Ce 20 mars 2023 marque le 20e anniversaire du déclenchement de la guerre meurtrière en Irak qui, selon certaines estimations, a tué entre 800 000 et 1,3 million de personnes. Dans l’interview exclusive pour Truthout ci-dessous, Noam Chomsky partage ses réflexions sur les causes et les ramifications de cet effroyable crime contre l’humanité.
Des manifestants anti-guerre défilent lors d’une manifestation contre la guerre en Irak et en Iran devant la Maison Blanche, le 4 janvier 2020, à Washington.
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Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power (avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit ) ; The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).
C. J. Polychroniou : Noam, il y a 20 ans, le Congrès américain a autorisé l’invasion de l’Irak faisant fi d’une opposition massive. Plusieurs sénateurs démocrates de premier plan ont fini par se prononcer en faveur de l’autorisation de cette guerre, dont Joe Biden. Tant sur le plan historique que dans une perspective d’avenir, quelles ont été les causes et les répercussions de la guerre en Irak ?
Noam Chomsky : Il existe de nombreux types de soutien, allant du soutien direct au soutien tacite. En ce qui concerne ce dernier on y compte ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une erreur, mais pas plus que cela – une « bévue stratégique », tel a été le jugement rétrospectif d’Obama. Il y a eu des généraux nazis qui se sont opposés aux décisions majeures d’Hitler, les qualifiant de bévues stratégiques. Nous ne les considérons pas pour autant comme des opposants à l’agression nazie. Il en va de même pour les généraux russes qui se sont opposés à l’invasion de l’Afghanistan en la qualifiant d’erreur, ce que beaucoup ont fait.
Si nous parvenons un jour à nous appliquer à nous-mêmes les normes que nous appliquons à juste titre aux autres, alors nous reconnaîtrons qu’il y a eu peu d’opposition de principe à la guerre en Irak en haut lieu, y compris au sein du gouvernement et parmi les membres de la classe politique. Cela a d’ailleurs aussi été le cas lors de la guerre du Vietnam et d’autres crimes majeurs.
Il y a eu, bien sûr, une forte opposition populaire. Personnellement, ma propre expérience au MIT en est un exemple. Les étudiants ont exigé que nous suspendions les cours pour pouvoir participer aux immenses manifestations publiques précédant le déclenchement officiel de la guerre – une nouveauté dans l’histoire de l’impérialisme – puis se sont réunis dans une église du centre-ville pour réfléchir à ce crime imminent et à ce qu’il laissait augurer.
Il s’est passé à peu près la même chose dans le monde entier, si bien que Donald Rumsfeld a énoncé sa désormais célèbre formule pour distinguer la vieille Europe de la nouvelle. La vieille Europe est constituée des démocraties traditionnelles, des vieux schnocks que nous, Américains, pouvons ignorer parce qu’ils sont embourbés dans des concepts ennuyeux comme le droit international, les garanties de souveraineté et autres inepties désuètes..
La nouvelle Europe, en revanche, est constituée des gars biens : quelques anciens satellites russes qui suivent la ligne de Washington, et une démocratie occidentale, l’Espagne, où le Premier ministre Aznar a suivi Washington, au mépris de près de 100 % de son opinion publique. Sa récompense à été une invitation à se joindre à Bush et Blair lorsqu’ils ont annoncé l’invasion.
Cette différenciation traduit bien notre profond sentiment historique à l’égard de la démocratie.
Il serait intéressant de voir si Bush et Blair vont être interviewés en cette auguste occasion. Bush a été interrogé à l’occasion du 20e anniversaire de son invasion de l’Afghanistan, un autre acte d’agression criminelle qui a été massivement rejeté par l’opinion internationale, contrairement à de nombreuses affirmations, ce dont nous avons déjà parlé. Il a été interrogé par le Washington Post – dans la rubrique Style, où il était dépeint comme un adorable grand-père loufoque jouant avec ses petits-enfants et exhibant les portraits de personnes célèbres qu’il avait rencontrées.
Il existait bien une raison officielle à l’invasion de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni, la « question centrale », comme on l’appelait en haut lieu : L’Irak mettra-t-il fin à ses programmes d’armement nucléaire ?
