© Joseph Édouard pour LVSL
La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.
Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.
En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quinta reconvertie en écomusée (en nombre dans la région [2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.
Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre. (…) Une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.
« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc [3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »
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Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.
Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »
La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation [4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.
Aussi José promet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.
Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an [5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.
Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.
Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).
Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026.
« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.
Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.
Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publics »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine, dite « intelligente », sera en partie gérée à distance.
André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri, on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Joao y voit « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants. »
Mais il demeure pessimiste : « Les gens ne se font pas trop d’illusions : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.
Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.
Nicolas Guillon - LVSL - 23 septembre 2023
Notes :
[1] www.fao.org
[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.
[4] Certains prénoms ont été modifiés.
[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde
[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.