... Je reconnais, avec l'opinion générale, qu'il y a bien lieu de gémir lorsque la société souffre du développement de ces tristes fléaux (1), et que tous les soins, toutes les peines, tous les efforts que l’on peut appliquer à y porter remède, ne sauraient être perdus ; ce que j'affirme seulement, c'est que, si ces malheureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un principe destructeur plus vigoureux, s'ils ne sont pas les conséquences d'un mal caché plus terrible, on peut rester assuré que leurs coups ne seront pas mortels, et qu'après une période de souffrance plus ou moins longue, la société sortira de leurs filets peut-être rajeunie, peut-être plus forte.
Les exemples allégués me semblent concluants ; on pourrait en grossir le nombre à l'infini ; et c'est pour cette raison sans doute que le sentiment commun a fini par sentir l'instinct de la vérité. Il a entrevu qu'en définitive il ne fallait pas donner aux fléaux secondaires une importance disproportionnée, et qu'il convenait de chercher ailleurs et plus profondément les raisons d'exister ou de mourir qui dominent les peuples. Indépendamment donc des circonstances de bien-être ou de malaise, on a commencé à envisager la constitution des sociétés en elle-même, et on s'est montré disposé à admettre que nulle cause extérieure n'avait sur elle une prise mortelle, tant qu'un principe destructif né d'elle-même et dans son sein, inhérent, attaché à ses entrailles, n'était pas puissamment développé, et qu'au contraire, aussitôt que ce fait destructeur existait, le peuple chez lequel il fallait le constater ne pouvait manquer de mourir, fût-il le mieux gouverné des peuples, absolument comme un cheval épuisé s'abat sur une route unie.
En prenant la question sous ce point de vue, on faisait un grand pas, il faut le reconnaître, et on se plaçait sur un terrain, dans tous les cas, beaucoup plus philosophique que le premier. En effet Bichat n'a pas cherché à découvrir les grands mystères de l'existence en étudiant les dehors ; il a tout demandé à l'intérieur du sujet humain. En faisant de même, on s'attachait au seul vrai moyen d'arriver à des découvertes. Malheureusement cette bonne pensée, n'étant que le résultat de l'instinct, ne poussa pas très loin sa logique, et on la vit se briser sur la première difficulté. On s'était écrié : oui, réellement, c'est dans le sein même du corps social qu'existé la cause de sa dissolution; mais quelle est cette cause? — La dégénération, fut-il répliqué ; les nations meurent lorsqu’elles sont composées d'éléments dégénérés. La réponse était fort bonne, étymologiquement et de toute manière ; il ne s'agissait plus que de définir ce qu'il faut entendre par ces mots : nation dégénérée. C'est là qu'on fit naufrage : on expliqua un peuple dégénéré par un peuple qui, mal gouverné, abusant de ses richesses, fanatique ou irréligieux, a perdu les vertus caractéristiques de ses premiers pères. Triste chute ! Ainsi une nation périt sous les fléaux sociaux parce qu'elle a dégénéré, et elle est dégénérée parce qu'elle périt. Cet argument circulaire ne prouve que l'enfance de l'art en matière d'anatomie sociale. Je veux bien que les peuples périssent parce qu'ils sont dégénérés, et non pour autre cause ; c'est par ce malheur qu'ils sont rendus définitivement incapables de souffrir le choc des désastres ambiants, et qu'alors ne pouvant plus supporter les coups de la fortune adverse, ni se relever après les avoir subis, ils donnent le spectacle de leurs illustres agonies ; s'ils meurent, c'est qu'ils n'ont plus pour traverser les dangers de la vie la même vigueur que possédaient leurs ancêtres ; c'est, en un mot enfin, qu'ils sont dégénérés. L'expression, encore une fois, est fort bonne ; mais il faut l'expliquer un peu mieux et lui donner un sens. Comment et pourquoi la vigueur se perd-elle? Voilà ce qu'il faut dire. Comment dégénère-t-on? C'est là ce qu'il s'agit d'exposer. Jusqu'ici on s'est contenté du mot, on n'a pas dévoilé la chose. C'est ce pas de plus que je vais essayer de faire.
Le plus souvent, en outre, les peuples dominateurs ont commencé par être infiniment moins nombreux que leurs vaincus, et il semble, d'autre part, que certaines races qui servent de base à la population de contrées fort étendues, soient singulièrement prolifiques ; je citerai les Celtes, les Slaves, Raison de plus pour que les races maîtresses disparaissent rapidement. Encore un autre motif, c'est que leur activité plus grande, le rôle plus direct qu'elles jouent dans les affaires de leurs États, les exposent particulièrement au funeste résultat des batailles, des proscriptions et des révoltes. Ainsi tandis que, d'une part, elles amassent autour d'elles, par le fait même de leur génie civilisateur, des éléments divers où elles doivent s'absorber, elles sont encore victimes d'une cause première, leur petit nombre originel, et d'une foule de causes secondes, qui toutes concourent à les détruire.
Il est assez évident en soi que la disparition de la race victorieuse est soumise, suivant les différents milieux, à des conditions de temps variant à l'infini. Toutefois elle s'achève partout, et partout elle est aussi parfaite que de besoin, longtemps avant la fin de la civilisation qu'elle est censée animer, de sorte qu'un peuple marche, vit, fonctionne, souvent même grandit après que le mobile générateur de sa vie et de sa gloire a cessé d'être. Croit-on trouver là une contradiction avec ce qui précède ? Nullement ; car tandis que l'influence du sang civilisateur va s'épuisant par la diffusion, la force de propulsion jadis imprimée aux masses soumises ou annexées subsiste encore ; les institutions que le défunt maître avait inventées, les lois qu'il avait formulées ; les mœurs dont il avait fourni le type se sont maintenues après lui. Sans doute, mœurs, lois, institutions, ne survivent que fort oublieuses de leur antique esprit, défigurées tous les jours davantage, caduques et perdant leur sève ; mais, tant qu'il en reste une ombre, l'édifice se soutient, le corps semble avoir une âme, le cadavre marche. Quand le dernier effort de cette impulsion est achevé, tout est dit ; rien ne reste, la civilisation est morte.
Je me crois maintenant pourvu de tout le nécessaire pour résoudre le problème de la vie et de la mort des nations, et je dis qu'un peuple ne mourrait jamais en demeurant éternellement composé des mêmes éléments nationaux. Si l'empire de Darius avait encore pu mettre en ligne, à la bataille d'Arbelles, des Perses, des Arians véritables ; si les Romains du Bas-Empire avaient eu un sénat et une milice formés d'éléments ethniques semblables à ceux qui existaient au temps des Fabius, leurs dominations n'auraient pas pris fin, et, tant qu'ils auraient conservé la même intégrité de sang, Perses et Romains auraient vécu et régné. On objectera qu'ils auraient néanmoins, à la longue, vu venir à eux des vainqueurs plus irrésistibles qu'eux-mêmes et qu'ils auraient succombé sous des assauts bien combinés, sous une longue pression, ou, plus simplement, sous le hasard d'une bataille perdue. Les États, en effet, auraient pu prendre fin de cette manière, non pas la civilisation, ni le corps social. L'invasion et la défaite n'auraient constitué que la triste mais temporaire traversée d'assez mauvais jours. Les exemples à fournir sont en grand nombre.
Dans les temps modernes, les Chinois ont été conquis à deux reprises : toujours ils ont forcé leurs vainqueurs à s'assimiler à eux; ils leur ont imposé le respect de leurs mœurs ; ils leur ont beaucoup donné, et n'en ont presque rien reçu. Une fois ils ont expulsé les premiers envahisseurs, et, dans un temps donné, ils en feront autant des seconds.
Les Anglais sont les maîtres de l'Inde, et pourtant leur action morale sur leurs sujets est presque absolument nulle. Ils subissent eux-mêmes, en bien des manières, l'influence de la civilisation locale, et ne peuvent réussir à faire pénétrer leurs idées dans les esprits d'une foule qui redoute ses dominateurs, ne plie que physiquement devant eux, et maintient ses notions debout en face des leurs. C'est que la race hindoue est devenue étrangère à celle qui la maîtrise aujourd'hui, et sa civilisation échappe à la loi du plus fort. Les formes extérieures, les royaumes, les empires ont pu varier, et varieront encore, sans que le fond sur lequel de telles constructions reposent, dont elles ne sont qu'émanées, soit altéré essentiellement avec elles ; et Haïderabad, Lahore, Delhi cessant d'être des capitales, la société hindoue n'en subsistera pas moins. Un moment viendra où, de façon ou d'autre, l'Inde recommencera à vivre publiquement d'après ses lois propres, comme elle le fait tacitement, et, soit par sa race actuelle, soit par des métis, reprendra la plénitude de sa personnalité politique.
Le hasard des conquêtes ne saurait trancher la vie d'un peuple. Tout au plus, il en suspend pour un temps les manifestations, et, en quelque sorte, les honneurs extérieurs. Tant que le sang de ce peuple et ses institutions conservent encore, dans une mesure suffisante, l'empreinte de la race initiatrice, ce peuple existe ; et, soit qu'il ait affaire, comme les Chinois, à des conquérants qui ne sont que matériellement plus énergiques que lui; soit, comme les Hindous, qu'il soutienne une lutte de patience, bien autrement ardue, contre une nation de tous points supérieure, telle qu'on voit les Anglais, son avenir certain doit le consoler ; il sera libre un jour. Au contraire, ce peuple, comme les Grecs, comme les Romains du Bas-Empire, a-t-il absolument épuisé son principe ethnique et les conséquences qui en découlaient, le moment de sa défaite sera celui de sa mort : il a usé les temps que le ciel lui avait d'avance concédés, car il a complètement changé de race, donc de nature, et par conséquent il est dégénéré.
En vertu de cette observation, on doit considérer comme résolue la question, souvent agitée, de savoir ce qui serait advenu si les Carthaginois, au lieu de succomber devant les fortunes de Rome, étaient devenus maîtres de l'Italie. En tant qu'appartenant à la souche phénicienne, souche inférieure en vertus politiques aux races d'où sortaient les soldats de Scipion, l'issue contraire de la bataille de Zama ne pouvait rien changer à leur sort. Heureux un jour, le lendemain les aurait vus tomber devant une revanche : ou bien encore, absorbés dans l'élément italien par là victoire, comme ils le furent par la défaite, le résultat final était identiquement le même. Le destin des civilisations ne va pas au hasard, il ne dépend pas d'un coup de dé ; le glaive ne tue que des hommes ; et les nations les plus belliqueuses, les plus redoutables, les plus triomphantes, quand elles n'ont eu dans le cœur, dans la tête et dans la main, que bravoure, science stratégique et succès guerriers, sans autre instinct supérieur, n'ont jamais obtenu une plus belle fin que d'apprendre de leurs vaincus et de l'apprendre mal, comment on vit dans la paix. Les Celtes, les hordes nomades de l'Asie, ont des annales pour ne rien raconter de plus.
Arthur de Gobineau
Note :
- Les maladies politiques
Sources : Essai sur l'inégalité des races humaines – Ed. FlRMIN-DlDOT.