Le penseur espagnol a écrit ce texte en guise de préface à un volume écrit par le comte Eduardo de Yebes consacré à la chasse, qui a été publié à Madrid en 1943.
La « religion » triomphante de la société post-moderne est celle des « droits de l'homme ». Les grands récits, comme on dit, ont fait leur temps et auraient produit des désastres indescriptibles. La culture dominante « politiquement correcte » invite l'humanité à se prélasser sur le paisible rivage du « bon moralisme ambiant ». Parmi ses commandements figure la pratique du véganisme total, auquel les rejetons des classes dirigeantes se donnent toto corde. Ils sont aussi les porte-flambeaux de l'écologisme dompté par les intérêts économiques, le nouvel évangile « selon Sainte Greta » de la post-modernité. Il va sans dire que la pratique de la chasse fait donc l'objet d'une excommunication absolue. Je crois que la chasse moderne est un massacre inutile, mais je crois aussi qu'en d'autres temps, la pratique de la chasse était très différente.
La récente publication d'un ouvrage du philosophe espagnol Ortega y Gasset, Philosophie de la chasse, avec une préface de Marco Cimmino (pour les commandes :
Cimmino fait remarquer à juste titre que l'exégèse du phénomène de la chasse chez Ortega repose sur une distinction essentielle : la chasse moderne par rapport à la chasse traditionnelle, pratiquée dans d'autres siècles. En effet, selon l'auteur, « les chasseurs d'Altamira et de Lascaux (Paléolithique) sont moins primitifs que le meurtrier moderne : en effet, il n'est souvent même pas un chasseur, mais un persécuteur » (p. II). La modernité a fourni aux prédateurs des armes raffinées, des fusils de précision, des carabines légères et faciles à manier même dans des conditions difficiles : nous avons assisté à une évolution des outils de chasse en parallèle avec l'involution des instincts et de la force de l'homme. La technologie a fait irruption dans ce domaine pour faire face aux déficits acquis par l'homme moderne du fait de sa vie sédentaire à laquelle la société industrielle et de consommation nous a contraints. Il s'agit notamment de notre capacité réduite à sentir, de l'augmentation des problèmes de vue et de la perte de vitesse du chasseur. La chasse représente donc pour le philosophe un retour à la nature, et il semble éprouver « une véritable nostalgie de la forêt [...] et du défi avec la bête » (p. III), dans une confrontation certes non égale, mais néanmoins juste, à armes égales, et non soutenue par des expédients techniques.
Dans ce contexte, l'homme apparaît à l'auteur comme le roi incontesté du règne animal, suggère le préfacier, dans une nature où « tous sont chasseurs et tous sont chassés » (p. III). Un monde, celui de la forêt d'Ortega, qui ne se plie en rien au paradigme démocratique, dans la mesure où le supérieur, également par la ruse et l'intelligence, s'impose aux inférieurs. La chasse révèle donc un monde hiérarchique basé sur des valeurs aristocratiques pour ceux qui la pratiquent à « l'ancienne ».
Au Moyen Âge, Frédéric II en était bien conscient, puisqu'il s'est adonné à la pratique de la chasse au faucon, dont il nous a laissé un admirable témoignage dans un traité exemplaire. Plus généralement, le philosophe est convaincu - et l'historien néerlandais Huizinga avait la même intuition - que l'homme a une relation fondamentalement ludique avec la réalité et la vie. Alors que les autres êtres vivants se contentent de vivre, l'homme doit « consigner délibérément et sous sa propre responsabilité inaliénable sa vie [...] à certaines occupations » (p. 5). La chasse est un jeu, parmi d'autres jeux d'une importance essentielle. Ce qui la distingue des autres « pratiques » ludiques, c'est qu'il s'agit d'une activité exigeante, en aucun cas passive, et pas seulement d'un point de vue physique.
La brièveté de la vie oblige l'homme à s'engager dans des actions qui l'impliquent émotionnellement. La chasse est l'une d'entre elles : elle nous met en contact avec les puissances disparates qui composent le cosmos, quoique de manière paradoxale, puisque le but de cette action est la négation d'une vie palpitante dans le cadre global de la nature. Dans le monde romain, Scipion Aemilianus (Emilien) et Polybe, deux figures emblématiques dont parle Ortega, le savaient bien. Le premier, imprégné de culture hellénique, a connu le second comme stratège lors du siège de Numancia en Espagne. L'amitié entre les deux se resserre de plus en plus, passant des discussions sur les livres que Scipion fait lire à Polybe à la pratique commune de la chasse. Aemilianus avait appris les rudiments de l'art de la chasse lors de son séjour en Macédoine. De retour à Rome, conclut Polybe, « il a trouvé en moi la même passion pour la chasse, qui a fait croître la sienne » (pp. 21-22). (pp. 21-22).
La philosophie de la chasse a été écrite alors que l'Europe était dévastée par la Seconde Guerre mondiale et que l'Espagne avait pu maintenir une position de neutralité. Dans ces pages, l'auteur oppose les pratiques de chasse « anciennes » et modernes, les premières étant celles du gentleman car respectueuses des animaux, les secondes cruelles et exterminatrices, symbolisant la diversité radicale qui distinguait le monde de la Tradition, articulé autour du concept de limite, et le monde contemporain qui ne connaît pas de limites et, dans tous les domaines, procède à leur éradication, avec l'objectif consubstantiel de faire triompher la démesure. En transférant le contenu spécifique de ce texte à la dimension éthique, ses pages ont toute l'allure d'un appel, plus actuel que jamais, à la sobriété. La préface de Cimmino se termine par : « Le lecteur devrait donc apprécier ce diamant microscopique : cet essai éloquent sur la chasse » (p. IV).
Giovanni Sessa
Ex: https://www.barbadillo.it/99980-la-filosofia-della-caccia-spiegata-da-ortega-y-gasset/