partir de 1935. Cette année-là, de février à décembre, Albrecht effectue, pour le compte de la diplomatie allemande, six voyages en Angleterre. Il y retourne l'année suivante. En 1936 toujours, il est envoyé pour une "mission secrète" à Prague et rencontre Benes. En 1937, il est aux Etats-Unis et au Japon.

Quand la guerre éclate, Haushofer entre dans une profonde dépression: il avait voulu l'éviter. Mais le sort de la famille est scellé quand Hess s'envole vers l'Angleterre en mai 1941. Albrecht est arrêté à Berlin et Karl Haushofer est convoqué à la Gestapo. En 1944, après l'attentat manqué du 20 juillet contre Hitler, la Gestapo perquisitionne la maison du géopoliticien et l'interne à Dachau. Albrecht Haushofer entre dans la clandestinité et n'est arrêté qu'en décembre. Heinz, le cadet, est enfermé à la prison de Moabit à Berlin avec sa femme. Le 22 ou le 23 avril 1945, un commando exécute Albrecht d'une balle dans la nuque. Heinz est libéré.

Après l'effondrement du IIIième Reich, Haushofer est interrogé par des officiers américains, parmi lesquels le Professeur Walsh qui tente de le protéger. Le 21 novembre 1945, un décret des autorités d'occupation américaines lui retire son titre de professeur honoraire et ses droits à une pension. Déprimés, Martha et Karl Haushofer se suicident le 10 mars 1946.

La géopolitique de Haushofer était essentiellement anti-impérialiste, dans le sens où elle s'opposait aux menées conquérantes des puissances thalassocratiques anglo-saxonnes. Ces dernières empêchaient le déploiement harmonieux des peuples qu'elles soumettaient et divisaient inutilement les continents. Séduit par les idées panasiatiques et paneuropéennes (Coudenhove-Kalergi), Haushofer entendait dépasser les nationalismes et voulait contribuer, par ses écrits, à l'émergence de "grands espaces continentaux" formés de nations solidaires. Ensuite, il a souhaité la collaboration des Européens, des Russes et des Japonais dans une grande alliance eurasienne, fermée aux influences anglaises et américaines.

Les frontières et leur signification géographique et politique
(Grenzen in ihrer geographischen und politischen Bedeutung)   1927

Dans cette étude générale sur le phénomène historique/géographique des frontières, Haushofer exhorte ses compatriotes à avoir enfin une idée claire et vivante de ce que sont leurs frontières. Une conscience concrète, quasi instinctuelle, des frontières s'impose tout naturellement chez les peuples forts contre l'absence de formes territoriales qu'impliquent les idéologies cosmopolites, abstraites et ignorant les facteurs temps et espace. Concrètes, les frontières sont des faits biogéographiques qui font craquer les corsets juridiques où l'on veut enfermer les flux vivants. Les corsets juridiques, qui correspondent peut-être à des frontières anciennes, sont des résidus, devenus au fil des temps hostiles à la Vie. Haushofer déduit sa théorie des frontières des ¦uvres de Ratzel, Penck, Sieger, Volz et des protagonistes des écoles anglaise (Holdich, Curzon, Fawcett, Lyde) et française (E. Ténot). Sir Thomas Holdich est celui qui, aux yeux de Haushofer, a su au mieux théoriser l'art de faire des frontières justes et durables. La mer ne sépare pas mais unit, dans le sens où le littoral opposé attire toujours, attirance qui provoque la communication.

