En hommage à Carlo Terracciano, géopolitologue italien décédé en septembre 2005, cette traduction de l'un de ses textes, traduit par Robert Steuckers pour la revue « Vouloir » en 1999. Cette étude, rédigée il y a 20 ans, indique la clairvoyance de cet ami italien disparu, et tant regretté par la communauté des géopolitologues.
Pour les Etats-Unis, l'hégémonie mondiale maritime est étroitement liée à la possession d'îles et de péninsules importantes dans les deux océans que Washington entend transformer en « Mare Nostrum », pour faire de ses citoyens les « cives imperiales » de l'Occident.
L'Europe, dans cette stratégie impérialiste américaine, acquiert une position de première importance, comme le notait le vice-amiral Lacoste, commandant de la flotte française de la Méditerranée: «Les grandes péninsules comme l'Europe sont soumises à la double influence du continent et de la mer; elles sont l'objet des convoitises et deviennent le terrain d'affrontement entre les « patrons de la Terre » et les « patrons de la Mer ». Les nations qui se trouvent dans de telles zones ont toujours oscillé entre une politique continentale et une politique maritime. Les principales puissances terrestres ne se donnent pas de grandes flottes, sauf dans leurs phases d'expansion, et uniquement pour faire pièce à l'expansion des « patrons de la Mer» (cf. Jean Schmitt, «Apocalisse blu», Panorama, XIX, n°812, nov. 1981).
Mais il n'y a pas que ce destin de péninsule. L'importance géopolitique de l'Europe est planétaire sur le plan stratégique. Car l'Europe est la clef du monde. Qui la possède détient la clef de la domination sur le globe tout entier. «L'Europe occupe une position axiale: elle est le centre géographique des terres émergées. A l'époque des avions et des missiles à longue portée, l'Europe constitue une base de tir idéale: à partir de son territoire, on peut atteindre tous les points du globe. Mais notre continent est aussi et surtout le port du monde, avec ses 40.000 km de côtes. Il est une main qui s'ouvre sur la mer. Le posséder signifie posséder la puissance maritime. La densité de sa population, sa productivité agricole, ses capitales industrielles, son exceptionnelle main-d'œuvre, contribuent à faire de l'Europe la région la plus convoitée du globe. Notre continent est l'échiquier sur lequel deux joueurs se disputent l'histoire, l'un pour s'y maintenir, l'autre (l'Union Soviétique) pour la conquérir. Celui des deux systèmes —l'occidental-américain ou le soviétique— qui réussira à arracher à son adversaire la moitié de cet échiquier obtenu à Yalta bénéficiera d'une avantage incomparable pour attirer dans son orbite les continents périphériques» (F. Gugliemi, «All'alarmi, siam europei!», in Candido).
L'importance des côtes, des îles et des péninsules à la périphérie des grandes masses continentales est capitale pour les géostratèges des puissances maritimes. Cet état de choses nous oblige à étudier les géopolitologues anglo-saxons qui sont les héritiers directs de Mahan, fondateur de la « Navy League » et père des stratégies navales et thalassocratiques américaines. Parmi ces géopolitologues, citons d'abord Nicholas J. Spykman.
Spykman est l'auteur de America's Strategy in World Politics (1942), ainsi que d'un manuel plus célèbre Geography of Peace qui fut écrit en pleine guerre en 1944. Selon Spykman, les éléments qui font la puissance d'un Etat sont:
1) La superficie du territoire.
2) La nature des frontières.
3) Le volume de la population.
4) L'absence ou la présence de matières premières.
5) Le développement économique ou technologique.
6) La force financière.
7) L'homogénéité ethnique.
8) Le degré d'intégration sociale.
9) La stabilité politique.
10) L'esprit national.
Mises à part les considérations sur les facteurs non directement géographiques, Spykman était profondément influencé par Sir Halford John Mackinder, auteur de Democratic Ideals and Reality, qui dans ses derniers ouvrages avait considérablement réhabilité l'importance de l'aire atlantique, ce « Midland Ocean », comprenant les Etats-Unis et l'Europe occidentale. En plein conflit mondial, Mackinder et son disciple Spykman réévaluent le « Sea Power », qu'ils opposent à l' « Heartland Power » de la masse eurasiatique, surplombant l'Europe orientale et la Sibérie occidentale.
Spykman va plus loin que son maître et renverse carrément le rapport d'importance que ce dernier accordait dans un premier temps aux concepts désignant le Vieux Continent: soit l'« Anneau » ou « Face marginale »: c'est l'« Inner Crescent » de Mackinder qui devient chez son disciple américain le « Rimland ». Chez Mackinder l' « Inner Crescent » était en permanence sous la menace, c'était un espace de civilisation certes brillant mais toujours prêt à tomber dans l'escarcelle des « barbares dynamiques » du « Heartland ». Pour Spykman, au contraire, ce sont les « rimlands » qui sont les atouts géopolitiques et géostratégiques majeurs: «Qui contrôle les rimlands contrôle l'Eurasie, qui domine l'Eurasie domine les destinées du monde!». L'Amérique, « Ile du Monde », est un concurrent direct des « rimlands », elle doit les comprimer et réduire leur importance, en jouant tantôt de ses propres atouts de grande puissance maritime, tantôt des atouts de la puissance continentale qui fait face aux « rimlands ». Pour la nouvelle géopolitique américaine de Spykman, les « rimlands » ne sont plus périphéries mais centres de gravité géostratégique.
