La toute-puissance de la Mafia sicilienne n'a connu qu'une éclipse: celle que lui imposa, pendant la période fasciste, le préfet Mori. Sa politique sert encore aujourd'hui de modèle aux adversaires de la Mafia.
En dépit d'une réputation tenace, la Sicile ne s'est jamais résignée à subir l'emprise de la Mafia. L'histoire de l'île est jalonnée de tentatives courageuses, quelquefois efficaces, pour délivrer les insulaires de leur carcan de violence et de corruption.
Certains datent les débuts de la Mafia de la fin de l'époque angevine, au XIIIe siècle, accréditant la légende de quatre bergers décidés à s'opposer par les armes aux exactions du pouvoir du roi Frédéric. D'autres la font remonter seulement à l'occupation espagnole, au XVIe siècle. Là encore, il se serait agi d'une résistance héroïque à un envahisseur. La même légende dorée attribue à la société secrète un rôle de contestation du pouvoir bourbonien des XVIIIe et XIXe siècles. En fait, ces interprétations n'ont guère de fondement. Il est vrai que la Sicile des Bourbons connaissait une criminalité endémique, notamment le vol de bétail. Pour la combattre, les gouverneurs envoyés par le roi de Naples - par exemple le comte de Mariscalco — ordonnèrent la création d'une gendarmerie très spéciale, les «compagnies d'armes», composées presque exclusivement d'anciens malfaiteurs. Les procédés de ces unités étaient peu orthodoxes. Elles se faisaient rémunérer directement sur le butin récupéré soit sur les voleurs, soit sur les propriétaires eux-mêmes. Paradoxalement, elles mirent fin au brigandage de ceux qui n'étaient pas encore des mafiosi.
La naissance de l’ «honorable société» remonte en fait à la conquête de l'île par les partisans de Garibaldi, dans les années 1860-1861. Elle résulta de l'anarchie consécutive à l'invasion de l'île par les chemises rouges, propice à de nombreuses extorsions, et de l'appauvrissement du pays dû à la chute des protections douanières et à la hausse des impôts. Le gouvernement Bixio (1861), le général Gavone (1863), le préfet Malusardi (1871-1878) tentèrent sans succès de rétablir l'ordre et de combattre la corruption. Incapable de déraciner l'organisation, déjà bien implantée, le préfet Malusardi démissionna en 1878. A partir de cette date, le pouvoir mafieux devint de plus en plus indiscutable pendant un demi-siècle.
Puis, le temps d'une génération, les «seigneurs de l'ombre» durent se mettre à genoux: c'est la période de 1924 à 1943. Le souvenir en est si vivace que, malgré le poids des préjugés idéologiques, le général Dalla Chiesa — qui, avant d'être assassiné, mena la lutte anti-Mafia à Palerme au début des années quatre-vingt — s'est référé explicitement à l'effort accompli par les hommes que Benito Mussolini avait envoyés contre le même ennemi, et en qui il voyait des prédécesseurs et des modèles. Certes, Dalla Chiesa et le juge Giovanni Falcone qui, après lui, reprit le flambeau du combat contre la «pieuvre», récusaient les idées du régime fasciste. Mais ils admiraient sa volonté de changer les mentalités par un effort d'explication et de participation du peuple tout entier.
Dans la période qui suivit immédiatement la prise du pouvoir par Mussolini, le régime fasciste ne prit pas à l'égard de la domination mafieuse une position très nette. C'est que le nouveau régime était particulièrement mal implanté dans le Mezzogiorno, et spécialement en Sicile, jusqu'à la marche sur Rome. En conséquence, le secrétaire national du parti fasciste, Acchile Starace, conseillait dans un rapport de juillet 1923 de passer un compromis avec la Mafia, estimant que l'Etat n'avait pas les moyens de s'opposer à elle. Le résultat de cette stratégie fut la présentation en 1924 d'une liste de coalition, le «Listone», que l'«honorable société» soutenait, et qui comprenait, outre des libéraux comme l'ancien président du Conseil Vittorio Emanuele Orlando, compagnons traditionnels de ses réseaux, une forte minorité de fascistes. Les 70 % de voix obtenues pratiquement sans campagne électorale furent un pur produit des fidélités mafieuses, comme les élections précédentes.
