Le sommet du Groupe des Sept qui s’est déroulé les 8 et 9 juin 2018 au Manoir de Richelieu à La Malbaie dans la région de Charlevoix au Québec (les sommets du G7 se déroulent toujours dans le pays qui en assume la présidence annuelle et cette année c’était le Canada représenté par son Premier Ministre Justin Trudeau) s’est terminé en « eau de boudin » par la grâce de l’inénarrable Donald Trump, bien « chauffé » en la circonstance par le falot Justin Trudeau. Au-delà de l’anecdote, cet échec et ses conséquences possibles doivent être replacés dans un contexte plus large.

D’abord, qu’est-ce que ce G7 ? Ce n’est pas une organisation internationale officielle et reconnue, comme peuvent l’être les organisations dépendant du système de l’Organisation des Nations Unies, mais un directoire autoproclamé rassemblant les principales puissances du camp occidental. Il a été créé en 1975, à l’initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing, pour déterminer les occidentaux à des positions économiques communes suite au premier choc pétrolier. Il s’est réuni pour la première fois à Rambouillet en 1975 sous la forme d’un Groupe des Six (États-Unis, Grande Bretagne, France, Japon, République Fédérale d’Allemagne, Italie). En 1976, le Canada y a été intégré et on a parlé désormais de G7. Dès 1977, la Commission Européenne est présente aux réunions par l’intermédiaire de son président, puis un peu plus tard, le président du Conseil Européen sera aussi invité permanent. En 1994, la Russie commence à être invitée pour la journée consacrée aux dossiers politiques. Il s’agit de la « récompenser » pour avoir lâché l’ex-Yougoslavie dans les conflits des Balkans. C’est aussi un pari sur l’avenir car, à l’époque, l’Occident est persuadé de pouvoir mettre la main à brève échéance sur la nouvelle Russie issue du démembrement de l’Union Soviétique. En effet, la Russie de Boris Eltsine semble s’aligner de plus en plus sur les options économiques, financières, politiques et sociétales des occidentaux. En 1997, la Russie rejoint formellement le Groupe, donnant naissance au G8. Ce qui durera jusqu’aux sanctions occidentales faisant suite à la crise ukrainienne de 2014 quand les occidentaux refuseront de se rendre à la réunion prévue à Sotchi (ville des Jeux Olympiques d’hiver) organisée par la Russie de Vladimir Poutine qui assurait la présidence annuelle du Groupe. La Russie a donc été exclue du G8 qui est donc depuis redevenu de facto, le G7.

À l’époque où le G7 a été constitué, ses membres représentaient bien les principales puissances économiques et politiques mondiales. L’URSS allait bientôt entrer en crise et nul ne pouvait imaginer ce que donnerait rapidement une Chine délivrée du maoïsme. Le G7 s’est donc autorisé à prendre des options économiques d’abord, politiques ensuite dont il était certain qu’elles s’appliqueraient à l’ensemble du monde, même s’il les décidait en son sein, de manière informelle sans l’appareil des traités internationaux. Mais le monde a considérablement changé en 40 ans. Ce qui apparaissait hier comme un groupe de puissances dominantes capable de faire régner sa loi sur le monde, apparaît aujourd’hui comme un syndicat de puissances en déclin arcbouté sur des positions politiques, juridiques et économiques qui s’effritent inexorablement sous la pression du poids croissant de l’Asie et de l’Eurasie dans le jeu économique et politique mondial. L’ensemble est encore très solide mais le colosse vacille. En première analyse, on peut souligner que c’est dans ce genre de période, quand les intérêts internes à un groupe de puissances alliées deviennent un jeu à somme nulle, que les divergences prennent le pas sur les facteurs de cohérence.

Mais cette analyse est insuffisante, elle doit être croisée avec l’examen d’un conflit interne à l’oligarchie occidentale, principalement américaine car les États-Unis restent l’hégémon du monde occidental.

Les mutations technologiques et celles de l’ingénierie financière ont non seulement permis le passage à une mondialisation réelle mais ont entrainé en quarante ans un rebrassage des cartes de la puissance oligarchique à l’échelle planétaire et rendu obsolètes certaines bases sur lesquelles s’était construite la domination occidentale. Cette nouvelle répartition de la puissance oligarchique entraine depuis quelques années des conflits majeurs qui menacent l’ordre occidental dans son ensemble.

Pour bien se faire comprendre, on va passer par le détour d’une analogie historique qui présente des points communs structurels avec la situation actuelle.