Les frontières biologiquement justes sont celles qui sont pensées, conçues et tracées au départ d'une approche pluridisciplinaire et non strictement juridique. L'approche pluridisciplinaire scientifique permet de concevoir et de tracer des frontières stables, capables d'épouser les flux du réel et de changer le cas échéant. Sans conception vivante des frontières, certains peuples, notamment ceux qui n'ont pas de colonies, donc pas de réserves territoriales, sont contraints, parfois, de recourir à la limitation des naissances de façon à maintenir constant le chiffre de leur population. Haushofer dénonce l'égoïsme des nations colonialistes qui condamnent à la régression voire à la disparition les peuples qui n'ont pas quitté leur aire de sédentarisation première. Cette inégalité des peuples en matière d'espace est une injustice et, partant, il faut concevoir, désormais, les frontières dans un esprit évolutionnaire et non plus statique/juridique. Haushofer classe les différents types de frontières (frontières naturelles, frontières qui sont les résultats d'un équilibre diplomatique, frontières défensives, fluviales, littorales, etc.), insistant, dans le sillage du géographe français Eugène Ténot, sur les frontières démembrées, permettant la pénétration militaire du territoire du voisin hostile. La France et l'Allemagne, sans le glacis alsacien-lorrain, ont des frontières démembrées. Haushofer critique les volontés (notamment la volonté française, héritée de César) de vouloir établir des frontières durables le long de fleuves: les fleuves, comme les mers, unissent et ne divisent pas. Une étude objective et géopolitique des frontières est utile pour tous les hommes politiques, quelque soit leur appartenance idéologique.

Géopolitique des idées continentalistes
(Geopolitik der Pan-Ideen)  1931

Au début des années 30, Haushofer se fait l'avocat des idées cherchant à promouvoir de grands rassemblements continentaux, dépassant l'étroitesse territoriale et économique des Etats de type classique. En dimensions, seuls les empires mongols, unificateurs de la masse continentale eurasienne, ont déjà réalisé, avant la lettre, une Panidee. En 1900, le continent australien est unifié en un seul Etat mais sans son complément insulaire, la Nouvelle-Zélande. L'idée panafricaine repose sur une volonté d'émancipation raciale. L'idée panaméricaine s'est donné au début du siècle des structures juridiques (Doctrine de Monroe de 1823, assemblées régulières des Etats américains, fondation d'un Bureau panaméricain). La Paneurope n'est restée qu'un rêve. L'histoire a également connu des Panideen "circum-marines", comme Rome et l'Islam en Méditerranée. L'Empire britannique est "circum-marin" dans l'Océan Indien. Les Etats-Unis, d'une part, le Japon, d'autre part, tentent d'unifier sous leur égide toutes les rives du Pacifique. Spécialiste des questions nippones et du Pacifique, Haushofer insiste beaucoup sur les synergies à l'oeuvre sur le pourtour et dans les eaux de cette immensité océanique. L'idée panpacifique est vieille de 400 ans: Nunez de Balboa, en 1513, la revendique pour la Couronne d'Espagne. Sir Francis Drake relèvera le défi en 1578, réduisant à néant cette prétention. Les Américains prendront le relais des Espagnols au XIXième siècle, après que le Japon ait renoncé à peupler la Micronésie, que la Russie ait abandonné l'Alaska et la Mer de Bering et que l'alliance tacite entre Russes et Espagnols pour contenir la puissance américaine ait fléchi. Le Pacific Institute d'Honolulu jette désormais les bases d'une administration américaine de la plus grande zone océanique du globe. Pour Haushofer, l'organisation d'un tel empire circum-marin est l'idée politique la plus grandiose de l'histoire. Mais elle scelle en même temps le destin du Japon qui, pour avoir négligé le peuplement de la Micronésie, est arrivé trop tard dans la course et devra s'opposer aux Etats-Unis pour acquérir de la liberté de mouvement.

Les idées pan-pacifiques et panaméricaines sont évolutionnaires, tandis que les idées panasiatiques sont révolutionnaires et portées par les mouvements communistes russes ou indépendantistes chinois (Sun Ya-Tsen) et indiens (B.K. Sarkar; Rabindranath Tagore).

L'organisation sur le long terme d'idées circum-marines n'a pas été possible dans l'antiquité parce que les techniques de communications étaient insuffisantes. Alexandre n'a pu maintenir son empire car il n'a pu absorber l'espace sarmato-scythique, peuplé de nomades rebelles à toute tentative d'organisation.