En fait, Mussolini avait déjà pris la décision de détruire la société clandestine. On raconte qu'il avait pris conscience de l'intolérable omniprésence de la «pieuvre» lors d'une visite à Piana Dei Greci. Ce jour-là, il avait dû entrer dans la mairie de cette ville sicilienne non par la porte mais par un pont de bois donnant accès au premier étage, que les autorités avaient construit pour éviter le risque d'attentat.
Le «capomafia» local, Don Ciccio Cuccia, fidèle aux habitudes de forfanterie en usage parmi les siens, avait osé lui dire en souriant : « Tout ceci est inutile car ici, personne ne vous fera de mal, à moins que je n'en donne l'ordre. » Une telle insolence aurait exaspéré l'illustre visiteur. De fait, sans nommer personne, le Duce prononça peu de temps après un discours menaçant contre la délinquance organisée, qui se terminait ainsi : « La population magnifique de la Sicile ne doit plus être rançonnée. »
Paradoxalement, c'est l'affaire Giacomo Mateotti qui déclencha l'ouverture des hostilités. En effet, la réprobation unanime qu'entraîna le meurtre du député socialiste, le 10 juin 1924, poussa les chefs mafieux, qui se méfiaient avec raison de la loyauté des fascistes à leur égard, à se rapprocher des forces politiques démocratiques, prenant ainsi nettement position contre le nouveau régime.
C'est dans ce contexte que se place la nomination de Cesare Mori comme préfet de Trapani, puis de Palerme. Le rôle de ce personnage, que l'on a appelé le «préfet de fer», paraît emblématique. Fils naturel élevé à l'orphelinat, il avait abandonné une carrière militaire pour entrer dans la police. Son caractère, autoritaire jusqu'à la démesure, fut garant de ses succès. Dévoué à l'Etat, quel que soit son maître, il n'avait pas hésité à réprimer les «chemises noires» avec brutalité comme préfet de Bologne, de 1919 à 1920. Lorsqu'il arrive à Palerme, fin 1924, il dispose d'une solide expérience et d'une connaissance complète et rigoureuse de l'ennemi à abattre. Vue à distance, la répression de la Mafia sera menée avec une rigueur léniniste, pourrait-on dire, comme une guerre intérieure réalisée au terme d'une analyse politique rigoureuse. D'abord, Mori, quoique originaire du Nord, avait parfaitement conscience que l'influence dominatrice de la Cosa nostra prenait ses sources dans le ratage de l'unité italienne au cours de la décennie 1850-1860. «Libérée» d'un pouvoir bourbonien peu efficace mais respectueux des particularismes par les bandes de Garibaldi (les Piccioti), la Sicile avait alors connu l'anarchie puis une exploitation commerciale et fiscale qui avait fini par rendre sympathiques aux Siciliens appauvris tous ceux qui s'opposeraient au pouvoir central. La conséquence en avait été l'apparition du «sicilianisme», l'enracinement de la criminalité dans les mentalités locales. D'éloquents dictons résument cette méfiance d'une culture agraire envers les ingérences extérieures: «Avec des amis et de l'argent, on peut toujours faire échec à la Justice. »
Et encore cette expression : « Le témoignage est une belle chose quand il ne cause de tort à personne.» L'image de l’« homme d’honneur» qui sait se taire et se défendre a été jusqu'à nos jours un puissant élément du plaidoyer pro domo des affiliés de la Mafia. Citons le marquis Starabbia Di Rudini, maire de Palerme en 1900: «Mafieux? Toute personne qui se respecte et exprime un orgueil exagéré, manifeste le désir de se battre peut être qualifiée de la sorte. » L'habileté de Mori, qui n'était pas seulement un policier efficace, mais aussi un esprit intuitif et subtil, fut de développer auprès de ses administrés un discours dans lequel il s'efforçait de dissocier la délinquance des qualités viriles dont ils faisaient jusqu'alors si grand cas. Dans les instructions qu'il transmettait à ses agents, il insistait sur la nécessité de respecter l'identité sicilienne, de ne pas bousculer les coutumes. Bien au contraire, il recommandait de mettre en lumière les déviations qu'elles avaient subies. Défendre les traditions, oui, mais comme les ancêtres les avaient voulues. «L'omertà (la loi du silence), nous ne voulons pas y porter atteinte, mais les antiques législateurs de la Sicile ne voulaient pas qu'elle conduisît à l’égoïsme et au faux témoignage», affirmait-il. Cette approche nuancée du problème, plutôt rare, ne faisait pas obstacle au culte du service de l'Etat. Si Mori avait fini par adhérer pleinement au fascisme, c'était en effet comme théorie de l'Etat. Or, le fascisme ne pouvait tolérer de conciliation entre sa conception du pouvoir, centralisée et totalitaire, et la permanence d'un corps intermédiaire omnipotent comme l’ « Organisazione » qui battait en brèche, par son clientélisme, l'intégration totale des individus au sein de l'Etat.
