Début septembre, le journal anglais The Guardian publiait un article intitulé « Looted landmarks: how Notre-Dame, Big Ben and St Mark’s were stolen from the east » dans lequel on pouvait y découvrir notamment les travaux médiatisés d’une dénommée Diana Darke, qui explique en substance que Notre-Dame de Paris, tout comme Big Ben, entre autres, auraient été avant tout inspirés par la culture islamique.
Celle qui n’est pourtant pas historienne professionnelle, comme nous allons le voir ci-dessous, a rédigé un livre intitulé « Stealing from the Saracens » (ce qu’on a volé aux Sarrasins) dont la thèse principale est que la plupart des échanges s’effectuaient de l’Orient vers l’Occident par le passé, et qu’une bonne partie de nos plus belles pièces d’architecture en Europe seraient inspirés de l’art islamique.
Des propos qui ont fait bondir l’historien (bien réel celui-ci) Sylvain Gouguenheim, historien médiéviste, qui nous explique pourquoi ci-dessous.
Breizh-info.com : Pour Diana Darke, le style de la cathédrale Notre-Dame ne vient pas de l’histoire chrétienne européenne, mais des déserts de Syrie, dans la région d’Alep, de l’église syrienne de Qalb Lozeh, datant du Ve siècle plus précisément. Est-ce le cas ?
Sylvain Gouguenheim : Deux remarques d’abord. Madame Darke n’est pas une historienne professionnelle, ni une historienne de l’art. De ce que j’ai pu voir elle a fait des études de philosophie à Oxford, a appris l’arabe et a commencé par rédiger des guides touristiques (Syrie, Turquie, Oman). Je ne lui connais aucun article paru dans une revue scientifique concernant l’architecture gothique. Elle a certainement une très bonne connaissance du terrain moyen-oriental mais cela n’en fait pas une spécialiste de l’architecture médiévale européenne. Pourquoi aussi parler de « vol » là où, s’il y avait des influences, on parlerait simplement d’imitation ou d’emprunt culturel ?
Ensuite toute sa démarche, si j’en juge par les articles des journaux, est faussée par une erreur de raisonnement, qui est dramatique en Histoire. L’histoire de l’architecture montre qu’on passe d’un style à un autre (paléochrétien/roman/gothique etc.) par toute une série d’étapes intermédiaires, de jalons etc. Ainsi, l’art dit « roman » est né du croisement des traditions architecturales héritées de la fin de l’empire romain et des pratiques propres aux mondes franc et germaniques des VIIIe-Xe siècles (architecture carolingienne et ottonienne). On ne peut absolument pas établir de lien direct, sans aucune étape intermédiaire ni apport tiers, entre une église du Ve siècle et une cathédrale comme Notre-Dame de Paris bâtie en plusieurs décennies à partir de la fin du XIIe siècle. Pour prendre une image simple, c’est comme si on disait qu’on va de « a » à « h » sans passer par « b, c, d… ». On escamote toutes les influences possibles, qui se croisent, toutes les étapes, souvent datées, de processus qui sont des transformations progressives.
La genèse du gothique le montre. Il est issu de l’art roman, qu’il modifie tout en y intégrant des apports extérieurs. Parmi les influences originelles figurent des éléments bourguignons (l’arc brisé) et normands (les voûtes nervurées). Qu’il y ait eu des influences extérieures ne peut pas conduire à effacer ce chemin. Sans oublier, par ailleurs, que le gothique innove dans plusieurs domaines. Venons-en à Qalb Lozeh. Le raisonnement de D. Darke est assez confus.
Premier point : l’église de Qalb Lozeh (Ve siècle) est une basilique paléo-chrétienne dont l’architecture s’inspire des modèles romains, comme l’ensemble des basiliques paléo-chrétiennes. Celles-ci présentaient un plan rectangulaire – mais il y avait parfois un transept – et qui se complétait à l’est par une abside. D. Darke ne l’a pas découverte : l’église a été étudiée dès 1861 par le diplomate français Charles de Vogüe puis par l’archéologue américain Howard Butler en 1904. Et depuis de nombreux ouvrages d’Histoire de l’art l’ont présentée. L’intérêt de Qalb Lozeh est qu’elle modifie le plan basilical en divisant l’espace intérieur en trois parties, une centrale plus large, et deux latérales plus étroites. Cette partition en trois nefs va en effet être une règle adoptée par de nombreuses églises occidentales, même si ce ne fut pas systématique (« églises-halles » des Ordres Mendiants). A noter que dans l’empire byzantin on a adopté plusieurs plans différents : églises en forme de croix grecque, rotondes, octogones etc.