À la grande époque du communisme triomphant, un conflit violent a opposé les partisans du déclenchement d’une révolution mondiale simultanée dans tous les pays en profitant de la moindre opportunité et les partisans de la construction et de l’affermissement du communisme dans un seul pays, l’Union Soviétique. Le conflit s’est à l’époque incarné dans les figures de Trotski et Staline. Les deux tendances voulaient établir le communisme dans le monde entier, mais par des voies différentes. La première en accroissant un chaos révolutionnaire universel et permanent jusqu’à la bascule finale, l’autre en établissant fermement une base à partir de laquelle s’étendre progressivement. Dans un cas on embrassait le monde globalement à partir d’une révolution systémique, dans l’autre on s’en emparait par les méthodes d’un impérialisme classique repeint aux couleurs révolutionnaires. Dans un cas la puissance de l’Union Soviétique était secondaire, dans l’autre, elle était fondamentale. Si on nous passe cette comparaison osée, on dira que nous avons affaire aujourd’hui au conflit entre un capitalisme oligarchique de type trotskiste et un capitalisme oligarchique de type stalinien.

Du XIXème siècle à la fin du XXème siècle, l’oligarchie capitaliste anglo-saxonne a construit sa puissance à partir d’une base territoriale étatique de type impérial (époque de la Grande Bretagne) ou hégémonique (époque des États-Unis). À partir de cette base, on faisait rayonner puissance et influence pour conquérir et/ou agréger, aux intérêts et à la vision du monde de l’oligarchie, un cercle de plus en plus étendu de pays tiers. Dans cette perspective, la puissance globale du centre est essentielle, aussi bien en termes de hard power, de soft power que de smart power. C’est en gros la logique qui a prévalu jusqu’à la fin de la Guerre Froide et qui s’articulait aux États-Unis sur la liaison organique de la puissance militaire, de la puissance technologique, de la puissance industrielle, de la puissance agricole, de la puissance culturelle, de la puissance financière à travers des forces capitalistes centrées sur les États-Unis. Mais depuis les années 1970, une révolution technologique, financière et réglementaire est venue fragiliser les bases territoriales de la puissance américaine tout en assurant l’émergence d’un nouveau réseau de forces capitalistes qu’on pourrait appeler le capitalisme 2.0 tant il est lié aux nouvelles technologies de l’information et de la communication : déréglementation, dématérialisation, délocalisation, économie d’archipel, flux, réseaux, informatisation, robotisation, intelligence artificielle en sont les maître-mots. Ce capitalisme 2.0 embrasse d’un coup le monde, épouse complètement l’idéologie libérale-libertaire et considère le centre américain comme secondaire, voire même comme un boulet. La nouvelle oligarchie, symbolisée par Zuckerberg et les autres oligarques de la Silicon Valley, a le sentiment qu’elle peut façonner le monde en passant directement par ses réseaux et ses technologies, par des points d’appui répartis dans le monde entier, en faisant l’économie d’avoir à supporter un pays avec ses pesanteurs géopolitiques et une population devenue largement inutile dans le monde de la nouvelle économie. En face d’elle, on a la vieille oligarchie industrielle, socle du complexe militaro-industriel, mis en cause par Eisenhower à la veille de quitter la Maison Blanche. Son point d’appui indispensable, socle de sa puissance et base de ses projections planétaire, est les États-Unis mêmes. Sans eux, cette oligarchie n’est plus rien.

Entre les deux, on trouve l’oligarchie financière de Wall Street partagée entre son ancienne liaison avec la vieille oligarchie, avec des intérêts croisés importants, une monnaie nationale, le dollar, avec laquelle elle a bâti une influence mondiale et sa proximité idéologique avec le capitalisme 2.0. En effet, les deux partagent la même vision d’un monde liquide, dématérialisé et déterritorialisé. La plus grande réussite du monde globalisé, la « planète finance » et ses flux incessants, est d’ailleurs née de l’alliance des technologies financières et des technologies informatiques et numériques.

La communication médiatique et peopolisée autour de la dernière élection présidentielle américaine ne doit pas masquer le fait que ce fut un affrontement entre la vieille oligarchie du complexe industriel et militaire qui, faute de mieux, a choisi Donald Trump et les deux autres qui avaient investi sur Hillary Clinton. L’oligarchie 2.0 , celle des GAFAM et de la Silicon Valley, est entrée immédiatement en guerre contre le nouveau président dont elle a bien perçu qu’il allait à la fois la contrarier dans sa vision planétarienne en voulant recentrer la puissance américaine sur le territoire et qu’il allait tenter de la replacer sous contrôle. L’oligarchie financière semble temporiser, hésiter entre soutenir Trump et le combattre. Cette hésitation est sans doute en grande partie, outre sa proximité traditionnelle avec la vieille oligarchie, le résultat de la politique résolument pro-israélienne de Trump qui s’est aligné sur les objectifs géopolitiques maximalistes de l’État d’Israël. La sensibilité ancienne de Wall Street au sionisme est par ailleurs bien connue.

Quels rapports tout cela peut-il bien avoir avec les résultats de ce G7 ?

Donald Trump a été mandaté pour refonder la puissance américaine, non pas à travers le soutien à la planétarisation des GAFAM, mais à travers le recentrage sur la base territoriale des États-Unis. Or, si le slogan de Trump, « America first » a eu un tel succès populaire c’est que les américains de base vont très mal dans un pays qui se délite. Il est parfaitement exact de dire que la globalisation économique, qui a profité au capitalisme 2.0 et au capitalisme de Wall Street, s’est faite au détriment de la population laborieuse et des petites classes moyennes américaines. Il ne faut pas se laisser abuser par les statistiques qui nous présentent une économie prospère connaissant presque le plein emploi. Or, selon les analystes des statistiques du BLS américain (Bureau Of Labour Statitic) entre un quart et un tiers des américains en âge de travailler ne sont pas comptabilisés parce qu’ils ont été découragés dans leur recherche d’emploi (ce qui ne signifie pas que ce sont des fainéants !). Environ 15% de la population ne survit que par des bons alimentaires. Si le président Trump envisage un grand plan de rénovation des infrastructures du pays, c’est qu’une bonne partie d’entre elles donnent au pays des allures de tiers-monde. L’endettement des étudiants non fortunés est faramineux. Une bonne partie de la population n’a pas accès à des soins médicaux de qualité ou dépend de la charité ou de la solidarité communautaire. Une bonne partie des petites classes moyennes voit son niveau de vie fondre comme neige au soleil. Pour Trump, non seulement pour des raisons électorales (élections de mi-mandat et projet de réélection) mais tout simplement parce que le pays menace réellement de s’effondrer sur lui-même (en dehors des métropoles reliées aux courants dynamiques de la mondialisation). Et c’est urgent pour éviter l’enclenchement d’une spirale de déclin irréversible. Voilà pourquoi, le libre-échange qui était jusqu’à présent la ligne directrice de la politique commerciale internationale des États-Unis est remise brutalement en cause. Voilà pourquoi, Trump se retourne contre l’ALENA (l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain), contre le partenariat avec la Chine et contre les Européens ou le Japon et la Corée du Sud.

Les Européens, en particulier, sont à la fois décontenancés et dépités. Plus précisément, les classes dirigeantes européennes ont investi depuis longtemps dans une quadruple soumission économique, stratégique, culturelle et politique à l’ordre occidentalo-atlantiste. L’Union Européenne elle-même est fondée sur un canevas atlantiste et libéral-mondialiste. Elle complète sur le plan politique et économique l’OTAN dont elle est la version civile. Il faut ajouter à cela tout un réseau de think tank, d’instituts de formation, d’ONG, de groupes de pression et de structures de sociabilité qui sélectionne, forme et contrôle les élites européennes qu’elles soient intellectuelles, économiques, financières ou politiques. Rien ne prédispose les classes dirigeantes européennes à s’émanciper de la matrice occidentalo-atlantiste. D’ailleurs, jusqu’à ces dernières années tout fonctionnait bien sur la base d’intérêts et de valeurs partagés. Les classes dirigeantes européennes pouvaient avoir l’illusion qu’elles étaient les alliées des États-Unis et non leurs vassales. Le brutal resserrement de la laisse par Donald Trump vient de faire tomber les illusions. Les dirigeants européens croyaient qu’ils étaient passagers de première classe dans un wagon du train d’une mondialisation multiculturelle, droitsdelhommiste, profitable et heureuse. Ils viennent de se rendre compte qu’ils étaient en réalité des larbins taillables et corvéables à merci.

À notre sens, ce n’est pas de gaîté de cœur que Trump a tombé le masque, même si, pour qui connaît l’histoire américaine, la brutalité est une constante de l’Amérique « exceptionnelle ». Mais il estime ne pas avoir le choix. Les États-Unis sont un géant aux pieds d’argile qui est en train de perdre le statut d’hégémon mondial au profit de l’Eurasie. Ils sont contraints de « piller » rapidement les ressources de leurs « alliés » pour se renforcer. En d’autres termes, ils doivent les contraindre à s’appauvrir et à renflouer l’économie américaine.

Désormais, les dirigeants européens sont coincés entre leurs valeurs qui les soumettent à un modèle dans et pour lequel ils ont été dressés et leurs intérêts économiques propres. Ils sont coincés entre les chaines qu’ils ont accepté de porter et leurs velléités de retrouver des marges de manœuvre pour ne pas se faire plumer. On peut comprendre leur panique car soit ils s’opposent à l’hégémon, ce qui les contraindra nécessairement à « brûler ce qu’ils ont adoré » en inversant toutes leurs options géopolitiques et géoéconomiques, soit ils se soumettent, mais le prix à payer sera tellement lourd pour les peuples européens que ça peut très bien finir en troubles qui les verront pendus à des crocs de boucher. D’autant que le pillage économique de l’U.E. se surajoutera aux lourds nuages de l’endettement, de l’in-soutenabilité de la monnaie unique et des troubles liés à l’invasion migratoire. Pour l’instant, les dirigeant européens tergiversent (selon leur habitude), font semblant de bomber le torse en réagissant par des hausses de droits de douanes sur certains produits américains, mais l’heure des vrais choix approche… Trump a à peine tiré sur la laisse et cela fait déjà mal et il a à sa disposition beaucoup plus de moyens d’action et de pression que ses « alliés »…

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