Fondamentalement, pour Spykman, la position des « rimlands » et donc de l'Europe est la suivante: «La position des « rimlands » par rapport à l'Equateur, aux océans et aux masses terrestres détermine leur proximité du centre de puissance et des zones de conflit; c'est sur leur territoire que se stabilisent les voies de communication; leur position par rapport à leurs voisins immédiats définit les conditions relatives aux potentialités de l'ennemi, déterminant de ce fait le problème de base de la sécurité nationale» (N.J. Spykman, Geography of Peace, p. 5, cité in Antonio Flamigni, «Introduzione à la geopolitica» in Rivista militare, mars/avril 1986, p. 42).
Cette sécurité nationale est bien entendu, pour Spykman, celle de l'Amérique.
Spykman a donc corrigé Mackinder, en affirmant: «Il n'y a jamais eu de simple opposition entre puissances maritime et puissance terrestre. Les oppositions dans l'histoire ont toujours eu lieu entre un Etat appartenant à la « face marginale » et la Russie, ou entre la Grande-Bretagne et la Russie ensemble contre une quelconque puissance de la « face marginale» (cf. Norman J. Pounds, Manuale di geografia politica, vol. II, Angeli ed., Milano, 1978, p. 232).
Il suffit de se souvenir de la politique anglaise de monter les puissances européennes les unes contre les autres. Quant à l'Afrique et l'Australie, elles sont des « Offshore Continents ». Les Amériques sont à l'abri d'un « Oceanic Belt » (une ceinture océanique) atlantique et pacifique. De ce point de vue, qui fait de l'Amérique une plate-forme, la France n'est plus rien d'autre qu'une « tête de pont » sur la continent eurasiatique, et la Grande-Bretagne qu'un « moated aerodrome » (un aérodrome défendu par des douves, c'est-à-dire par la Manche). Tandis que le Canada et les Etats-Unis forment l'arrière stratégique fournissant main-d'œuvre, industrie et agriculture, etc. Avant, pendant et après la seconde guerre mondiale, les Américains ont donc eu des vues très claires sur le rôle dévolu au Vieux Monde européen, en dépit de tous leurs discours et théorisations propagandistes, évoquant une bien hypothétique « défense de la démocratie » ou autre dérivatif sans relief.
«L'Atlantique-Nord est dès lors la mer intérieure du monde euro-américain et de sa périphérie géopolitique. Comme il n'y a pas de puissance maritime riveraine dans l'Atlantique Sud, cette zone reste essentiellement contrôlée par l'Europe et les Etats-Unis» (Cf. Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, Atlas stratégique, 1986). Mais ce rôle dévolu à l'Europe par Chaliand et Rageau est bien mince: c'est plutôt une présence américaine que l'on constate dans l'Atlantique-Sud, flanquée de sa brillante seconde, l'Angleterre. La Guerre des Malouines en 1982 l'illustre amplement.
Cela saute aux yeux: la politique extérieure américaine, depuis la seconde guerre mondiale sur le théâtre européen jusqu'à nos jours, avec la création de l'OTAN et du défunt Pacte de Bagdad, suit exactement les lignes directrices indiquées par la géopolitique de Spykman. Cette politique américaine vise à occuper tout le « rimland » et à encercler le cœur de l'Eurasie, représenté sur l'échiquier international par l'URSS et le Pacte de Varsovie (signé après la création de l'OTAN). Les géopolitologues américains ont eu plus de chances d'être écoutés que leurs homologues européens. Ils ont été suivis par leurs gouvernants, au contraire des Européens. Les politiques atlantique, pacifique et globale suggérées par les géopolitologues américains ont été suivies d'effets.
La géopolitique du « pivot continental » de Mackinder et la variante maritime de Spykman ont connu le succès, la première dans la première moitié de notre siècle, la seconde dans la seconde moitié. Mais Spykman lui aussi a été réactualisé.
L'un des réactualisateurs de Spykman a été D. W. Meinig, auteur de Heartland and Rimland in Eurasian History (West. Politics Quart., IX, 1956, pp. 553-569). Meinig ne retient pas de critères purement géographiques, il adopte également des critères d'ordre culturel, voire fonctionnels.
Meinig affirme: «Nos critères doivent principalement s'appuyer sur une orientation effective et fonctionnelle de la population et de l'Etat, et non sur une simple position géographique [statique] face à la mer ou au continent... Un cœur peut être plus stable et donc plus fonctionnel: on le voit dans cette zone qu'est la grande bande territoriale faite de steppes et de déserts en Eurasie, une bande qui est fermée à l'Ouest par le bassin de la Volga et la Mer Caspienne, au Nord par les franges méridionales de la taïga, à l'Est par les montagnes qui ferment la cuvette intérieure où s'est déployée la culture chinoise, et au Sud par la bande territoriale montagneuse continue qui part du Sin-Kiang pour traverser l'Hindoukouch et le Kopet Dag pour aboutir aux marges méridionales de la Caspienne» (Pounds, op. cit., p. 233).
Mais c'est surtout la « bande marginale » qui intéresse Meinig. Cette bande est divisée en:
1) une bande marginale continentale, soit le « rimland » proprement dit et
2) une bande marginale maritime. Cette dernière détermine l'orientation géopolitique des Etats qui la composent. Cette orientation, répétons-le, est plus « fonctionnelle-culturelle » que géostratégique. Il est intéressant de noter sur la carte combien les pays orientés vers l'extérieur sont plutôt atlantistes et pro-occidentaux, comme l'était l'Iran avant la chute du Shah. Ceux qui sont tournés vers l'intérieur des terres étaient plutôt inféodés au bloc communiste. La Yougoslavie faisait exception (vu sa fenêtre adriatique), les pays du Pacte de Varsovie confirmaient la règle, de même que l'Afghanistan, y compris avant l'invasion soviétique de 1979. L'Indochine, sauf le Nord-Vietnam, était d'abord considérée comme neutre.
Meinig note, entre autres faits, que les îles n'étaient pas nécessairement tournées vers le pouvoir maritime (Japon, Angleterre, Irlande). Une île pouvait parfaitement vivre repliée sur elle-même ou amorcer une expansion extérieure (intra-archipelique ou extra-insulaire), selon les besoins du temps et les choix politiques et culturels du pays. Meinig reprochait à Mackinder d'avoir été trop déterministe et de ne s'être borné qu'aux facteurs géographiques. Meinig « se limitait à tracer un schéma analytique, à l'intérieur duquel on pouvait étudier les inter-relations entre le noyau central et la bande marginale » (Pounds, op. cit., p.236).
W. Kirk, dans un ouvrage ultérieur, Geographical Pivot of History (1965), a voulu renverser complètement la perspective de Mackinder, en utilisant justement la méthodologie culturaliste-fonctionaliste de Meinig. Kirk explique que c'est dans les « bandes marginales » que les grandes civilisations de l'histoire sont nées, alors que le centre eurasiatique demeurait arriéré, restait l'habitat de hordes de rudes envahisseurs nomades et cavaliers, que les civilisations assimilaient bien vite et absorbaient dans leurs populations nombreuses, vivant sur le littoral. Kirk procédait là à une remise à jour de la mentalité eurocentrique, au profit du pouvoir occidental américain.
La synthèse la plus intéressante de toutes ces remises à jour des thèses géopolitiques de Mackinder est celle de S. B. Cohen, auteur de Geography and Politics in a Divided World (1963), qui décrit la géographie politique mondiale comme le jeu complexe des interrelations entre des « noyaux » et des « bandes discontinues » (déjà en 1915 Fairgraive avait utilisé le terme de « zone de fragmentation » pour désigner les petits Etats éparpillés entre le noyau central continental et la puissance maritime.
Cohen décèle une quinzaine de régions relevant de ces divers types, qu'il regroupe en quatre catégories:
1) Le monde maritime dépendant des trafics commerciaux;
2) La puissance eurasiatique continentale;
3) Les bandes discontinues;
4) Les régions géopolitiques indépendantes.
Ce schéma subit toutes sortes de modifications continues, dues aux différents choix politiques du temps. La Russie a été à la fin de l'ère soviétique une puissance à la fois continentale et navale de premier plan, juste derrière sa concurrente américaine (voir l'étude du Pentagone, «Soviet Military Power» parue en trad. it. dans Rivista italiana de difesa, mai 1986).
Comme nous avons déjà pu le noter, les études les plus récentes tendent toujours davantage à limiter le champ proprement géographique pour aborder des thématiques historiques, culturelles ou politiques. Dans les « zones de fragmentation », donc dans les « bandes de discontinuités », nous assistons à l' « effet domino », terme utilisé pour la première fois par l'Amiral Arthur Radford en 1953. Kissinger parlait, lui, de « linkage ». A l'époque de Reagan, on utilisait des concepts comme celui de la « chaîne globale » ou de l'« arc de crise ».
Toutes ces conceptions de l'impérialisme militaire global des Etats-Unis répondent à la définition que donnait le géographe américain Weigert à la géopolitique: « l'application des principes géographiques aux jeux que provoque la fringale de puissance ». Ou encore à la définition de Taylor, qui parlait d'« une géographie politique qui renonce à la rigueur scientifique et contient implicitement ou explicitement une invitation à l'action».
De telles considérations péjoratives s'adressaient à la géopolitique allemande de Karl Haushofer!
Trad. française : R. Steuckers
Sources : Extrait d'une étude parue dans Orion, n°26/1986