Autre intérêt de Qalb Lozeh : l’existence de deux tours sur la façade occidentale, reliées par un arc au-dessus du narthex. D’où la question : peut-on insérer Qalb Lozeh dans la genèse de la façade gothique, voire en faire la matrice originelle ? C’est douteux. Sans avoir connaissance des églises paléochrétiennes de Syrie, les carolingiens (à Saint-Riquier, à Corvey en Saxe fin du IXe s.), ont doté plusieurs de leurs églises de ce que l’on appelle le « Westwerk » : la façade occidentale présente un aspect massif, encadré par deux hautes tours, avec parfois une troisième tour centrale. Les églises allemandes du Xe siècle ont poursuivi dans le même sens (Reichenau, Hildesheim, Bad Münstereifel…). Ce Westwerk avait une fonction symbolique de défense contre les forces démoniaques, tandis que la partie orientale, l’abside, donnait vers le soleil levant, la lumière. Puis, dans les églises romanes on trouve de nombreuses façades flanquées de deux tours, qui annoncent les façades gothiques (en plus massif, plus sobre et moins ajouré bien sûr) : Jumièges, Saint-Etienne de Marmoutiers (XIe s.), Sainte-Foy de Sélestat (XIIe s.).
Il n’est pas impossible que Qalb Lozeh, si elle était visible à l’époque des Croisades, ait impressionné certains hommes. Après, la question qui se pose est de savoir si des Croisés ont vu cette église, et ont décidé de s’en inspirer une fois revenus en Europe. Je ne sais pas si des textes permettent de l’établir ni si Mme Darke présente des sources écrites à ce sujet. Pour l’instant ça ne semble être qu’une hypothèse.
Breizh-info.com : Pour cette « spécialiste du Moyen-Orient », outre les tours jumelles et la rosace qui viendraient du Moyen-Orient en terme d’origine, c’est toute l’architecture gothique qui serait emprunté à l’héritage islamique et arabe, ainsi qu’aux Goths. Elle accuse même d’appropriation culturelle ceux qui réfutent cette thèse. Quid ?
Sylvain Gouguenheim : On va reprendre plusieurs éléments. Le gothique repose d’abord sur la technique de la croisée d’ogives. Le premier exemple, assez lourd, sous forme de gros boudins de pierre, se trouve à Morienval dans l’Oise et date de 1122 ; puis les premières réalisations sont dues à l’abbé Suger à Saint-Denis (sans oublier Saint-Germer de Fly en 1132). Ensuite on observe qu’à partir de ces premiers édifices le gothique évolue, par transformation interne. On perfectionne les techniques existantes, on invente : allongement du chœur parfois presque aussi long que la nef, plan polygonal des absides, développement important des chevets. On est très loin des églises paléochrétiennes ou romanes.
Autre chose : le gothique est un tout, il répond à une conception religieuse précise : louer Dieu en élevant vers le ciel ses églises et en y faisant entrer à foison la lumière. Le gothique associe donc des techniques architecturales (ogives, arcs-boutants) et des choix esthétiques (murs ajourés, immenses fenêtres garnies de vitraux colorés illustrés, rosaces) sans oublier les très nombreuses statues peintes. C’est un tout, complexe, destiné à délivrer un message. Une grande partie de ces choix, notamment ce qui relève de l’art figuratif, ne pouvait être emprunté au monde musulman pour des raisons évidentes. Et on ne peut pas dissocier ces choix des soucis théologiques (« Dieu est lumière ») qui les ont suscités. Enfin on oublie souvent que le gothique ne fut pas que religieux : palais princiers, hôtels de ville sont aussi des illustrations de cet art.