Pour justifier par avance les objectifs de sa lutte, Mori commença par définir l'adversaire comme une classe parasitaire, dans un effort de persuasion qui s'adressait à tous les Siciliens: «La Mafia n'a rien à voir avec les travailleurs. Elle exploite le riche, le puissant et le fort, mais pour autant elle n'est pas aux côtés du pauvre et du délaissé. »
Les méthodes de Mori sont fondées d'abord sur une mise en sommeil, puis une modification profonde de l'ordre juridique existant. Il est vrai que l'état de siège lui était familier, puisqu'il l'avait obtenu sans discontinuer de 1904 à 1917, lors de son premier séjour en Sicile. Cependant, il frappera cette fois beaucoup plus fort. «Il existe trois obstacles à mon action», n'hésitera-t-il pas à écrire au ministre de la Justice. «Le premier réside dans les limitations légales à l'action de la police, le second se trouve dans l'existence de la mise en liberté provisoire à la faveur de laquelle les « mafiosi » intimident ou éliminent les témoins, et enfin les instructions criminelles incomplètes, qui induisent les juges au doute et à la clémence. »
De fait, les actions de police prendront rapidement l'aspect de campagnes militaires, comme la prise d'assaut de Gangi et d'autres villes, suivies d'occupations forcées, de ratissages et de quelques cas de prises d'otages et de tortures, afin d'obliger au «jaillissement des aveux».
Du côté des juges, Mori obtint la généralisation du confino, ou garde à vue, qui pouvait, sous contrôle judiciaire, remplacer la liberté provisoire durant un maximum de quatre ans. De plus, les pressions officielles sur les tribunaux afin de réduire les verdicts d'acquittement permirent aux autorités, selon l'expression inattendue du procureur général Giampietro, de «codifier les criminels». Enfin, le code pénal fut modifié afin de qualifier comme délit la simple appartenance à la Mafia, sans que soit nécessaire la preuve d'actes délictueux personnels. Les résultats de cette mise entre parenthèses du droit sont éloquents : au procès de Gangi, après l'audition record de 154 accusés et de 300 témoins à charge, 146 réputés mafieux ou complices furent condamnés, dont 7 à la peine capitale. Si le compte rendu de Mori au ministre de la Justice («une virile affirmation de justice sereine, de dignité sicilienne») peut prêter à sourire, les coupables condamnés étaient néanmoins infiniment plus nombreux que les innocents. L'intrication de l'ensemble de la société sicilienne dans le maillage de l'extorsion et de l'intimidation était tel que les véritables innocents étaient rares.
Le côté politico-militaire de cette action se retrouve également dans la mobilisation et l'encadrement des masses auquel elle donna lieu. Mori ne cachait pas son intention de transformer la répression en une véritable révolte des esprits contre les acteurs de la délinquance, l’«azione populare». Pour cela, celui qui se faisait appeler le « préfet paysan » n'hésite pas à _^^*-te*^ frapper même les puissants: le «Gan Ufficiale» Bongiorno, mort en prison, un procurateur royal, des juges adjoints seront condamnés impitoyablement. De même des membres de l'aristocratie, victimes-complices des intimidations mafieuses (les «manutengoli»), comme les barons Sgadari et Li Destro, le marquis Pottino ne sont tenus quittes qu'à la condition de dénoncer à l'audience leurs persécuteurs au risque de leur vie.
Ainsi les fonctionnaires savent qu'ils seront couverts quel que soit le rang des coupables. Les témoins sont rassurés sur leur sort en cas de velléité de représailles, et le prestige des gens du milieu est détruit, en ce pays d'extra version extrême, par le spectacle des maîtres du crime enchaînés ou humiliés lors de leur arrestation ou au cours de procès-spectacles. Quant aux petits cadres de la Mafia agraire, les «gabelotti», Mori obtint leur éviction en soumettant la nomination des régisseurs de domaine, gardiens de troupeaux, concierges de quartier et d'îlot à une nomination par l'administration et au serment d'obéissance obligatoire. Tout refus d'accepter le poste d'un ancien mafieux entraînait l'interdiction d'en occuper aucun autre. « Ces procédés, nous dit l'historien Fabrizio Calvi, répugnent à la conscience civile». Peut-être, mais l'effroyable corruption que l'Italie connaissait - et connaîtra à nouveau vingt ans plus tard, et qui infligeait un déni de justice absolu à une population livrée sans défense à la pire canaille — ne justifiait-elle pas certaines approches spéciales ?
Ces méthodes eurent en tout cas des résultats indiscutables: en quatre ans, le nombre des assassinats dans l'île passa de 223 à 25, celui des agressions à main armée fut divisé par dix-neuf, celui des extorsions de fonds par neuf. L'effet le plus spectaculaire de cette opération fut sans conteste la revalorisation des terres cultivées, qui échappaient à l'emprise de la Mafia. 28000 hectares dont les propriétaires étaient jusque-là saignés à blanc par les parrains retrouvèrent leur valeur, notamment la valeur locative. 320 grandes exploitations virent leurs fermages majorés de 300% en trois ans. Certaines d'entre elles, tel le domaine du baron-poète Agnello, gagnèrent 1500 % de hausse de rente. On n'a pas de peine à admettre que celui-ci ait célébré Mori comme «le plus beau cadeau du Duce».
Les succès obtenus de 1924 à 1930 ne furent pas un feu de paille. Après le départ de «Don Cesare», ses successeurs, les préfets Albini puis Marziali, continuèrent son œuvre.
Si la délinquance ne prit pas fin dans une Sicile alors en pleine crise économique et démographique, c'est parce que la criminalité ne se résumait pas à la Mafia, qui en constituait seulement le côté «institutionnel». Les hommes qui vivaient de rapines durent néanmoins courber la tête jusqu'en 1943.
Dès lors, il est aisément compréhensible que les élites traditionnelles de la Sicile, celle des grands propriétaires, se soient ralliées d'enthousiasme à un régime qui leur rendait leurs biens et les rassurait sur leur survie physique. Peu de temps après les premiers succès du «prefetto di ferro», le parti fasciste fut assailli de demandes d'adhésion de leur part, comme le prince Lanza Di Scalea, ou le duc de Belsito, qui furent élus avec une dizaine d'autres représentants de leur caste sur les listes de 1930.
L'Eglise fut plus réservée : il est significatif que l'archevêque de Palerme Lualdi ne se soit résolu à soutenir sans réserve le représentant de Mussolini qu'après que ses relations se furent dégradées avec les fascistes les plus marquants.
C'est là un phénomène intentionnellement mal compris: Mori ne cessa jamais de focaliser contre lui l'hostilité virulente des fascistes idéologiques, ceux qui constituaient l'épine dorsale du mouvement. Au premier rang d'entre eux se trouvait le Dr Alfredo Cucco, chef du parti en Sicile et commendatore des squadristes, qui ne cessa de protester contre les procédés de Mori. Lorsque Mori écrivit ses Mémoires, après son départ, la presse fasciste commenta le livre en ces termes : « une collection d'anecdotes arrogantes, cyniques et incroyablement stupides». Les raisons de cette attitude, surprenante dans un régime qui se voulait totalitaire, ne résident pas seulement dans les rancunes accumulées par les «squadristes» contre celui qui les avait si brutalement matraqués par le passé. Pour les « chemises noires » siciliennes, la révolution sociale était plus importante encore que la répression. Ils ne pouvaient admettre que le retour à l'ordre profitât d'abord aux riches, notamment par la hausse du loyer de la terre, ni que les anciennes oligarchies fissent un retour en force. Ils réclamaient des avantages pour la paysannerie misérable, exigeaient une réforme agraire immédiate.
Dès 1926, les relations entre Mori — qui détestait le militantisme - et certains hiérarques du parti se détériorèrent.
Mussolini soutint pourtant son préfet jusqu'à la fin de sa tâche, lui sacrifiant tour à tour quelques-uns de ses plus chauds partisans. Le secrétaire provincial Damiano Lipari, puis Don Alfredo Cucco, numéro un du parti dans l'île, enfin le général Di Giorgio, furent exclus tour à tour des organisations fascistes. Mori, qui n'hésitait pas écrire que la vengeance était à la fois un devoir, un plaisir et un droit, ne manqua pas de faire accuser de collusion mafieuse tous ceux qui lui résistaient.
L'impitoyable lutte menée contre la Mafia par le préfet Mori est aussi mal connue que les relations qu'entretinrent les opposants au régime fasciste et la Mafia.
Ces liens entre les forces « démocratiques » et les organisations criminelles sont pourtant patents dès le début des années trente. Dans un discours prononcé le 28 juillet 1925, Vittorio Emmanuele Orlando, chef du parti libéral, déclarait, après avoir donné une définition flatteuse, non délictueuse de la Mafia: «Je me déclare mafieux et fier de l’être. » Certes, cette profession de foi maintenait une ambiguïté propice mais, par la suite, les membres de Cosa nostra qui fuyaient vers la Tunisie ou les Etats-Unis trouvèrent un appui sans démenti possible de la Lidu, ou Ligue des droits de l'homme italienne. De même les actions de protestation à l'étranger recevaient-elles l'appui logistique des correspondants et affidés. Lorsque la Mafia décidera d'assassiner des fascistes (Mariano De Caro, Domenico et Bartalone Perricone), les organisations antifascistes tenteront de justifier ces meurtres. Cependant, la symbiose entre les réseaux de droit commun et les hommes politiques ne fera que se renforcer au profit des premiers à partir du débarquement allié en Sicile. La chute de Mussolini et de son gouvernement ouvrit une nouvelle période. Les Américains nouèrent d'étroites relations avec la Mafia: liée aux politiciens qui prenaient la relève, Cosa nostra était utile aux troupes d'occupation américaines. Avec la fin de Mussolini et de son gouvernement prenaient fin vingt et un ans et un jour d'intermède de retour à la légalité dans l'île. Au «préfet de fer» Mori, envoyé pour assainir, succéda alors un «préfet de boue» attaché à rendre la Sicile à ses corrupteurs, le colonel américain Charles Poletti. Les services secrets de la marine américaine, la Navy Intelligence, directement placés sous l'ordre de Roosevelt et dirigés par le fameux Allen Dulles, futur chef de la CIA, avaient mobilisé en Amérique tous les mafieux disponibles (1 200 personnes) en vue d'effectuer le débarquement allié. Poletti, avec l'accord de Patton, constitua alors un gouvernement provisoire de la Sicile. Se servant d'anciens hommes politiques communistes, libéraux ou séparatistes comme paravent (le baron Tasca, Finocchiaro Apule), il remit en selle le crime organisé, en confiant la réalité du pouvoir civil au fameux gangster italo-américain Lucky Luciano et à son comparse le commendatore Calogero Vizzini, transformé en martyr par ses années de prison à l'Ucciardone.
L'enquête américaine de la commission Kefauver en 1954 est accablante pour l'administration militaire américaine, qui se déshonora en faisant fusiller tous les Siciliens, en particulier carabiniers, qui refusaient d'obéir aux autorités mafieuses qu'elle avait revêtues d'un pouvoir officiel.
Cesare Mori, mort un an plus tôt après avoir prévu dès 1940 la défaite future de l'Italie fasciste, n'eut pas à voir ce spectacle déplorable: la revanche éclatante des truands. Pourtant, dans un livre de maximes où il s'efforçait de ciseler son propre profil comme pour une médaille, il avait orgueilleusement déclaré : « L'homme de valeur peut réunir l'unanimité des désaccords, mais l'unanimité des consentements est réservée au mensonge intégral et chronique.» Son aphorisme allait se trouver justifié pendant plus de quarante ans.
Pierre de Meuse
Sources : Le Spectacle du Monde – octobre 1995.