Quant à l'idée eurasienne, elle se subdivise en deux courants: le courant grand-eurasien, où l'Europe est considéré comme une simple péninsule de la grande masse territoriale qu'est l'Eurasie, et le courant petit-eurasien, né en Russie, qui souhaite simplement détourner le regard de la Russie de l'Occident et diriger les flux d'énergie russe vers l'Est. Il est impossible de tracer une frontière nette et définitive entre l'Europe et l'Asie, puisque l'immense territoire s'étendant de la Mandchourie aux Carpathes, route des migrations, forme une unité indivisible. Haushofer rejoint en quelque sorte les Eurasiens russes (Nicolas S. Timachev et N. de Boubnov), soulignant avec eux que l'espace ukraino-polonais est une zone de transition et d'affrontement entre la Russie à fondement sarmate et l'Europe à fondement germano-romain. L'Eurasie des théoriciens "eurasiens" russes correspond en ultime instance à l'espace que Mackinder appelait le "pivot central de l'histoire". Les "Eurasiens" russes, explique Haushofer, développent un projet géopolitique russo-sarmate, hostile aux cultures déclinantes d'Europe et d'Asie, semblable au projet autarcique, autoritaire et conseilliste des Bolchéviques sauf dans le domaine religieux, où ils prévoient un tsar élu et une adhésion obligatoire à la religion orthodoxe. Face à cette volonté dynamique, les Panasiatiques chinois et indiens opposent une autre volonté révolutionnaire et la Paneurope de Briand et de Coudenhove-Kalergi se réfugie frileusement dans la défense du statu quo, à l'instar de la Sainte Alliance de Metternich. Le panislamisme, l'idée grande-arabe, les idées panindienne et grande-chinoise sont d'autres idées rassembleuses qui s'agitent dans l'espace eurasien. Solution pour éviter tout conflit retardateur et diviseur: réconcilier les idées paneuropéennes, eurasiennes et panasiatiques.

Pour Haushofer, la marche de l'humanité vers des entités de dimensions continentales est inéluctable; une première étape pourrait être les rassemblements "sub-continentaux", théorisés par le géographe E. Banse en 1912. Celui-ci parlait de 12 aires: l'Europe, la Grande-Sibérie (Russie comprise), l'Australie, l'Orient, l'Inde, l'Asie orientale, la "Nigritie", la Mongolie (avec accès aux mers via la Chine centrale, l'Indochine et l'Indonésie), la Grande-Californie, les Terres andines (tournées vers le Pacifique), l'Amérique (la partie de l'Amérique du Nord tournée vers l'Atlantique) et l'Amazonie. Cette classification permet de penser une organisation des peuples sur base subcontinentale.

La dynamique qui porte tous ces projets réduit à néant les prétentions à vouloir figer une quantité de morceaux de monde dans des frontières exiguës et inviables.

Politique mondiale actuelle
(Weltpolitik von heute)  1934

Analyse des grands ressorts de la politique mondiale de l'après-Versailles, Weltpolitik von heute commence par définir l'espace centre-européen (Mitteleuropa): pour Haushofer comme pour Mackinder, la Mitteleuropa est l'addition des espaces rhénan et danubien. Pour le Français de Martonne, en revanche, c'est le cordon sanitaire ouest-slave allié à la France et instrumentalisé contre l'Allemagne et la Russie. Ce cordon sanitaire est une construction artificielle, affirme Haushofer, maintenue en vie par les règles abstraites de la Société des Nations. En dehors d'Europe, le monde a été européanisé. L'Amérique du Sud a été "dés-indigénisée"; le Moyen-Orient arabo-persan a été divisé en entités antagonistes au bénéfice des Anglais; l'Inde est sous tutelle anglaise, etc. Les principales conséquences de la première guerre mondiale sont: 1) la division de l'Europe entre nations colonisatrices et détentrices de vastes espaces de réserve, d'une part, et nations sans espace de réserve, coincées sur leur aire de peuplement initiale, d'autre part; 2) l'empire britannique se disloque; 3) les peuples colonisés d'Asie réclament leur indépendance. Face à cette donne, Haushofer préconise une politique qui vise à dégager de l'espace sur la planète pour les Européens qui en sont dépourvus (Allemands, Hongrois, Roumains, Polonais, Tchèques, Slovaques, Grecs, Bulgares et Yougoslaves, dont le sort est lié à celui de l'Allemagne en dépit de la "Petite Entente" téléguidée depuis Paris); à accélérer la décomposition de l'empire britannique; à épauler les colonisés en révolte contre leurs maîtres. Cette politique implique d'opposer la lex feranda à la lex lata, le devenir naturel au statisme des paragraphes et des traités imposés par des vainqueurs égoïstes.

Pour acquérir le statut de grande puissance, il faut, explique Haushofer, viser l'autarcie et refuser les monocultures. L'autarcie, réalisable désormais dans le grand espace fédéré et non plus dans le cadre trop exigu des Etats-Nations classiques, permet l'indépendance alimentaire et industrielle grâce à une agriculture et une industrie diversifiées, répondant à tous les besoins de la population. La tentation d'édifier des "monocultures" ultra-spécialisées déforme l'économie et la fragilise en cas de crise. Weltpolitik von heute définit en outre la notion de "grande puissance", énumère les types de dépendance politique (vassalité, clientélisme, protectorats virtuels, etc.), explicite les formes d'appropriation d'espaces non encore dominés (les pôles) et de domination des espaces aux défenses démantelées (Allemagne après Versailles).

Mers du monde et puissances mondiales
(Weltmeere und Weltmächte) 1937

Ouvrage entièrement consacré au rapport entre la domination des zones océaniques et la puissance politique et militaire des nations, Weltmeere und Weltmächte commence par recenser les travaux d'océanographie physique qui ont accru le savoir des hommes sur les mers. Ces connaissances factuelles ont débouché sur une pratique politique de maîtrise des océans. La haute mer, depuis les Grecs et les Romains est le "bien de tous les hommes" (koinon panton anthropon, disait Theophos) ou "de par sa nature ouverte à tous" (mare omnibus natura patere). Sir Thomas Barclay inaugure le débat juridique pour savoir si la mer appartient à tous ou à personne (si elle est res communis ou res nullius). En 1894, E.W. Hall dans son Treatise on International Law, rappelle que, parmi les principes indiscutables du droit international moderne, il y a celui qui interdit aux puissances de s'approprier en toute exclusivité des zones maritimes (l'idée de mare liberum formulée par Hugo Grotius en 1609). Pour Haushofer, cette vision est hypocrite: quand la Grande-Bretagne applique sa stratégie de blocus ou s'empare des câbles sous-marins de télécommunications, elle s'empare ipso facto de larges portions de territoire marin. L'idée de mer libre, défendue par les juristes anglais, a donc conduit à une domination quasi exclusive des mers du monde par la Grande-Bretagne, seule puissance capable d'utiliser efficacement l'arme du blocus. Les autres puissances sont de ce fait des laissées-pour-compte dans cette lutte pour la maîtrise des espaces marins.

La domination des mers survient quand une puissance parvient à se doter d'"organes océaniques" efficaces (flottes). Les thalassocraties, comme l'illustre l'exemple vénitien, déploient leur puissance au départ d'un territoire réduit et conquièrent des comptoirs, des bandes littorales, soit autant de "ventouses aspirantes" reliées à la métropole par des tentacules mouvantes et élastiques. Les thalassocraties commencent souvent par dominer des mers intérieures (l'Egée pour Athènes, la Méditerranée pour Rome, la Mer du Japon pour le Japon moderne). Elles sont soit des Etats littoraux soit des Etats insulaires. Les thalassocraties littorales sont plus fragiles, car directement menacées par leur hinterland. Les thalassocraties insulaires disposent de plus d'atouts pour passer de la domination d'une mer intérieure à la domination des grandes voies de communications transocéaniques. Les thalassocraties littorales sont des constructions hybrides, obligées de mener conjointement deux types de politiques différentes, l'un continental, l'autre maritime (Hollande, Portugal), ce qui épuise leurs ressources et leur fait perdre la compétition face aux thalassocraties insulaires. Les Etats continentaux, comme l'Allemagne, sont handicapés par leur géographie et ne peuvent donner le meilleur d'eux-mêmes dans un monde désormais fermé, entièrement exploré, où les thalassocraties ont eu une longueur d'avance pour la maîtrise des bases d'outre-mer, des zones économiques assurant la subsistance et des espaces de colonisation où elles déversent le trop-plein de leur population.

La thalassocratie britannique est hostile aux canaux intérieurs et au percement des isthmes car ces ouvrages relativisent ipso facto l'importance des voies maritimes qu'elle contrôle. Lord Palmerston a été hostile au creusement du Canal de Suez parce que la France en avait la maîtrise. L'Angleterre a également critiqué la construction du Canal du Midi, entre Bordeaux et la Méditerranée, car cela réduisait considérablement l'importance stratégique de Gibraltar.

A l'heure où la politique ne peut plus être que mondiale, les peuples qui veulent survivre doivent nécessairement recourir au large, aux océans, ou organiser leurs espaces continentaux de façon à échapper à la domination de l'une ou l'autre puissance maritime. Cette organisation continentale passe par la construction de routes, de voies ferroviaires, de systèmes de navigation fluviale, etc., contrôlés par les seules puissances continentales.

Le bloc continental: Mitteleuropa, Eurasie, Japon
(Der Kontinentalblock - Mitteleuropa - Eurasien - Japan)  1941

Rédigé après le pacte germano-soviétique, cet ouvrage poursuit deux objectifs: 1) jeter les bases d'une alliance germano-italo-soviéto-nippone, qui réorganiserait la masse continentale eurasienne et africaine; et 2) revendiquer pour l'Allemagne le retour de ses colonies africaines, ôtées après Versailles.

Analysant les textes édités par les instituts britanniques et américains, Haushofer y décèle une crainte récurrente, notamment chez Lord Palmerston et chez le géographe Homer Lea, de voir se constituer une alliance entre l'Allemagne, la Russie et le Japon. Une telle alliance échapperait totalement au contrôle des thalassocraties britannique et américaine. Les thalassocraties, écrit Haushofer, pratiquent la politique de l'anaconda: elles enserrent leurs proies et les étouffent lentement. La masse eurasienne, si elle est dûment organisée, est une proie trop grande pour l'anaconda anglo-américain, une masse territoriale telle, qu'elle échappe à tout blocus. L'idée d'une telle alliance a plutôt germé dans des cerveaux russes et japonais que dans des cerveaux allemands ou européens. Lors de la guerre russo-japonaise de 1905, quand Britanniques et Nippons conjuguent leurs efforts pour tenir les Russes en échec, une partie du corps diplomatique japonais, dont l'Ambassadeur à Londres Hayashi, le Prince Ito, le Premier Ministre Katsura et le Comte Goto, souhaite une alliance entre Allemands, Russes et Japonais contre les tentatives anglaises de contrôler tout le trafic maritime mondial. Face à de telles propositions, l'Allemagne de Guillaume II, déplore Haushofer, reste prisonnière du mythe du "péril jaune", ne percevant pas que les Asiatiques sont moins dangereux pour l'avenir de l'Allemagne que les Britanniques et les Américains. En Russie, l'idée eurasienne a été incarnée par le Ministre Witte, créateur du chemin de fer transsibérien et partisan d'une paix séparée avec l'Allemagne en 1915. Le Japonais Goto parlait de la nécessité d'une troïka, où le cheval central, le plus corpulent et le plus robuste, aurait été la Russie, flanquée de deux chevaux plus nerveux, l'Allemagne et le Japon.

En Afrique, la mauvaise gestion britannique a laissé aller à vau-l'eau l'oeuvre constructrice des colons agriculteurs allemands; à la volonté de développer des cultures vivrières, les Anglais ont substitué l'exploitation capitaliste, provoquant l'urbanisation des masses africaines, délaissant l'agriculture, ce qui provoque la désertification et les famines. Les Japonais, en revanche, ont très bien géré la Micronésie ex-allemande.

La "troïka", complétée par l'Italie mussolinienne, doit soutenir les indépendantistes arabes et hindous; la Russie, en particulier, doit se poser comme la protectrice des Arméniens et des Kurdes de façon à rattacher Mossoul au bloc continental en gestation.

Robert Steuckers

Source : Synergies Européennes, Février, 1992
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