La chute de Constantinople par les Turcs, en 1453, a douloureusement réveillé l'Europe : « Ce n'est plus dans le désert syrien ou sur les bords du détroit de Gibraltar qu'il faut aller chercher « l’ennemi de la foi ; il est là, tout proche, et menaçant, aux portes de la plaine danubienne », note Bernard Chevalier (L'Occident de 1280 à 1492, A. Colin, 1969). Qui ajoute : « Pour les Allemands menaces, pour Venise qui pied à pied défend son empire (1463-1479), pour Gênes qui perd le sien (chute de Caffa, 1475), pour les Italiens de la Fouille ou de l’Istrie, il ne s'agit plus de pérégrination lointaine, mais d'une défense pressante et angoissante. »
Un Hongrois fait face. Mathias Hunyadi, second fils de Jean, régent de Hongrie, est né en 1440 à Kolozsvar. Il est surnommé Corvin (du latin corvinus, « qui ressemble à un corbeau »). Officiellement il doit ce surnom à sa noire chevelure. Mais dans l'inconscient collectif, en cette fin du Moyen Age, survit peut-être le lointain prestige d'un animal fortement symbolique car directement associé au dieu Odin-Wotan chez les Germains, au dieu Lug chez les Celtes. En tout cas, le jeune Mathias fait honneur à un tel parrainage en combattant vaillamment aux côtés de son père, ce qui lui vaut d'être armé chevalier à quatorze ans sur le champ de bataille, selon la vénérable tradition de cette fraternité guerrière qu'est la chevalerie.
Ce « corbeau » est élu roi de Hongrie en 1458 — il a donc dix-huit ans. Il lui faut s'imposer très vite à des magnats qui font régner, par leurs incessantes rivalités, une anarchie endémique dans le pays. Pour ce faire, il consolide sa position en épousant la fille du roi de Bohême, en s'appuyant sur la petite noblesse et en créant une solide armée de mercenaires, soldée grâce aux impôts que lèvent désormais pour lui des fonctionnaires efficaces et dévoués. Il a maintenant l'outil nécessaire pour mener à bien son grand projet : contrer efficacement les Turcs.
En 1458, il oblige le grand vizir Mahmud Pacha, qui ravageait la Serbie, à battre en retraite. Les Turcs reviennent à l'assaut l'année suivante. En 1463, ils sont maîtres de la Bosnie. Après avoir fait alliance avec les Vénitiens, qui ne supportent plus les agressions ottomanes, Mathias Corvin chasse les Turcs du nord de la Bosnie, les obligeant à lever le siège de la capitale, Jajce. Mais les Turcs continuent à multiplier les razzias en Albanie, Herzégovine, Dalmatie, Croatie, Carniole, Carinthie et au Frioul.
En 1476, Corvin, pour verrouiller ses frontières violées par des bandes turques, s'empare de la forteresse ottomane de Sabac, le 15 février, après un siège de trente-deux jours. Surtout, il écrase une importante armée turque, en octobre 1479, à la bataille de Kenyermezo. A sa mort, le 6 avril 1490, Mathias se préparait à être le pivot de la croisade organisée par le pape Innocent VIII pour éliminer le danger turc.
On peut cependant regretter que Mathias n'ait pas concentré tous ses efforts contre le seul ennemi turc. En effet, pour devenir le plus puissant prince de l'Europe centrale — et il y parvint —, il consacra beaucoup d'efforts à s'imposer à ses voisins européens, en s'emparant de la Moravie, de la Silésie, de la Lusace au détriment du roi de Bohême, tandis qu'il dépouillait l'empereur Frédéric III de la Styrie, de la Carinthie, de la Carniole, avant d'entrer en 1485 à Vienne dont il fît sa capitale.
Grand capitaine, Mathias Corvin fut aussi un prince de la Renaissance, surtout après son second mariage avec Béatrice d'Aragon. Fondateur de la bibliothèque Corvina et de l'université de Pozsony (aujourd'hui Bratislava), ami de Laurent le Magnifique, qui lui envoyait des bronzes du Verrochio, il achetait des tableaux à Filippino Lippi, dont il décorait son palais de Buda. Il mettait sa riche collection de manuscrits antiques à la disposition des érudits de son temps. En somme, ce guerrier émérite avait bien conscience des enjeux du combat culturel.
Pierre VIAL
Sources : Rivarol 28/04/2006