Dans les années 1920, ce biologiste soviétique s'est acharné à créer un être hybride entre le chimpanzé et l'humain, avec l'appui du Kremlin.
Un chimpanzé ayant développé un goût pour la lecture feuillette un magazine, dans le parc safari Loca Joy Holiday Theme Park, situé dans la municipalité de Chongqing (sud de la Chine), le 27 décembre 2016. | Stringer / Imaginechina via AFP
Sur le papier, c'est une théorie intéressante. Le chimpanzé partageant environ 99% de son patrimoine génétique avec l'être humain, il est notre plus proche cousin. Là où nous voyons un miracle de l'évolution, le scientifique soviétique Ilia Ivanov devine une opportunité. Dès 1910, lors d'une conférence donnée à Graz, en Autriche, il ébauche l'idée d'un croisement entre l'humain et le singe.
Ilia Ivanov n'en est pas à son coup d'essai. Chercheur très respecté, pionnier de l'insémination artificielle, le «Frankenstein rouge» s'est déjà essayé à créer des hybrides interespèces. On imagine son laboratoire plein à craquer de créatures étranges, d'appendices d'animaux flottant dans la lueur verdâtre du formol… En réalité, il s'affaire surtout à améliorer le rendement des éleveurs, puisqu'il est capable de fertiliser 500 juments avec la semence d'un seul étalon –ce qui lui permet de doper la productivité agricole soviétique– et d'adapter les bêtes d'élevage aux rigueurs de l'hiver russe.
Entre science et fiction
Ses travaux ne s'arrêtent pas là. Penché sur sa paillasse, le chercheur aux cheveux blancs réalise des mariages zoologiques du bout de sa pipette. Parmi ses «réussites» notables, Ilia Ivanov aurait créé un hybride entre un cochon d'Inde et une souris, ainsi qu'un autre croisement, plus ambitieux, entre une vache et un bison d'Europe. Mais le professeur voit plus grand: l'avènement de l'homme-singe serait à coup sûr le couronnement de sa carrière scientifique… Raison pour laquelle il va proposer, en 1924, son projet fou au Kremlin.
Contre toute attente, les dirigeants soviétiques sont intéressés. Les bolcheviques voient dans ce projet une percée darwiniste. Fermement athée et craignant l'influence néfaste de la religion sur l'État, le régime de Moscou sait que le fait d'établir la paternité entre l'humain et le singe pourrait déstabiliser le clergé, puisque cela démentirait la création divine de l'être humain. L'Académie des sciences de l'URSS offre donc à Ilia Ivanov une bourse, ainsi qu'un billet vers le continent africain où il pourra dénicher ses cobayes.
Arrivé en Guinée avec 10.000 dollars en poche et le soutien du prestigieux Institut Pasteur, qui lui assure un accès aux spécimens de sa colonie ouest-africaine, le chercheur pose ses valises dans le Jardin botanique de Conakry. Au matin du 28 février 1927, le quinquagénaire insémine deux femelles, Sylvette et Babette. Hélas, aucune grossesse ne se déclare. Peut-être faut-il inverser les rôles? Ilia Ivanov envisage un temps d'inséminer des Guinéennes avec du sperme simien sans leur consentement, sous prétexte d'un examen gynécologique… Heureusement, les autorités coloniales le lui interdisent.
Appel à volontaires
Pas découragé pour un sou, Ilia Ivanov rentre en Union soviétique et s'établit dans la province d'Abkhazie (entre les actuelles Russie et Géorgie) pour y inséminer des femmes avec du sperme de chimpanzé. On dit qu'il trouve plusieurs volontaires pour cette expérience pionnière (!), dont une femme, seulement identifiée par l'initiale G, qui l'aurait contacté en ces termes : «Ma vie privée étant en ruine, je ne vois pas l'intérêt de poursuivre mon existence. Mais quand je pense que je pourrais rendre service à la science, j'ai le courage de vous contacter.»
Cependant, de la vingtaine de singes que le savant a rapportés d'Afrique, la plupart sont décédés en route ou n'ont pu s'adapter au climat du Caucase. Son dernier mâle adulte, Tarzan, un orang-outan de 26 ans, décède d'une hémorragie cérébrale avant qu'il ait eu le temps de mettre ses plans à exécution. De toute manière, l'avenir du professeur était compromis : c'est l'époque des Grandes Purges staliniennes (durant les années 1930) qui visent particulièrement les scientifiques. Contraint à l'exil, Ilia Ivanov s'installe au Kazakhstan, où il termine sa vie dans l'anonymat.
Une question reste en suspens : quelles étaient les motivations du «Frankenstein rouge» ? Au-delà du sentiment antireligieux que ses recherches pouvaient inspirer, Ilia Ivanov cherchait-il à transcender les frontières naturelles du vivant ? Cultivait-il, comme son collègue Serge Voronoff, chirurgien français d'origine russe avec qui il a vadrouillé en Guinée française, la possibilité de rajeunir l'espèce humaine grâce à des greffes simiennes ? Ou répondait-il à l'idéal eugéniste d'optimiser la race humaine en supprimant ses traits les plus néfastes? Les réponses à ces questions, comme tant d'autres, sont mortes avec le scientifique, foudroyé par une crise cardiaque en mars 1932.
Nicolas Méra – Édité par Émile Vaizand – 8 septembre 2024 - Slate.fr