Dans la thèse de D. Darke, l’une des incohérences est celle-ci : elle attribue à l’art islamique les caractéristiques du gothique ; dans ce cas pourquoi les bâtisseurs des cathédrales n’ont-ils pas repris les éléments les plus marquants, les plus visibles des mosquées ? Ni l’enceinte, ni les minarets, ni le plan à hypostyle (cour à portique et salle de prière à colonnes), si caractéristiques des moquées ne sont repris. En dehors de Saint-Frond de Périgueux et de l’abbaye de Fontevraud , il n’y a guère d’églises postérieures aux Croisades utilisant la coupole. Tout le monde préfère la voûte, sauf, à l’époque antérieure, les églises ottoniennes du Xe siècle, sous l’influence des architectes byzantins venus sur place. L’usage de la coupole était largement répandu en revanche dans le monde byzantin : il suffit de songer à Sainte-Sophie de Constantinople. Et les mosquées se sont dotées de coupoles en imitant les églises byzantines.
Les minarets ne ressemblent que d’assez loin aux tours jumelles des églises gothiques. De même, pour ce que j’en sais, les vitraux colorés ne sont importants que dans les mosquées iraniennes inaccessibles aux Croisés qui ne s’aventurèrent jamais au-delà de la frange côtière des Etats Latins d’Orient ni a fortiori dans le monde iranien chiite.
Pour les rosaces, là aussi, D. Darke, si elle en attribue l’origine à l’art islamique, escamote toute une série de jalons. La rosace est un grand vitrail qui occupe l’espace d’une fenêtre ronde verticale. Son origine remonte à l’oculus de la Rome antique (sans doute un symbole solaire). On trouve des oculi dans des églises paléochrétiennes et du Haut Moyen Âge, héritées de l’Antiquité romaine : Sainte-Marie-Majeure à Rome (Ve siècle), baptistère de Saint-Jean de Poitiers (VIIe siècle), la basilique d’Aquilée. La fenêtre pouvait être laissée ajourée mais on a des exemples, y compris antiques, de remplage avec des parois ajourées qui pouvaient porter de petites vitres. L’art de l’Espagne wisigothique, donc avant la conquête arabe, offrait des exemples de rosaces (cf. celle en pierre de l’église Saint-Jean Baptiste de Banos de Cerrato fondée en 661) et on les retrouve dans les Asturies comme à Santa-Maria de Bendones dans la première moitié du IXe siècle ou à Saint-Michel-de-Lillo à Oviedo vers 848. De même, on a des dessins de rosaces sur des manuscrits mérovingiens ou gravés sur des pierres (comme d’ailleurs on avait des motifs de rosaces sur des mosaïques romaines comme à Pompéi). Prenez enfin le cas du vitrail. Là encore l’histoire de cette technique est bien connue. Le vitrail existe à Rome (mosaïques de verre coloré). Des vitraux semblent avoir orné des églises des IVe-Ve siècles ; il y en a à Saint-Vital de Ravenne et dans des églises mérovingiennes et carolingiennes (vitrail de la châsse de Séry-les-Mézières, église de Lorch). On les retrouve dans l’art roman : les plus anciens sont le magnifique Christ de Wissembourg en Alsace qui date de 1060 et le vitrail de Notre-Dame d’Augsbourg de 1065.
Breizh-info.com : Pour Diana Darke, les voûtes retrouvées dans nos cathédrales seraient inspirées d’un sanctuaire islamique du VIIe siècle à Jérusalem, et d’une mosquée du Xe siècle en Andalousie, en Espagne.
Sylvain Gouguenheim : C’est un peu étrange. L’art roman employait l’arc brisé, l’Espagne wisigothique aussi. On utilisait dès le IVe siècle dans l’empire romain l’arc outrepassé, dit « en fer-à-cheval » qui est emblématique de l’architecture islamique (il est employé à Notre-Dame-de-Nazareth à Vaison la Romaine ; on le retrouve dans l’Espagne wisigothique ainsi à Saint-Jean Baptiste de Banos de Cerrato où il sépare les nefs). Si on reprend la genèse des voûtes des cathédrales gothiques, on a le cheminement suivant : d’abord la voûte d’arête romane faite du croisement de deux voûtes en berceau, puis l’influence normande avec l’emploi de la voûte nervurée. On a déjà des croisées d’ogives dans les églises romanes en Lombardie au milieu du XIe siècle, à Lessay en Normandie avant 1098, à Durham à la fin du XIe s., mais le gothique va en rendre l’emploi systématique. Il y a bien sûr des ogives dans certaines mosquées ; mais elles ont une fonction décorative et non architecturale : elles ne sont pas intégrées à tout un système visant, comme dans le gothique, à orienter les poussées venues de la voûte sur les piliers.
Breizh-info.com : Elle souligne également que l’énorme influence du Dôme du Rocher est due au fait que les Croisés du Moyen-Âge ont cru à tort que le bâtiment était le Temple de Salomon…« Ils ont utilisé le plan circulaire en forme de dôme de ce sanctuaire soi-disant chrétien comme modèle pour leurs églises templières (comme l’église ronde du Temple de la City de Londres), copiant même l’inscription décorative en arabe, qui châtie ouvertement les chrétiens pour avoir cru en la Trinité plutôt qu’en l’unité de Dieu » écrit-elle. Est-ce vrai ?
Sylvain Gouguenheim : Pour le Dôme du Rocher, il faut rappeler son historique et aussi son contexte architectural. Oui, c’est un bâtiment musulman, mais ce n’est pas une mosquée ; il a une place tout à fait originale, et même unique dans l’architecture islamique. Oui, les Templiers en ont fait leur quartier général, croyant y retrouver l’emplacement du temple de Salomon. C’est un édifice octogonal (deux enceintes octogonales concentriques) avec au centre une colonnade circulaire surmontée d’une coupole. C’est un ensemble architecturalement splendide mais le plan n’est pas inédit. Plusieurs églises paléochrétiennes ont un plan circulaire avec coupole (à Rome : Santa Costanza à Rome IVe s., Saint-Etienne le Rond, Ve s. ou un plan octogonal autour d’un bassin surmonté d’un dôme comme le baptistère du Latran à Rome (IVe-Ve siècle). Voyez aussi l’église byzantine de Saint-Vital de Ravenne de forme octogonale avec une partie centrale placée sous une coupole (VIe s., elle-même inspirée de l’église Saint-Serge et Bacchus de Constantinople). Ce plan octogonal fut repris par Charlemagne pour la chapelle palatine d’Aix à la fin du VIIIe siècle. Sur place, à Jérusalem, les bâtisseurs du Dôme du Rocher ont pu s’inspirer directement de l’église ronde de la Résurrection (un des édifices du Saint-Sépulcre) surmontée d’une coupole. Que le Dôme du Rocher ait eu une réelle influence au sein de l’Ordre du Temple est exact, mais c’est l’église du Saint-Sépulcre, pour des raisons religieuses évidentes, qui a inspiré de nombreuses constructions en Europe : voyez l’abbatiale de Charroux, l’église de Neuvy Saint-Sépulcre (XIIe s.), Saint-Maurice à Constance (milieu du Xe s.), etc. Il en va de même pour l’église bâtie par les Templiers à Londres en 1185 : les Templiers, ordre militaire placé sous le patronage du Christ, se devaient d’imiter le Saint-Sépulcre.
Breizh-info.com : Dans son livre, « Stealing from the Saracens », elle évoque toute une série d’emprunts et de plagiats qui auraient été faits par les Européens à la culture islamique : parlement et abbaye de Westminster, cathédrale de Chartres, basilique St Marc de Venise. Est-ce cohérent historiquement ou est-on dans la tentative de nier purement et simplement l’originalité de ces constructions propres à la civilisation européenne ?
Sylvain Gouguenheim : D’abord une imitation n’est pas forcément un plagiat (mais le plagiat étant une forme de contrefaçon cela permet de glisser à la notion de « vol »). Si elle a vraiment parlé de plagiats (cf. le terme « stealing ») c’est une plaisanterie. Prenez simplement la basilique Saint-Marc de Venise. Tous les ouvrages qui en traitent rappellent qu’elle a été reconstruite à la fin du XIe siècle sur le modèle de l’église des Saints-Apôtres (« Myriandrion ») de Constantinople qui datait de 350 environ et qui fut agrandie sous Justinien (c’est là qu’on pourrait parler de « plagiat » !). C’était le deuxième édifice religieux de Constantinople après Sainte-Sophie. Cette église a été détruite par les Ottomans en 1461 mais on en a des images médiévales qui attestent la ressemblance avec Saint-Marc de Venise. Il y a d’ailleurs en Europe d’autres églises qui prirent les Saints-Apôtres comme modèle.
Propos recueillis par YV (17/11/2020 )
Sources : Breizh-info.com, 2020, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine