La légende d'un saint n'est jamais une divagation merveilleuse écrite par des écrivains trop Imaginatifs pour le plus grand plaisir des esprits simples. L'ha­giographie médiévale regroupant les récits légen­daires de la vie des saints, est l'expression d'une mémoire séculaire qui colporte de vieux mythes païens remontant à une vieille mémoire eurasiatique. Sous la légende pieuse, il y a une vieille mythologie adaptée par le christianisme, c'est-à-dire des figures de divinités païennes que le christianisme a transformées en figures de bons saints pour les faire servir à son enseignement. L'hagiographie médiévale est une mythologie païenne déguisée et édulcorée par le christianisme. Comprendre l'histoire culturelle de l'Occident, c'est aussi comprendre la transformation de ce vieil héritage païen dans la littérature religieuse (hagiographie) ou profane (romans, chansons de geste). C'est ce qu'a bien compris Bernard Coussée qui nous offre ici le résultat de sa minutieuse enquête sur saint Nicolas. Tous les amoureux de saint Nicolas, tous ceux qui, comme moi, l'ont vu, lorsqu'ils étaient enfants en Lorraine, en Alsace ou dans le Nord de la France, déambuler le 6 décembre en compagnie de l'infatigable Fouettard, se diront que cet ouvrage était bien nécessaire. Il était grand temps en effet que l'on cesse de considérer le bon saint comme un vénérable vieillard d'image pieuse. Il était temps que l'on reconnaisse en lui un véritable personnage mythique, venu du plus loin de notre mythologie européenne.

C'est seulement à partir du IXe siècle qu'on voit circu­ler des textes hagiographiques sur saint Nicolas, d'abord des textes latins puis des traductions fran­çaises. Or, le saint serait mort au IVe siècle. Que se passe-t-il donc entre le IVe et le IXe siècle ? Où saint Nicolas semble avoir disparu ? Cette période voit l'im­plantation du christianisme en Occident. L'Eglise a besoin de communiquer son message à des popula­tions encore proches de l'animisme. Elle est confron­tée à la réalité de croyances et de pratiques reli­gieuses païennes, à ce qu'elle considère comme des « superstitions ». Les païens (qui sont étymologiquement les gens du pagus, autrement dit de la cam­pagne) continuent d'honorer d'anciennes divinités de la nature : dans des arbres et des forêts, dans des sources ou autour des pierres (mégalithes). Ils croient à l'existence de ces êtres « sauvages » plus ou moins bénéfiques ou maléfiques. De nombreux textes d'évêques et de prêtres dénoncent ces croyances au Moyen Age et témoignent ainsi indirectement de leur existence.

Derrière la légende médiévale de saint Nicolas, on décèle des traditions préchrétiennes relatives à un démon des eaux. Saint Nicolas est un personnage chrétien fabriqué avec et contre ce personnage païen qu'il recouvre et dépasse à la fois. On ne peut comprendre l'un sans l'autre. Le nom propre permet souvent de détecter le mythe. Parmi les vieilles divinités païennes, il y avait le Nicchus dont le nom se rapproche singulièrement de celui de Nicolas. Ce Nicchus est à mettre en relation directe avec la nixe, sorte de divinité des eaux. Selon les dictionnaires étymologiques modernes, nixe est un terme de mythologie germanique et Scandinave, emprunté à l'allemand Nix « génie des eaux » et Nixe « nymphe des eaux ». Issu de l'ancien allemand nickes (nom masculin) ou nickese (nom féminin). Le mot repose sur le thème indo-européen nigw « laver » représenté en grec par nizein « nettoyer en frottant », le sanskrit nenekti « il lave », l'ancien irlandais nigid. Il apparaît en français avec le sens de « nymphe des eaux » grâce aux écrivains romantiques (Gautier, Nerval). D'après les anciens textes païens qui l'évoquent, la nixe se nourrit généralement de chair humaine (et particulièrement de chair enfantine), elle habite dans les eaux ou les marais, possède des mains grif­fues, est capable de se métamorphoser et prendre diverses apparences humaines ou animales. Saint Nicolas recouvre progressivement ce génie des eaux. Le culte du saint Nicolas se répand alors en suivant les voies fluviales et maritimes. Il s'enracine particu­lièrement à des endroits où l'on peut suspecter la présence du Nicchus. Un exemple célèbre : la petite chapelle qui se trouve sur la partie restante du pont d'Avignon est dédiée à saint Nicolas. Elle domine les eaux dangereuses du Rhône comme si le saint devait encore protéger les hommes contre les vio­lences incontrôlées du fleuve. N'importe quel saint n'est pas honoré n'importe où ni à n'importe quelle date !

La légende chrétienne de saint Nicolas se construit en opposition à cette figure païenne qui porte presque le même nom que le saint. Saint Nicolas va se charger de tous les côtés bénéfiques de la divinité païenne des eaux et il va abandonner à un double sombre (« diabolique ») les aspects négatifs de l'antique créature dont il procède et qui subsistera d'une cer­taine manière à ses côtés sous l'aspect du Père Fouettard.

D'après la Vie de saint Nicolas de Wace (reprise par Jacques de Voragine dans la Légende dorée), on peut dégager les principaux épisodes en relation avec l'eau dans la vie de saint Nicolas. Dès sa nais­sance, il se tient debout dans son bain et domine l'élément liquide. C'est le signe le plus évident de sa maîtrise de l'eau. Par la suite, il accomplit son premier miracle après son élection comme évêque. Une femme partie à la messe oublie son enfant dans une cuve d'eau chaude sur le feu. Après l'of­fice, elle se souvient de son enfant et implore saint Nicolas de le sauver. En rentrant chez elle, elle trouve l'enfant sain et sauf qui joue avec l'eau bouillante. Autre miracle témoignant des pouvoirs de saint Nicolas sur l'eau : une tempête s'élève sur la mer et menace de faire sombrer un navire. Les marins invoquent saint Nicolas qui arrive, apaise l'orage et les sauve. Saint Nicolas restera long­temps le saint patron des navigateurs, des mari­niers et de tous les voyageurs sur mer, en particu­lier les marchands. Mais il est surtout un grand protecteur des enfants.

Comme la nixe était une ogresse particulièrement portée sur la chair enfantine, saint Nicolas va combattre au contraire les ennemis des enfants ou des jeunes gens. C'est le célèbre épisode des trois jeunes gens assassinés par un aubergiste et ressuscites par saint Nicolas. Cet épisode est bien connu à travers une chanson que Gérard de Nerval recueillit dans le Valois. Il existe d'autres exemples de la sollicitude du bon saint envers les jeunes gens. Trois jeunes filles qui devraient se prostituer sur l'ordre de leur père sont sauvées par saint Nicolas. Trois princes injustement jetés en prison par l'empereur et condamnés à mort invoquent Nicolas et sont sauvés par son interven­tion. Un couple sans enfant en obtient un grâce à saint Nicolas. Celui-ci leur est enlevé par des pirates. Il est séquestré chez un empereur barbare qui le mal­traite. Saint Nicolas le ramène sain et sauf chez ses parents. L'enfant d'un couple dévoué à saint Nicolas reste seul à la maison un soir. Le diable déguisé lui demande du pain. Dès que celui-ci le lui apporte, le diable le saisit et l'étrangle. Alerté, saint Nicolas vient le ressusciter. Saint Nicolas devient ainsi, tout à fait légitimement, le patron des écoliers, des enfants, des célibataires.

Mais saint Nicolas est aussi un grand saint guéris­seur. Selon la légende Aubert de Varangéville, de retour de croisade, rapporta de Bari une phalange de saint Nicolas dans sa ville natale. Ce morceau du doigt de saint Nicolas attira de nombreux pèlerins depuis le IXe siècle. En fait, la relique miraculeuse s'inscrit dans tout un contexte d'anciennes croyances que certains noms liés à Nicolas permettent de retrouver. Saint Nicolas est évêque de Myre en Asie Mineure. En ancien français, mire signifie aussi « médecin » et cette homophonie peut expliquer la dévotion qui se développe autour de ce saint thauma­turge. Tous les saints affichent plus ou moins des pouvoirs thaumaturgiques mais la relique du doigt de saint Nicolas possède une particularité encore plus remarquable qui n'a jamais été soulignée. Selon le Dictionnaire de l'ancien français de Tobler-Lommatzsch, à l'article mire (t. 6, p. 75), l'un des doigts de la main porte, en français médiéval, le nom de doit mire ; il s'agit de l'annulaire (« Ringfinger » en allemand). La désignation est ancienne puisque l'au­teur latin Macrobe parle, lui aussi, du digitus medicinalis (voir le dictionnaire du latin médiéval de Du Gange : l'expression digitus medicinalis est relevée chez Macrobe au livre 7, ch. 13 des Saturnales). Comme la relique réputée guérisseuse de l'évêque de Myre, volée par Aubert de Varangéville et conservée à saint Nicolas de Port, était un doigt du saint, on peut supposer qu'il s'agissait en réalité d'un doigt mire. Il n'est pas impossible d'admettre alors une confusion intentionnelle entre ce mire (médecin qui guérit) et la ville de Myre.

Saint Nicolas possède de véritables dons de magicien, en plus de ses dons de thaumaturge. Grâce à ses apparitions providentielles, c'est une sorte de bon fantôme qui vient quand on l'appelle pour sauver les gens. C'est un trait qu'a conservé le Santa Claus américain qui se déplace dans les airs avec un traî­neau tiré par des rennes. Le traîneau aérien du Santa Claus, tiré par des rennes, s'apparente au cortège des revenants mentionné dans les nombreux récits de la Chasse sauvage. Le folklore de Santa Claus (devenu Père Noël) insiste sur l'appartenance du saint à l'Autre Monde. La fête du 6 décembre est à mettre en relation avec l'apparition des revenants liée à Halloween et aux Douze Jours, période dangereuse et bénéfique à la fois. Nicolas est un génie du passage. Distributeur d'abondance et garant de fécondité comme d'autres saints (Martin en particulier), il pos­sède un lien naturel avec les richesses souterraines de la terre.

Nicolas est en effet lié aux richesses du monde sou­terrain. Le nickel sera découvert en 1751. On don­nera au minerai l'abréviation de Nicolaus qui est le nom d'un lutin espiègle. Les lutins (comme les nains) sont liés au monde souterrain et à ses richesses minérales (Kupfernickel désigne en allemand le « lutin du cuivre » avant de désigner le métal lui-même). Autre richesse du sous-sol : le sel. Le lieu d'implantation du culte de saint Nicolas en France est Saint-Nicolas-de-Port à côté de Varangéville (en Lorraine), important site d'extra­ction du sel depuis le Moyen Age. En fait, si saint Nicolas est lié à la mer (et à l'eau salée), il l'est aussi au sel souterrain, objet d'usages plus ou moins alchimiques. Le plus célèbre alchimiste du Moyen Age porte le nom de Nicolas Flamel. Nul doute qu'il était initié aux usages chimiques du sel si lié à son saint patron Nicolas. Comme pour rap­peler ce lien séculaire de Nicolas et du sel, l'église de Varangéville est encore dédiée à saint Gorgon qui eut les intestins salés par ses bourreaux. En outre, saint Gorgon de Varangéville évoque évidemment Gargantua dont le lien avec le sel est bien souligné par Rabelais.

Saint Nicolas possède de véritables dons d'alchimiste. Il le doit certainement à l'être primitif qu'il remplace (divinité de l'Autre Monde liée aux richesses souter­raines et capable de métamorphoses). Pour se venger de Nicolas qui a brisé sa statue, Diane se déguise en religieuse et donne à des marins se rendant chez le saint une huile combustible destinée à détruire l'église du saint. Déjouant le piège, Nicolas apparaît aux marins et fait brûler l'huile sur la mer. L'huile magique de Diane (première apparition du pétrole au Moyen Age ?) est ainsi neutralisée par saint Nicolas qui déploie une magie (chrétienne) encore plus forte que celle de la déesse païenne. Cette Diane n'est cer­tainement pas l'Artémis d'Ephèse mais plutôt une autre divinité recouverte par le culte de Diane. Il s'agissait plus vraisemblablement d'Ana, détentrice des pouvoirs magiques, alias la grande déesse du monde celtique, protectrice des forgerons, des bardes et des médecins.

Mais l'essentiel de la mémoire païenne relative à saint Nicolas se concentre sur la figure du Fouettard qui accompagne le saint. Ce croquemitaine, véritable homme sauvage, est un personnage hirsute à la barbe rousse, il est le témoin fossilisé de l'ancêtre païen du saint. Il est ce nixe qui fait du mal aux enfants (mais il n'a conservé de cette méchanceté que des verges qu'il veut appliquer sur les enfants désobéis­sants). En fait, il a perdu une bonne partie de ses pouvoirs féeriques qui ont été déplacés vers le saint. Saint Nicolas contrôle le Fouettard : il l'empêche de nuire parce qu'il a vaincu la sauvagerie dont pro­cède le nicchus païen. La légende chrétienne déplace le nom païen (Nicor, nixe) sur le saint et renvoie sur le double sombre (le Fouettard) les aspects mauvais de l'archétype païen. Ainsi, le nicor/nixe est neutra­lisé et perd tout pouvoir de nuire. Le Fouettard est l'ancêtre et l'adversaire domestiqué de Nicolas. Saint Nicolas le contrôle comme d'autres saints traînent derrière eux le monstre ou la tarasque qu'ils ont maîtrisés.

Il y a dans la légende médiévale de saint Nicolas l'épi­sode d'un juif qui fouette une statue de saint Nicolas parce que le saint n'a pas efficacement protégé son trésor. Ce juif fouettard n'est pas l'origine du Père Fouettard mais l'épisode recouvre un rite de flagellation d'origine magique et sacrée qui se retrouve par exemple dans la fête romaine des Lupercales. Le Père Fouettard présente les traits habituels du croquemitaine des douze jours. Il est celui qui, à défaut d'enle­ver les enfants comme le Récheran savoyard, les menace de verges et de fessées pour leur rendre la mémoire. L'apparence du Fouettard rappelle celle de tous les hommes sauvages de Carnaval. Mi-homme, mi-bête, il incarne le monde primitif. Il appartient en fait à l'Autre Monde dont il est l'un des maîtres. C'est l'ogre-fée, un maître d'abondance et de la richesse (un dieu plutonien des morts). Saint Nicolas confirme l'aspect d'abondance de son ancêtre païen. En Sibérie, Mikoula est un dieu des récoltes et de la bière lié à l'ivresse. Le verbe russe nicolitsja signifie « s'enivrer ». Dans la postérité de Mikoula, saint Nicolas (puis Santa Claus) devient un très carnavalesque distributeur d'abondance au cœur de l'hiver.

On le comprend aisément, saint Nicolas est une figure-clé de la mythologie chrétienne. Il conserve en incrustation dans sa légende quelques thèmes majeurs d'un grand mythe païen recouvert par le saint. Toutefois, cette mythologie païenne christiani­sée nécessite, pour être bien comprise, la restitution de tout un contexte de croyances préchrétiennes que l'histoire des religions, le folklore, la mythologie et la littérature comparées sont aujourd'hui en mesure de rétablir. L'ouvrage de Bernard Coussée nous en resti­tue des aspects décisifs.

Philippe WALTER

* Ajout du site

Sources : Préface à l’ouvrage de Bernard Coussée Saint Nicolas, histoire, Mythe et légende CEM EDITIONS

Nous recommandons à nos amis tous les ouvrages de B. Coussée, Président de Cercle d’Etudes Mythologiques.

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