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Découverte en janvier sur la colline de Hradisko, au sud de la Moravie, une bourse de soldat romain vieille de près de 1 845 ans éclaire d’un jour nouveau la présence militaire romaine en territoire ennemi. Ce fragment, unique en son genre en Tchéquie, suscite fascination et questionnements sur les ambitions impériales de Rome au nord du Danube.
Une simple plaque de bronze peut parfois suffire à bouleverser la compréhension d’un épisode militaire oublié. En janvier 2025, une équipe d’archéologues affiliée à l’Académie tchèque des sciences a mis au jour, sur la colline de Hradisko u Mušova, en Moravie du Sud, un fragment d’une rareté remarquable : une bourse d’avant-bras appartenant à un soldat de la Xe Légion romaine. Vieille de près de 1 845 ans, cette pièce n’a pas été découverte dans une ancienne province romaine, mais en territoire considéré comme ennemi au IIe siècle.
Ce contexte inattendu relance les débats sur les ambitions de conquête de l’empereur Marc Aurèle au nord du Danube. Le détail de cette trouvaille, présenté dans Radio Prague International apporte des éléments concrets sur la logistique et la présence financière de Rome aux marges de son empire.
Un fragment en bronze vieux de près de deux millénaires
Le fragment retrouvé, bien que partiel, présente des traits techniques distinctifs qui ont immédiatement attiré l’attention des chercheurs. Il s’agit d’un élément moulé en bronze, probablement coulé dans une matrice spécifique pour épouser la forme de l’avant-bras. Son usure indique une utilisation prolongée, et sa finition laisse penser à un objet utilitaire plus que décoratif. Ce type de bourse, bien qu’inhabituel, ne relève pas d’un objet isolé. Il appartient à une catégorie fonctionnelle identifiée dans divers sites militaires romains. Toutefois, aucun exemplaire n’avait été jusqu’alors découvert aussi loin au nord, au-delà du Danube, ce qui confère à cette trouvaille une portée stratégique.
Le contexte géologique et la stratigraphie du site ont permis une datation fiable. Une datation confirmée par la présence d’autres artefacts contemporains dans la même couche. Selon les responsables de la fouille, l’objet se trouvait à proximité immédiate d’une structure défensive romaine. Cela suggère une fonction en lien direct avec les opérations militaires du camp.
Au-delà de sa rareté matérielle, l’intérêt du fragment réside dans sa localisation. Il constitue une preuve concrète d’un usage quotidien militaire en plein cœur d’une zone considérée comme extérieure à l’Empire romain.
Une découverte rare sur un ancien théâtre d’opérations
Effectivement, située en Moravie du Sud, la colline de Hradisko u Mušova domine un coude stratégique de la rivière Dyje. Cette zone représentait une frontière mouvante entre les territoires contrôlés par Rome et ceux occupés par les tribus germaniques. C’est dans ce cadre précis que la Xe Légion romaine établit une base militaire entre 172 et 180 après J.-C., en pleine guerre marcomane. Ce conflit prolongé se voit déclenché après une série d'incursions barbares dans l’Empire. Rome dut alors mobiliser massivement ses légions pour contenir la pression au nord du Danube.
La forteresse de Hradisko faisait partie d’un réseau de camps avancés implantés par Marc Aurèle dans le but de stabiliser la région. L’objectif politique était clair : intégrer ces terres au territoire impérial sous la forme d’une nouvelle province, baptisée Marcomannia. Mais cette stratégie impériale ne put aboutir. La résistance des Marcomans, la logistique difficile et les limites du contrôle militaire firent échouer ce projet. À la mort de l’empereur, son successeur Commode choisit de se retirer définitivement de cette zone d’expansion. Il mit un terme définitif à l’occupation.
Le site archéologique demeura ainsi quasi intact, scellé par l’abandon précipité des troupes. Les objets laissés sur place, comme cette bourse de soldat, ne sont pas le fruit d’un lent enfouissement historique. Il s’agit bien des témoins figés d’un épisode militaire interrompu brutalement.
Un objet modeste, aux implications économiques et logistiques
Au-delà de sa forme atypique, cette bourse en bronze révèle des aspects essentiels de l’organisation économique de l’armée romaine en territoire hostile. Si aucune monnaie n’a été retrouvée à l’intérieur du fragment, les fouilles ont permis de mettre au jour, à proximité immédiate, plusieurs dizaines de deniers en argent. Ces pièces portaient majoritairement l’effigie de l’empereur Marc Aurèle ou de son épouse Faustine. Les archéologues estiment leur production dans les années 170. Leur concentration dans une même couche archéologique confirme la fonction du site comme base militaire active à cette époque précise.
D’après les estimations des chercheurs, la capacité de la bourse avoisinait les 50 deniers. Ce montant représentait une somme non négligeable, équivalant à plusieurs mois de solde pour un simple légionnaire. Une telle quantité suggère que son porteur occupait un rôle spécifique dans la chaîne logistique ou administrative du camp. Mais sans toutefois être un officier de haut rang. Il pourrait s’agir d’un optio, un sous-officier chargé de la gestion quotidienne d’un détachement. Ou d’un soldat responsable du paiement des fournitures, vivres ou services civils durant les opérations.
Balázs Komoróczy parle d’un « service cash », un fonds de réserve destiné à couvrir les dépenses imprévues sur le terrain. On imagine le ravitaillement en urgence, le solde de mercenaires auxiliaires, ou les récompenses ponctuelles. Le fait que la bourse se portait sur l’avant-bras gauche n’est pas anodin non plus. Elle restait ainsi accessible sans gêner l’usage de l’arme.
Transmission et valorisation du patrimoine au public
Aujourd’hui conservé au centre d’accueil de Mušov, le fragment de bourse est intégré à une démarche de médiation qui vise à rendre intelligible l’histoire militaire romaine en Europe centrale. Accompagné d’une reconstitution fidèle de l’objet et d’un échantillon de monnaies retrouvées sur place, il occupe une place centrale dans l’exposition permanente intitulée La porte de l’Empire romain. Situé à Pasohlávky, ce centre accueille chercheurs, visiteurs et scolaires venus explorer une période méconnue où Rome tenta de repousser ses frontières bien au-delà du Danube.
Loin d’une simple vitrine archéologique, l’exposition met en perspective la vie quotidienne des soldats stationnés dans ces camps temporaires. Elle restitue la réalité matérielle de leur équipement, les contraintes de la gestion financière en territoire éloigné, ainsi que la complexité des interactions avec les populations locales. Ce dispositif muséal souligne également l’ambition politique sous-jacente. L’empereur désirait l’assimilation de ces marges géographiques au système administratif romain, avant que la pression militaire et les limites logistiques n’en décident autrement.
En exposant cet artefact hors du commun dans son contexte élargi, les institutions tchèques participent à une relecture historique qui dépasse la seule Moravie. Elles rappellent que l’expansion romaine ne fut pas un bloc uniforme, mais un processus ponctué d’avancées, de replis et d’adaptations. La modeste bourse du soldat devient ainsi le vecteur tangible d’une mémoire stratégique oubliée, révélant les marges mouvantes de l’Empire. Elle rappelle aussi les hommes qui y vivaient, entre espoir d’intégration et instabilité chronique.
Laurie Henry – Science & vie - 27 Juin 2025
Diplômée du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris dans le domaine de la biodiversité, Laurie Henry est rédactrice scientifique indépendante. Elle s’intéresse à tout ce qui touche au monde de la science, de la biologie aux dernières technologies, à l’espace, en passant par les avancées médicales et l’archéologie.