Jean rostand

Les adjonctions successives qui constituent le progrès de la civilisation, aussi bien dans l’ordre technique que dans l’ordre spirituel, n'agissent-elles pas, à la longue, sur la substance même de l’homme? Quelque chose de l’acquis ne devient-il pas inné? L'hérédité sociale ne se transforme-t-elle pas en hérédité organique? Certes, nul n'a jamais pensé que ce genre de transmission s'accomplît selon des modes bien précis, et que. même après des millénaires de civilisation, les « petits d'homme » dussent venir au monde avec une science et une morale infuses ; mais on a pu présumer que les humains, à force d'avoir appris et compris, devenaient plus aptes à apprendre et à comprendre, qu'à force d'avoir redouté et respecté les règles sociales ils devenaient plus susceptibles de leur obéir. Ainsi, sans que le contenu de la civilisation s'inscrivît dans le patrimoine de l'espèce, elle s'y inscrirait par une modification des habitudes et des instincts qui rendrait la matière humaine en quelque sorte plus éducable, plus ductile, plus civilisable.

S'il y a du vrai en cela, s'il est réel que le milieu social créé par l’homme retentisse sur l'animal humain, le prépare dans l'intimité de sa substance, si la coutume, pour peu que ce soit, devient nature, alors tous les espoirs sont permis quant à l'évolution spirituelle de notre espèce. De siècle en siècle, l’homme naîtra mieux adapté à la société, et, ses qualités natives se haussant de génération en génération, il progressera indéfiniment dans le sens même que réclament les nécessités collectives. Mais la science nous enlève, là-dessus, tout espoir. Le biologique ignore le culturel. De tout ce que l’homme a appris, éprouvé, ressenti au long des siècles, rien ne s'est déposé dans son organisme, rien n'a passé dans sa bête. Rien du passé humain n'a imprégné ses moelles. Tout ce qu'il s'est ajouté lui est resté externe et superficiel. Il ne s'est pas, d'âge en âge, organiquement spiritualisé. L'humanité, éternelle novice, ne mûrit pas dans sa chair. Chaque génération doit refaire tout l'apprentissage. Et si, demain, la civilisation entière était détruite, l'homme aurait tout à recommencer, il repartirait du même point d'où il est parti voilà quelque cent ou deux cent mille ans. Toute son œuvre, tout son labeur, toute sa souffrance passée lui compteraient de rien, ils ne lui conféreraient aucune avance.

Là gît la grande différence des civilisations humaines avec les civilisations animales. De jeunes fourmis isolées de la fourmilière refont d'emblée une fourmilière parfaite. Mais de jeunes humains séparés de l'humanité ne pourraient reprendre qu'à sa base l'édification de la cité humaine. (…)

(…) Il tient à l'essence même de la civilisation humaine de contrarier toujours davantage, tant par les pouvoirs de la science que par l'esprit de fraternité, le jeu sans merci de la sélection naturelle. Toujours la médecine préservera plus d'existences chancelantes ; toujours la vie humaine, et de qualité si médiocre qu'elle soit, sera plus estimée, plus défendue, plus garantie. Il y a là un fait humain, et non moins naturel que celui de la sélection. Mais précisément parce que l'homme ne peut pas, parce que l'homme ne veut pas s'écarter de la voie qu'il s'est choisie, ne doit-il pas prendre conscience du péril où l'expose son attitude singulière, afin de prévenir, avec l'aide de sa raison, les revanches de l'inhumaine nature? C'est ce que pensent les eugénistes, qui rêvent de substituer à la rude sélection automatique d'autrefois une sélection artificielle, volontaire, qui, celle-là, porterait, non pas sur le corps, mais sur les germes. Les moins hardis de ces novateurs se contenteraient d'interdire la reproduction aux mal nés afin d'épargner à d'autres le mal naître ; mais certains vont jusqu'à souhaiter que le renouvellement de l'espèce soit confié aux individus exceptionnellement doués du point de vue physique ou moral. Au dire de ces enthousiastes, l'humanité s'élèverait ainsi en quelques siècles à un niveau tel que les derniers de ses représentants égaleraient les plus rares génies de notre époque. N'est-ce pas trahir nos descendants que de bouder à cette ascension génétique ? L'humanité a droit aux meilleurs gènes possibles. Les lui refuser, c'est s'opposer peut-être à la naissance de l'homme qui vaincra le cancer, qui libérera l'énergie intra-atomique, qui trouvera le secret d'une organisation sociale plus clémente. C'est prolonger à plaisir la souffrance et le désordre. Quoi ! cette nature humaine trop réfractaire, que ne peuvent changer ni la politique ni la morale, cette nature humaine dont les imperfections font obstacle à la réalisation de tout grand rêve généreux, cette nature humaine qu'on invoque, hélas ! à juste titre, chaque fois qu'on prétend décourager l'idéalisme, — la biologie nous donne les moyens de l'ennoblir à notre gré, et nous n'en userions pas !

on decouvert nouveau code genetique

Tous les biologistes, je pense, s'accorderont à admettre que, si l'humanité veut son progrès génétique, elle doit recourir à une implacable sélection positive. Mais, ce progrès, doit-elle le vouloir, quand il lui faut payer de ce prix? Consentira-elle jamais à utiliser comme étalons les plus précieux de ses représentants? Et l'espoir même d'enfanter une race de surhommes lui fera-t-il admettre d'en user avec soi comme elle en use avec son cheptel? (…)

(…) Ce sera la mission de l'humanité future que de trouver un compromis acceptable entre un « biologisme » trop brutal et une idéologie trop négligente des destinées de l'espèce.

Jean ROSTAND

Sources : Pensées d'un biologiste, (p. 30-34, 40-45, Editions STOCK).

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