A quiconque se propose de scruter l'histoire secrète de la romanité antique, en considérant aussi les influences raciales, l'examen des dits Livres Sibyllins présentera une importance particulière. Pour s'en rendre compte, il faudra toutefois disposer de principes adéquats et, surtout, se convaincre de l'idée que la romanité ne représenta pas quelque chose d'homogène : des forces opposées s'y croisèrent et s'y heurtèrent. Se dégageant énigmatiquement d'un substrat de races et de civilisations dont la composante méditerranéenne non-aryenne était importante, Rome en viendra à manifester un principe opposé. Avec Rome, l'élément viril, apollinien et solaire s'oppose, sous des formes variées, au principe d'une civilisation de promiscuité, panthéiste, « lunaire » et chthonienne, une civilisation de couches ethniques plus anciennes qui avait réussi à altérer et à renverser l'Hellade olympienne et héroïque elle-même.
Seul cet encadrement général nous fait comprendre le sens profond des bouleversements les plus importants de l'histoire de l'ancienne civilisation romaine. Ce que Rome eut de spécifiquement romain et « aryen » se constitua à travers une lutte incessante du principe viril et solaire de l'Imperium contre cet obscur substrat d'éléments ethniques, religieux et même mystiques dans lequel la présence d'une forte composante sémitico-pélasgique est incontestable, et où le culte chthonien et lunaire des grandes Mères de la nature eut une part très importante. Cette lutte connut des hauts et des bas. L'élément pré-romain, soumis dans un premier temps, passa ensuite à la rescousse, au moyen d'influences plus subtiles et en rapport étroit avec des formes de vie et des cultes précisément asiatiques et méridionaux. C'est dans cet ensemble qu'il faut étudier l'influence des Livres Sibyllins dans la Rome antique, ils représentèrent une base très importante pour une action souterraine de corrosion et de dénaturation de la romanité aryenne, dans la dernière phase de laquelle — c'est-à-dire au moment où la contre-offensive se sentait près du but ardemment convoité — nous voyons entrer en jeu, de façon significative et sans masque, non seulement le ferment général de décomposition asiatico-sémitique, mais aussi le ferment consciemment et proprement judaïque.
La tradition rapporte l'origine des Livres Sibyllins à une figure féminine et à un roi de la dynastie étrangère : il s'agirait d'une partie des textes offerts par une vieille femme mystérieuse à Tarquin le Superbe, qui fut le dernier roi de la période ancienne descendant de la race pré-romaine et pélasgique des Etrusques. Ces livres furent acceptés dans le temple de Jupiter capitolin lui-même. Confiés à un collège spécial — les duumvirs, qui devinrent ensuite les quindecimviri sacris faciundis — ils évoluèrent vers une sorte d'oracle auquel le Sénat demandait les réponses. En 83, ils furent détruits dans l'incendie qui ravagea Campidoglio. On chercha à les reconstituer en faisant des recherches dans les sanctuaires les plus célèbres de la religion sibylline et le nouveau texte fit l'objet de révisions successives. Naturellement, dans cette nouvelle phase, étant donné le caractère plus ou moins impur du matériel recueilli, les infiltrations devaient être très faciles. Ces textes étaient d'ailleurs entourés d'un très grand secret.
Abstraction faite des textes sibyllins appelés précisément juifs (Orac. SibylI, III, IV, V), on ne sait pas grand-chose de précis sur ces textes : on ne connaît que leurs effets, ce qui peut déjà fournir l'essentiel. En effet, la base matérielle d'un « oracle » est ce qui importe le moins : elle a seulement le sens d'un appui et d'un instrument qui, en des circonstances spéciales, permet à certaines « influences » de se manifester — tout comme font sur un autre plan, les médiums, quand ils favorisent, par leur état de transe, différents phénomènes. Par conséquent, au sujet des premiers Livres Sibyllins, le fait de savoir quelles furent les formules et les sentences qu'ils contenaient ne nous intéresse pas ; au contraire, ce qui nous intéresse, c'est la « ligne » qui se trahit à travers la série de réponses auxquelles ils donnèrent lieu par des interprétations variées, cas pas cas, des textes eux-mêmes. C'est cette ligne qui nous fait connaître avec exactitude la vraie nature des « influences » agissant à travers l'oracle.