Les inspecteurs internationaux avaient mis en doute l’existence de tels programmes et demandé plus de temps pour enquêter, mais ils ont été écartés. Les États-Unis et leur laquais britannique voulaient du sang. Quelques mois plus tard, la « question centrale » a reçu une réponse, allant dans le mauvais sens. On se souvient peut-être de l’amusant sketch que Bush a joué, regardant sous la table, « Non, pas là », peut-être dans le placard, etc. Tout cela a provoqué l’hilarité, mais cela n’a pas été le cas dans les rues de Bagdad.
Cette mauvaise réponse exigeait un changement de cap. Tout à coup, on a découvert que la raison de l’invasion n’était pas la « question centrale », mais plutôt notre fervent désir d’apporter les bienfaits de la démocratie en Irak. Un éminent spécialiste du Moyen-Orient est sorti du rang et décrit ce qu’il se passait. Il s’agit d’Augustus Richard Norton, qui a écrit : « Au fur et à mesure que les fantasmes sur les armes de destruction massive de l’Irak étaient dénoncés, l’administration Bush insistait de plus en plus sur la transformation démocratique de l’Irak, et les universitaires ont sauté dans le train de la démocratisation. » Et comme d’habitude, c’est aussi ce qu’ont fait les médias et analystes fidèles et loyaux.
Ils ont bien bénéficié d’un certain soutien en Irak. Un sondage Gallup a révélé que certains Irakiens ont également pris le train en marche : 1% estimait que l’invasion avait pour but d’apporter la démocratie en Irak, 5 % pensaient que le but était « d’aider le peuple irakien ». La plupart des autres supposaient que l’objectif était de prendre le contrôle des ressources de l’Irak et de réorganiser le Moyen-Orient dans l’intérêt des États-Unis et d’Israël – la « théorie du complot » tournée en dérision par les Occidentaux rationnels, ceux qui comprennent que Washington et Londres auraient été tout aussi dévoués à la « libération de l’Irak » si ses ressources s’étaient avérées être de la laitue et des cornichons, et si le centre de production de combustibles fossiles se trouvait dans le Pacifique Sud.
En novembre 2007, lorsque les États-Unis ont cherché à obtenir un accord sur le statut des forces [Un accord de statut des forces à l’étranger, aussi appelé Status of Forces Agreement par emprunt à l’anglais, est une entente juridique entre un pays et une nation étrangère stationnant des forces armées dans ce pays, NdT], l’administration Bush a été franche et a reconnu l’évidence : elle a exigé un accès privilégié des entreprises énergétiques occidentales aux ressources irakiennes en combustibles fossiles et le droit d’établir des bases militaires américaines en Irak. Ces exigences ont été approuvées par Bush dans une « déclaration signée » au mois de janvier suivant. Le parlement irakien s’y est opposé.
Les ramifications de l’invasion ont été multiples. L’Irak a été dévasté. Le pays qui, à bien des égards avait été le plus avancé du monde arabe est devenu une misérable loque. L’invasion a déclenché un conflit ethnique (chiite-sunnite) qui n’existait pas auparavant et qui déchire désormais non seulement le pays, mais aussi toute la région. L’Etat islamique a émergé de cette ruine, s’emparant pratiquement du pays lorsque l’armée entraînée et équipée par les États-Unis a fui face aux djihadistes brandissant des fusils dans des camionnettes. Ceux-ci ont été stoppés aux portes de Bagdad par des milices soutenues par l’Iran. Et la liste est encore longue.
Mais rien de tout cela n’est un problème pour l’adorable grand-père loufoque ou pour les classes éduquées des États-Unis qui l’admirent désormais comme un homme d’État sérieux, appelé à s’exprimer sur les affaires du monde.
Cette réaction ressemble beaucoup à celle de Zbigniew Brzezinski, interrogé sur sa fanfaronnade selon laquelle il avait attiré les Russes en Afghanistan et sur son soutien à l’effort américain pour prolonger la guerre et bloquer les efforts de l’ONU pour négocier le retrait des Russes. C’était un merveilleux succès, a expliqué Brzezinski aux naïfs lui posant des questions. La guerre a atteint l’objectif en nuisant gravement à l’URSS, a-t-il affirmé (dubitatif), tout en concédant qu’elle avait fait naître quelques « musulmans agités », sans parler d’un million de cadavres et d’un pays en ruine.
Ou comme Jimmy Carter, qui nous a assuré que nous n’avions « aucune dette » envers les Vietnamiens parce que « les destructions était réciproques. »
La liste est trop facile à allonger. Quand on est dans une position de pouvoir suprême, qu’on dispose d’une communauté intellectuelle loyale, rien n’est hors de portée.
