Le troubadour Bertrand de Born, seigneur de Hautefort (une citadelle du Périgord réputée imprenable), avait la passion de la guerre. Dans toute l'Aquitaine et en Limousin, dès que deux seigneurs décidaient de se livrer bataille, on pouvait le voir aux avant-postes, le heaume relevé, le corps protégé d'une lourde armure. Il ne voulait rien perdre du spectacle! Les tentes et pavillons dressés dans les prairies, les enseignes et étendards verts, bleus ou rouges déployés dans les vergers, tout cela le rendait joyeux. Il frémissait d'enthousiasme en entendant les trompettes et tambours signaler le premier assaut.
Après la mêlée, et surtout si les combattants avaient été braves, il parcourait la campagne sur son cheval Bayait, regardant avec satisfaction le sol jonché de lances et d'épées brisées. Puis, le soir venu, il rentrait dans ses terres, s'enfermait dans le donjon de son château et, la tête pleine de scènes de guerre et de nobles combats, il composait chants et poèmes à la gloire de ces guerriers illustres ou anonymes. Papiol, son jongleur, allait ensuite, de château en château, donner des soirées au cours desquelles il interprétait ses vers.
C'est ainsi que Bertrand de Born était devenu célèbre. On le craignait, car il osait tout dire. Sans peur, il blâmait ou louait le plus riche comme le plus pauvre, le lâche et le courageux. Ses chansons étaient aussi puissantes que mille bras tenant mille épées. Ainsi, en Aquitaine, elles avaient appelé à la révolte contre le roi d'Angleterre Henri II près de trente barons!
Mais, ce vingt-sixième jour de juin 1183, le troubadour ne voulait plus se contenter de chanter la bravoure des uns et des autres. Il voulait lutter de toutes ses forces pour l'indépendance de sa contrée, bouter l'envahisseur sur l'autre rive de la Loire, châtier Henri II l'orgueilleux et Richard son fils...
Pourquoi cette brusque colère?
Au petit matin, en sortant de sa chambre, Bertrand avait trouvé sur le seuil un écuyer étendu, harassé de fatigue, les chausses couvertes de poussière. Il l'avait aussitôt reconnu à ses cheveux blonds et bouclés. C'était Guillaume, le serviteur d'Henri Court Mantel, le fils rebelle du roi d'Angleterre mais aussi le plus fidèle ami de Bertrand.
Aussitôt, le troubadour avait craint le pire. Secoué aux épaules avec vigueur, l'écuyer s'était levé d'un bond. Les mots s'étaient bousculés sur ses lèvres : « Messire Bertrand! ...Henri Court Mantel vient de mourir à Martel en Quercy... La colère de son père est terrible... Il vous tient responsable de ce malheur... Son fils cadet Richard et le roi d'Aragon sont déjà en route pour assiéger Hautefort. D'énormes machines de guerre et de lourds béliers les suivent à deux journées... Ils ont juré que le siège serait sans merci... »
Le soleil couchant caressait les pierres jaunes de la citadelle et les hirondelles passaient en silence au ras des créneaux lorsque Bertrand prit la parole devant ses vassaux. Il avait suffi de quelques heures pour que tous répondent à son ordre de mobilisation et se présentent dans la cour d'honneur, prêts au combat. Les poings serrés, la voix ferme, Bertrand les harangua comme un capitaine chevronné :
« Vous allez avoir à soutenir un siège périlleux. Après Limoges qui vient de tomber aux mains d'Henri II d'Angleterre, les armées royales se dirigent vers Hautefort, II nous reste une seule chance de salut : en trois jours, mettre à l'abri dans nos sous-sols et greniers les moissons du domaine. Ainsi, le roi d'Aragon Alphonse II et Richard Cœur de Lion qui viennent nous combattre seront privés de vivres: Mettez-vous au travail avec cœur, pour l'Aquitaine et pour Henri Court Mantel, qui était des nôtres et vient de nous quitter pour toujours! »
Les ordres du troubadour furent exécutés avec promptitude. Trois jours plus tard, vers midi, lorsque l'homme de guet, du haut de la tour ronde, annonça l'arrivée des premiers chevaliers ennemis, plus un seul épi de blé, plus une seule touffe de luzerne ne couvrait la terre de Hautefort.
La colonne anglaise s'étirait sur une demi-lieue. Les boucliers couverts d'émaux d'or et d'azur lançaient des éclairs. Les bannières colorées flottaient au vent, accrochées à de longues lances pointées vers le ciel. Casques baissés, se dressant parfois sur leurs étriers, les futurs adversaires de Bertrand de Born étaient menaçants. Alphonse II et Richard installèrent leur campement au pied de la colline sur laquelle était bâtie la forteresse. En levant les yeux, ils pouvaient l'apercevoir, fièrement dressée. Elle semblait les narguer. De tels escarpements et fossés n'existaient nulle part ailleurs, à cent lieues à la ronde. Ce mur d'enceinte, aux trois mètres d'épaisseur, couronné de tours, ce donjon rectangulaire aux dimensions gigantesques, quelle machine diabolique aurait pu les ébranler?
Richard commença prudemment le siège de la demeure du troubadour. Il adressa à Bertrand une lettre revêtue de son sceau. Les termes en étaient clairs... Le châtelain de Hautefort avait dix jours pour livrer la place.
Trois jours et trois nuits passèrent.
Du château, aucune réponse ne parvenait. Sous les murs, les assiégeants faisaient triste figure. Alphonse II tentait de calmer les troupes, car, dans la campagne désertée, les vivres commençaient à manquer. Tous avaient faim. L'audace du troubadour inquiétait l'ennemi. Le roi d'Aragon prit alors une grave décision. Poète et troubadour lui-même, il pensa que Bertrand ne pourrait refuser de l'aide à un confrère dans l'embarras. Trois messagers se présentèrent sous le mur d'enceinte et demandèrent à être reçus. Bertrand les accueillit dans la grande salle du donjon, un sourire malicieux au coin des lèvres : « Les émissaires du roi d'Aragon sont ici mes amis, déclara-t-il. Il est regrettable que je ne puisse recevoir à ma table tous ceux qui campent devant mes murs, mais je suis disposé à rendre les services qu'on est en droit d'attendre du chevalier et du troubadour.
— Notre roi, Alphonse II, vous demande de la nourriture pour ses hommes et ses chevaux, répondit dignement l'un des trois messagers. Il s'étonne aussi de vous voir si obstiné et vous rappelle les devoirs d'un vassal convié par lettre à remettre sa citadelle.
— Votre première demande peut être envisagée avec bienveillance, répliqua Bertrand avec courtoisie. Vous trouverez à votre départ, dans la cour, deux charrettes attelées. Il y a là pour trente jours de vivres. Ce délai devrait suffire pour trouver une solution au conflit qui nous oppose. Dans cette lettre au roi Alphonse II, poursuivit le troubadour en tendant à l'émissaire un parchemin roulé et scellé, je demande, moi aussi, une , grâce! Lorsque vous installerez vos machines de siège, il faudra éviter de le faire devant le mur d'enceinte situé au sud. Dans un siège précédent, il s'est trouvé fort endommagé, et il résisterait difficilement à un second assaut. »
Les messagers du roi d'Aragon revinrent au camp avec les vivres. Ils furent accueillis en héros! Toute la nuit, sous les tentes, on fêta un ennemi si naïf. A la lecture du parchemin du seigneur de Hautefort, Alphonse II partit d'un bruyant éclat de rire et alla aussitôt trouver Richard Cœur de Lion.
« Messire, lui dit-il, nous avons affaire à un curieux soldat! Un excellent troubadour, sans doute, mais qui ne connaît rien à la guerre. Lisez donc ce message que m'ont remis mes hommes! Bertrand demande qu'on évite d'attaquer la partie sud de la forteresse car elle ne résisterait pas au choc des béliers! Il aurait mieux fait de nous remettre tout de suite les clés de sa citadelle. »
A l'aube du dixième jour de siège, Bertrand entendit sous les remparts des cris de soldats s'exerçant aux armes et des galops de chevaux prenant position. Il courut au mur d'enceinte sud et, se penchant par les créneaux, découvrit avec stupeur d'imposantes catapultes et leurs munitions de pierres, des béliers dirigés vers la partie la plus faible des fortifications.
On l'avait trompé!
A présent, rien ne pourrait arrêter la vengeance de Richard Cœur de Lion. Si lui et Alphonse II attaquaient Hautefort dans ces conditions, le château serait pris en quelques heures...
Le troubadour s'enferma alors dans sa chambre, composa un poème de soumission et envoya un écuyer le remettre à Richard.
Un présent inattendu accompagnait ce poème : sur un coussin de velours étaient posées les clés de la forteresse.
Bertrand se rendait et demandait pardon...
Richard lut avec une vive émotion l'humble chanson de Bertrand :
Ges no me desconort, S'eu ai perdut, Que no chant em déport E no m'ajut Com cobrès Autafort... ... Lo comte volh prejar Que ma maiso Mi coman a gardar O que lam do. (Je ne me décourage pas, même si j'ai perdu la partie, jusqu'à ne plus chanter ni être gai, jusqu'à ne pas essayer de regagner Hautefort... Je veux demander au comte que ma maison me soit remise en garde ou qu'il me la donne).
Si le troubadour renonçait à se battre, c'était surtout pour conserver Hautefort. Richard Cœur de Lion était bien près de se laisser fléchir. Mais alors la colère de son père, Henri II, aurait été terrible.
Une décision plus sage s'imposait. On conduisit Bertrand au campement du roi d'Angleterre, devant Limoges. Dans une lettre noble et généreuse, Richard signala la conduite exemplaire du troubadour. Il avait secouru ses troupes manquant de vivres; il s'était soumis dans les dix jours comme on le lui avait demandé. Enfin, il promettait de ne plus guerroyer si on lui rendait sa forteresse... Henri II pouvait-il pardonner?
Arrivé sous bonne garde au campement, le troubadour fut mené à Henri II. Sur son passage, les serviteurs lançaient des injures et des plaisanteries. Bertrand se rendit compte que le sort des vaincus était bien rude. Près du pavillon royal, les étendards aux couleurs d'Angleterre claquaient en haut de leurs mâts. C'était bien là le domaine d'un souverain victorieux! Lorsqu'il se baissa pour entrer sous la tente principale, le seigneur de Hautefort sentit son cœur se serrer. S'attendait-il à une pareille humiliation? Il aurait mieux valu mourir au combat...
Le roi d'Angleterre était assis sur un des nombreux coffres qui le suivaient partout dans ses campagnes. Il était entouré de ses plus fidèles compagnons venus lui apporter leur réconfort après la mort de son fils aîné. Son premier regard pour Bertrand fut chargé de colère et de vengeance.
Il prit aussitôt la parole, multipliant les reproches : « Ainsi, voilà Bertrand de Born, seigneur de Hautefort! Il y a un an de cela, j'ai entendu ton chanteur Papiol interpeller tes amis les barons d'Aquitaine afin qu'ils se soulèvent contre nous. Tu as mené leur lutte et tu vois aujourd'hui ta défaite. Tu te vantais en croyant me vaincre!
— Sire! soupira le troubadour très ému, il est vrai que nous vous avons combattu. Mais, avec votre regretté fils Henri Court Mantel, nous jugions notre cause juste et nous la défendions. En apprenant sa mort, j'ai crié de douleur et j'ai perdu la raison. J'ai poursuivi la lutte dans son souvenir et n'ai défendu Hautefort devant votre fils Richard que pour y vivre enfin une paix méritée. »
Au seul nom de ce fils défunt, évoqué par celui qui avait combattu à ses côtés, Henri II sentit qu'il lui serait difficile de ne pas accorder son pardon.
« Ah! Bertrand, s'écria-t-il, malheureux Bertrand, il est bien vrai que tu as perdu l'esprit en perdant mon fils. Il n'aimait que toi. Et moi, pour l'amour de lui, je te rends ta liberté, tes biens, ton château. Je te rends mes bonnes grâces et mon amitié. Je te donne enfin cinq cents marcs pour relever ce mur d'enceinte qui menace de s'effondrer, sur le côté sud de ta citadelle. Par cette lettre, poursuivit Henri II en montrant le message de Richard, mon fils me signale ta digne conduite lors du siège de Hautefort. C'est autant ta noblesse de soldat que ton talent si célèbre de troubadour qui te valent aujourd'hui ma clémence. »
Étonné par ces paroles rassurantes, alors qu'il s'attendait aux pires châtiments, Bertrand s'inclina devant le roi et multiplia les remerciements : « Sire! Vous me rendez les clés de Hautefort? Toutes mes terres? Votre bonté est extrême! Pardonner ainsi mes fautes à votre égard. »
Henri II l'arrêta d'un geste d'impatience et répliqua : « Tâche dès lors de faire un bon usage de ces biens. Cette bannière de Hautefort, il te faudra à présent la porter en Aquitaine en rappelant la toute-puissance et la générosité du roi d'Angleterre et de son fils Richard... »
Bertrand était libre, riche et Hautefort lui restait!
Un pareil événement ne pouvait se célébrer sans un nouveau chant. Alors, le naturel batailleur du troubadour reprit le dessus. Une semaine à peine après avoir été présenté, vaincu et repentant, au roi d'Angleterre, Bertrand n'hésitait pas à écrire puis chanter :
« ...Nija d'Autafort No laissarai ort, Quis vol m'en guerrei, Pois aver lo dei. Quan fis es devès tota partz, A mi resta de guerra uns pans... Patz nom fai conort; Ab guerra m'acort; Qu'eu no tenc ni crei Neguna autra lei. » (Non jamais d'Hautefort je n'abandonnerai les jardins, et si quelqu'un veut me déclarer la guerre, je peux la lui donner. Quand la paix règne de toutes parts, il me reste l'espoir de guerroyer encore. La paix ne me fait jamais plaisir. Avec la guerre, je suis heureux; je ne connais pas et ne veux pas connaître d'autre loi.)
Longtemps encore, Bertrand le troubadour restera un incorrigible guerrier. Comme les ordres d'un chef d'armée dans un combat difficile, ses chansons rassembleront dans les provinces d'Occitanie les chevaliers soucieux de garder leur indépendance face aux souverains étrangers, même les plus puissants.
Les bienfaits du roi Henri II ne purent rien contre le désir de Bertrand de se venger du roi d'Aragon Alphonse II, qui avait cru bon de le tromper et de le ridiculiser devant Hautefort. Rien non plus contre ce besoin continuel de provoquer les guerres, les révoltes et de voir les lourds chevaliers de Richard briser lances et épées. Les hennissements des chevaux effrayés par le vacarme, les vers que le jongleur récite en allant d'une tente à l'autre, le son des cors et des clairons au moment de la charge, Bertrand ne pouvait les oublier.
Un jour, pourtant, le troubadour cessa de se battre. Il se retira dans un monastère, non loin de Hautefort. Dans le calme de la bibliothèque où il enluminait des textes avec des couleurs vives, on lui apportait parfois des chansons datant d'une vingtaine d'années. Elles parlaient de guerre, de sang et de bravoure. Il les lisait avec curiosité, puis haussait les épaules. Sur son visage ridé, il y avait même parfois un sourire...
Puis il se remettait au travail, se penchait délicatement sur les majuscules avec son pinceau fin. Ses pauvres textes, qui donc prendrait le temps de les lire? Et voudrait-on savoir un jour quel personnage était Ber¬trand de Born, le troubadour des champs de bataille?
Source : aventures et légendes des troubadours – P. Cazals