Alix sénator
Or nous voyons que cet oracle, presque toujours, fit en sorte que Rome s'éloignât de ses traditions, qu'elle introduisît des cultes exotiques qui agissaient subversivement surtout dans la plèbe, c'est-à-dire dans l'élément qui, à Rome, maintenait une inconsciente relation raciale et spirituelle avec les précédentes civilisations italico-pélasgiques, opposées au noyau « solaire » et aryen. Utilisés surtout dans les moments de danger, de calamité et d'incertitude pour calmer le peuple romain, les Livres Sibyllins devaient, par leur réponses, indiquer les moyens les plus aptes à assurer la bienveillance et le concours de forces supérieures, divines. Eh bien, jamais les réponses n'eurent pour conséquence de renforcer le peuple romain dans ses antiques traditions et dans les cultes qui caractérisaient le plus son patriciat sacral et guerrier ; toujours elles servirent à introduire ou à adopter des divinités exotiques, dont la relation avec le cycle de la civilisation pré- et antiromaine des Mères est, dans la très grande majorité des cas, on ne peut plus visible.
Le contenu d'une des plus anciennes réponses sibyllines, donnée en 399 à l'occasion d'une peste, est bien expressif par toute la dénaturation qui devait s'opérer graduellement par la suite. L'oracle voulut que Rome introduisît le lectisterne (1) et la supplicatio qui s'y rapportait. La supplicatio consistait dans le fait de s'agenouiller et de se prostrer face aux divinités, pour en embrasser et en baiser les genoux et les pieds. Autant ce rite peut sembler naturel ou, du moins, à peine exagéré à celui qui est accoutumé aux formes de culte qui succédèrent au paganisme antique, autant cet usage était étranger aux mœurs et au « style » des premiers Romains : lesquels ne connaissaient pas la servilité sémitique face au divin et qui, virilement, debout, priaient, invoquaient, sacrifiaient. C'est déjà l'indice d'une transformation profonde, l'indice du passage d'un type de mentalité à un autre.
En 258, Demeter fut introduite à Rome par les Livres Sibyllins, et avec elle Dionysos et Koré. C'est la première grande phase d'une offensive spirituelle : elle fait pénétrer les deux grandes déesses chthoniennes de la nature avec leur compagnon orgiaque, symbole de tout mysticisme confus et antiviril, à l'intérieur d'un monde que l'ancienne romanité avait bâti en détruisant par les armes des races et des centres de puissance qui avaient déjà eu en propre des formes analogues, mêlées, de spiritualité. En 249, toujours par la volonté des Livres Sibyllins, entrent à Rome Dispater et Proserpine, c'est-à-dire carrément les divinités « infernales », personnifications de tout ce qu'il y a de plus opposé aux idéaux olympiens et apolliniens ; en 217 c'est le tour d'une divinité aphrodisienne, la Venus Ericina et, enfin, en 205, au moment le plus critique des guerres puniques, entre pour ainsi dire la Souveraine de tout ce cycle, celle qu'on peut appeler la personnification de tout l'esprit asiatico-pélasgique préromain et pré-aryen, Cybèle, la Magna Mater. Toutes ces divinités étaient complètement ignorées des Romains : et si la plèbe, galvanisée dans son substrat le plus impur, se donnait à elles dans un enthousiasme souvent frénétique, le sénat et le patriciat ne manquèrent pas, dans un premier temps, de manifester leur répugnance et leur conscience du danger. D'où l'étrange incohérence propre au fait que Rome, d'un coté alla prendre, avec toutes sortes de magnificences, !e simulacre de Cybèle à Pessimunte, mais interdit aussi aux citoyens romains de prendre part aux cérémonies et aux fêtes orgiaques présidées par les prêtres phrygiens eunuques de cette Déesse. Mais, naturellement, cette résistance fut de courte durée. Elle connut le même sort que l'interdiction du dionysisme et du pythagorisme. Et de nouveau, en 140, les Livres Sibyllins introduisent encore une figure du cycle féminin et chthonien, la Venus Verticordia ou Aphrodite Apostropha.
Tout ce que cela eut comme conséquence dans la transformation de l'esprit romain, Livius le notait déjà qui, en se référant aux environs de l'an 213, écrivit textuellement (XXV, I) : « Des formes religieuses, en grande partie venues du dehors, agitaient tellement la population que soit les hommes, soit les dieux parurent d'un seul coup différents. Les rites romains étaient désormais abolis, non seulement sous leurs formes secrètes ou dans le culte domestique, mais aussi en public ; et sur le forum capitolin il y avait une tourbe de femelles qui ne sacrifiaient plus ni ne priaient selon la tradition des pères ». C'est ainsi que plus s'étendait la puissance politique romaine, et plus les forces mêmes qu'elle avait vaincues à l'extérieur se développaient sur un plan moins visible, à travers cette œuvre de dénaturation : une seconde guerre où elles remportaient des succès toujours plus sensibles et brillants.
On arrive ainsi à la période des dits Livres Sibyllins Juifs, qui semblent avoir été compilés entre le premier et le troisième siècle, et dont une bonne partie nous est connue. A ce sujet, Schührer utilise l'expression : « Propagande juive sous un masque païen » — jüdische Propaganda unter heidnischer Maske ; opinion partagée par un savant juif italien, Alberto Pincherle, qui reconnaît dans les textes en question l'explosion de la haine judaïque contre les races italiques et contre Rome. Sous une forme plus tangible, on répète ici une manœuvre mystificatrice, déjà tentée avec succès, par une association indue de l'ancien oracle sibyllin et d'Apollon, le dieu solaire nordico-aryen : ceci à cause de la relation des Sibylles avec ce dieu. Au moyen de cette relation, rien moins que limpide et simple, du culte apollinien avec la religion sibylline, les oracles introduits à Rome par le roi étrusque cherchaient déjà à s'assurer une autorité supérieure en choyant, pour ainsi dire, la vocation « apollinienne » de la race de Rome : et cela jusqu'à Auguste qui, se sentant l'initiateur d'une nouvelle ère apollinienne et solaire sous le signe de l'Empire, ordonna une révision des textes sibyllins pour en éloigner les apports impurs. Naturellement, les choses se passèrent autrement et on reconnut l'arbre à ses fruits : c'est exactement la collection des divinités les plus antisolaires et anti-apolliniennes qui furent introduites à Rome par cet oracle. Un alibi semblable fut utilisé par les nouveaux Livres Sibyllins : ici, c'est le judaïsme pur qui pare ses idées de façon à les faire apparaître comme l'authentique prophétie d'une très ancienne sibylle païenne, pour obtenir ainsi à Rome un crédit correspondant. On vérifia donc un paradoxe unique en son genre : beaucoup de milieux romains considérèrent comme l'expression d'un savoir de leur propre tradition des images apocalyptiques désordonnées, qui n'étaient que des manifestations de la haine judaïque contre Rome et contre les peuples italiques.
En effet, ces oracles se présentent à nous comme un fac-similé exact de l'Apocalypse johannite. Mais l'Apocalypse a été interprétée par la foi chrétienne sur un plan symbolique, universaliste et théologique, si bien que la thèse judaïque, qui en représentait originellement le centre, a été presqu'entièrement effacée. Dans les Oracles sibyllins au contraire, elle subsiste à l'état originaire. La prophétie de la pseudo-sibylle se tourne contre les races des Gentils : elle prédit la vengeance que l'Asie tirera de Rome et la punition — plus sévère que la loi du talion — qui frappera la ville maîtresse du monde. Cela vaut la peine de reproduire quelques extraits caractéristiques par leur haine antiromaine :
« Autant de richesses Rome a reçues de l'Asie tributaire, autant et trois fois plus l'Asie en recevra de Rome et lui fera payer les conséquences des violences commises ; et autant d'hommes d'Asie devinrent esclaves dans la résidence des italiques, autant et vingt fois plus d'Italiques misérables travailleront en Asie et chacun sera débiteur pour des dizaines » (III, 350) ; « O Italie, à toi aucun Mars étranger ne viendra (pour te secourir), le sang si mauvais et si dur pour détruire de ton propre peuple te dévastera, célèbre et impudente. Et toi, gisant sur les cendres encore chaudes, imprévoyante dans l'âme, tu te donneras la mort. Tu seras la mère d'hommes sans bonté, nourricière de bêtes sauvages » (III, 460-470). Et suit ici tout un film de malheurs et de catastrophes, décrits avec une sadique complaisance. Les références au judaïsme sont toujours plus tangibles vers la fin du Ille livre et au début du IVe. La prophétie devient histoire au livre IV, 115 : « Même à Jérusalem il y aura une mauvaise tempête de guerre venue d'Italie et elle détruira le grand temple de Dieu ». Mais à cause de ces catastrophes en tout genre, « ils devront connaître la colère du Dieu céleste, parce qu'il détruisirent l'innocent peuple de Dieu ». Que la Babylone dont on décrit ici l'écroulement avec des teintes grand-guignolesques semblables à celles de l'Apocalypse johannite, parce qu'elle aussi — tout comme l'Italie — fit périr d'entre les Juifs beaucoup de « saints fidèles » et le « peuple véridique » (c'est-à-dire Israël) — que cette Babylone soit Rome fut parfaitement clair aussi pour les Anciens. Lactance écrit par exemple (Inst divin., VII, 15,18) : « Sibyllae tamen aperte interituram esse Romam loquuntur et quidem iudicio dei quod nomen eius habuerit invisum et inimica iustitiae alumnnum veritatis populum trucidarit » (2). Au livre IV, 167 et suivants, on lit encore : « O ville toute impure de la terre latine, ménade qui aime les vipères, veuve tu t'assiéras sur les hauteurs et le fleuve Tevere te pleurera, toi sa compagne, qui a !e cœur homicide et l'âme impure. Ne sais-tu pas ce qui est au pouvoir de Dieu et ce qu'il te prépare ? Mais tu dis : Je suis seule et personne ne me détruira. Mais voilà que c'est le Dieu impérissable qui te détruira, toi et les tiens, et il n'y aura plus trace de toi sur cette terre, comme avant, quand le grand Dieu inventa tes gloires. Reste seule, ô inique ; immergée dans le feu flamboyant, habite ton inique région tartaréenne de l'Hadès ». Face à Rome et à la terre italique condamnées se trouve la « race divine des célestes Juifs bienheureux » (248). Au livre III (703-705), on répète : « mais les hommes du grand Dieu (les Juifs) vivront autour du Temple, se réjouissant de ces choses que leur donnera le créateur, seul juge souverain... et toutes les villes s'exclameront : « Comme tu aimes ces hommes, toi l'Immortel ! ». Les passages 779 et suivants reproduisent presque à la lettre les célèbres prophéties d'Isaïe, et en eux prend forme le rêve judaïque, messianique et impérialiste, qui a pour centre le Temple : les « prophètes du grand Dieu », après le cycle des catastrophes et des destructions, tireront l’épée et seront rois et justiciers des peuples. Ces nouveaux prophètes, tous descendants d'Israël, sont destinés à être « guide de vie pour tout le genre humain » (580).
Un singulier contraste est propre au fait que d'un côté — ainsi que nous y avons fait allusion — les auteurs de ces écrits utilisent l'alibi païen, c'est-à-dire veulent revêtir leurs expressions prophétiques de l'autorité provenant de l'ancienne tradition sibylline italique, mais que de l'autre, au livre IV, ils découvrent entièrement leurs vraies positions. Dans ce passage les Livres Sibyllins développent en effet une vive polémique contre les sibylles païennes rivales, et cette sibylle à laquelle on fait prononcer les paroles de haine et de vengeance espérée du peuple élu, va jusqu'à déclarer ne pas être prophétesse du « menteur Phébus » — de la divinité apollinienne — « que des hommes sots prennent pour un dieu et appellent, à tort, prophète », mais de ce dieu qui n'admet pas les images : c'est-à-dire, évidemment, de Jehova, du Dieu du mosaïsme juif.
Mais par là même le maquillage de toute cette « tradition » se donne à connaître pour ce qu'il est. La divinité apollinienne elle-même, sur laquelle la première religion sibylline appuyait son crédit, est maintenant discréditée et vilipendée. Seulement, la vérité est que le « menteur Phébus », que le Dieu d'Israël veut supplanter, mais que les premiers textes veulent avoir pour maître, est un faux Apollon ; nous voulons dire que si la religion sibylline eut des rapports avec le culte d'Apollon, il ne s'agissait pas ici de la pure divinité de la lumière, du symbole du culte solaire d'origine hyperboréenne (nordico-aryenne), mais bien de l'Apollon influencé par Dionysos et associé de l'élément féminin et même chthonien, tel qu'il apparut dans certains résidus dégénérescents de la civilisation méditerranéenne archaïque. C'est à cet Apollon que nous pourrions rapporter les formes les plus anciennes du sibyllisme, en rapport avec la mise en relief de certains aspects de la civilisation pélasgico-matriarcale.
Ainsi donc, en définitive, on peut constater la continuité d'une influence antiromaine et anti-aryenne, qui se précise peu à peu et qui, dans la période comprise entre le 1er et le lIIe siècle, va incontestablement être dirigée ou, du moins, faire cause commune avec l'élément sémitico-judaïque, par le moyen duquel elle prend les formes les plus extrémistes et révèle pour ainsi dire son terminus ad quem, le but final de toute cette source d'inspiration prophétique : « O ville toute impure de la terre latine, ménade qui aime les vipères, immergée dans le feu flamboyant rejoins ton inique région tartaréenne de i'Hadès ».
Julius EVOLA
(traduit de l'italien par Eric HOULLEFORT)
Sources : TOTALITE – Numéro 5, juin-juillet-août 1978
Notes :
(1) Cérémonie propitiatoire consistant à dresser des tables et des lits de parade où l'on plaçait les images des dieux pour leur servir un festin (N. D. L. R.).
(2) « Toutefois les Sibylles proclament ouvertement que Rome doit être détruite et son nom sera maudit par le jugement de Dieu parce que l'ennemie de la justice aura assassiné le peuple enfant de la vérité »
Article publié à l'origine dans La Difesa délia Razza (vol. IV, n° 7, 5 février 1941, pp. 20-27) et republié dans La Tradizione di Borna, Ed. di Ar, Padova, 1977).