L’invasion de l’Irak en 2003 était un acte aussi criminel que l’est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais la réaction de la communauté occidentale a été très différente de celle qu’elle a eue quand il s’est agi de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Aucune sanction n’a été imposée contre les États-Unis, aucun gel des avoirs des oligarques américains, aucune demande de suspension des États-Unis du Conseil de sécurité de l’ONU. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Pas vraiment besoin de commenter. Le pire crime depuis la Seconde Guerre mondiale a été la longue guerre des États-Unis contre l’Indochine. Aucune censure des États-Unis ne pouvait être envisagée. Il était bien entendu à l’ONU que si les crimes horribles ne serait-ce que venaient en discussion, les États-Unis démantèleraient tout simplement l’institution incriminée. L’Occident condamne à juste titre les annexions de Poutine et appelle à punir cette réincarnation d’Hitler, mais ose à peine émettre un gazouillis de protestation lorsque les États-Unis autorisent l’annexion illégale des hauteurs du Golan syrien et du Grand Jérusalem par Israël, ou encore l’annexion illégale du Sahara occidental par le Maroc. Ici aussi la liste est longue. Les raisons en sont évidentes.
Lorsque les règles opérationnelles de l’ordre mondial sont violées, la réaction est rapide. On en a eu une illustration claire lorsque la Cour mondiale a condamné le Saint État [les États-Unis] pour terrorisme international (en jargon juridique, « usage illégal de la force ») en 1986, lui a ordonné de mettre fin à ses crimes et de verser des réparations substantielles à la victime (le Nicaragua). Washington a réagi en intensifiant ses crimes. La presse a rejeté le jugement comme étant sans valeur parce que la Cour est une « assemblée hostile » (selon le New York Times), comme le prouvait son jugement défavorable aux États-Unis. Toute l’affaire a été efficacement rayée de l’histoire, y compris le fait que les États-Unis sont maintenant le seul État à avoir rejeté une décision de la Cour mondiale – bien sûr cela en toute impunité.
Une vieille histoire dit que « Les lois sont des toiles d’araignée à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites. »[Honoré de Balzac, NdT]. Cette citation s’applique particulièrement bien dans le domaine international, où le Parrain règne en maître.
Aujourd’hui, ce mépris du droit international – sauf lorsqu’il est utilisé comme arme contre des ennemis – est à peine dissimulé. On le reformule en exigeant un « ordre international fondé sur des règles » (où le Parrain fixe les règles) pour remplacer l’ordre international archaïque reposant sur les règles de l’ONU, qui entrave la politique étrangère des États-Unis.
Que se serait-il passé si le Congrès avait refusé de suivre le plan d’invasion de l’Irak de l’administration Bush ?
Un seul Républicain a voté contre la résolution de guerre (Chafee). Les Démocrates étaient divisés (29-21). Si le Congrès avait refusé de suivre le plan, l’administration Bush aurait dû trouver d’autres moyens afin d’atteindre les objectifs que Cheney-Rumsfeld-Wolfowitz et d’autres faucons avaient clairement définis.
Ces moyens sont nombreux : saboter, subvertir, provoquer (ou fabriquer) un incident qui pourrait servir de prétexte à des « représailles ». Ou simplement étendre le régime brutal de sanctions qui dévastait la population. Nous pouvons nous souvenir que les deux éminents diplomates internationaux qui administraient le programme de Clinton (via l’ONU) ont démissionné en guise de protestation, condamnant celui-ci comme « génocidaire ». L’un d’eux, Hans von Sponeck, a écrit un livre extrêmement édifiant expliquant de façon très détaillée les impacts, A Different Kind of War [Une autre sorte de guerre, NdT]. Il était inutile d’interdire officiellement le livre qui est sans doute le plus important concernant la préparation de l’invasion criminelle, et l’arme qu’étaient des sanctions américaines en général. Un silence complaisant a suffi. La population aurait pu être écrasée au point d’en arriver l’exigence d’une « intervention humanitaire. »
Il est bon de se rappeler qu’il n’y a pas de limites au cynisme quand la complaisance et la soumission prévalent.
C. J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017); Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021); et Economics and the Left: Interviews with Progressive Economist (2021).
Source : Truthout, C. J. Polychroniou, Noam Chomsky, 15-10-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises