Au sud de Charleston, Caroline du Sud, par un petit matin de décembre, j’ai garé ma Chevy (Chevrolet), le long d’une rivière sans nom. Pourquoi là ? Parce que, la veille, on m’avait dit que, sur les rives de cette rivière cachée, une escarmouche sanglante avait eu lieu, en 1862, entre les envahisseurs yankees et des soldats confédérés. Et qu’il arrivait que les spectres (ghosts) des combattants rebelles viennent baigner leurs blessures éternelles dans l’eau noire du cours d’eau…
Le temps est un peu gris. Comme les uniformes des Sudistes. Je ne crois pas aux fantômes, bien sûr. N’empêche… Assis au bord de l’eau, je regarde monter les fumerolles. Et j’écoute le silence brisé, de temps à autre, par un hôte des marais. En écoutant mieux, c’est une mélodie familière, un air que je connais bien, I Wish I Was In Dixie, qui sort de la brume. Illusion auditive ? Autosuggestion ? Sans doute. N’empêche…
Un bruit dans les roseaux. Et comme une plainte. Des mots chuchotés. On se prend à frémir et à penser à tous ces braves gens, good ol’boys, qui ont rencontré leur destin dans ce décor irréel. Appartenaient-ils à l’armée régulière ? Étaient-ils des francs-tireurs chargés de harceler les soldats bleus ? L’histoire ne le dit pas. J’ai fait quelques pas en direction de la rivière. Si j’aperçois l’un d’entre eux, je sais ce que je vais lui dire : « Je suis français. Comme l’un de vos plus glorieux généraux, Beauregard. Souvenez-vous de ce qu’il disait : « Les Yankees ont le regard torve, nous, nous avons Beauregard ! » Beauregard, descendant d’un combattant des guerres de Vendée contre d’autres soldats bleus. Et qui avait tout compris : « Les Sudistes sont des Vendéens, les Nordistes sont des Jacobins. »
À ma droite, un opposum vient de plonger. C’est lui qui faisait tout ce remue-ménage ? Sans doute. N’empêche… L’opposum a disparu dans l’eau noire et les chuchotements continuent. J’ai peur de déranger un rituel. D’être sur le chemin habituel des soldats gris familiers des lieux, d’âmes errantes en quête jamais satisfaite d’un repos mérité. Je me recule un peu, m’écartant du chemin qui mène à la rivière. Les chuchotements ont repris. Tous proches. Un cliquetis. Les roseaux qui se plient doucement. Sous l’effet de la petite brise ? Sans doute. N’empêche…
Je suis revenu jusqu’à ma voiture pour y chercher mon appareil photo. À mon retour, les brumes électriques avaient commencé de se dissiper. Le chemin vaseux m’apparut plus net. Dans la boue, je distinguai des traces de pas. Ceux de chasseurs ou de pêcheurs passés là quelques jours plus tôt ? Sans doute. N’empêche… Au bord de l’eau, j’ai ramassé un bouton de cuivre usé par le temps et les intempéries. Je l’ai rangé soigneusement.
Avant de remonter vers l’Interstate, je me suis arrêté dans une station « Dixie » pour faire le plein. Au moment de payer, le patron des lieux, un redneck au sourire radieux m’a dit :
– Vous êtes allé jusqu’à la rivière cachée ?
– Oui. Comment le savez-vous ?
– Je le sais. Nous vivons tous les jours, nous, dans le voisinage des soldats morts confédérés… Have a good day, sir...
Les fantômes du lac Erié
Du temps de la guerre entre les États, sur une île de quelques dizaines d’hectares, à la frontière du Canada d’un côté et de l’Ohio de l’autre, les Nordistes construisirent un camp pour les prisonniers sudistes. Pendant les mois d’hiver, c’était un monde glacial et, pour tout dire, inhabitable. Un prisonnier confédéré dira : « C’était juste un endroit pour convaincre ses « pensionnaires » de la vérité de la croyance théologique des Norvégiens pour qui l’enfer n’est pas de feu mais de glace. »
Beaucoup d’officiers séjournèrent – essayèrent de survivre serait plus juste – sur Johnson’s Island. Parmi eux, le général Isaac Trimble qui chargea avec Pickett à Gettysburg et y laissa une jambe ; le colonel Charles H. Olmstead, le défenseur du fort Pulaski ; le général J. W. Frazier. Pendant les quarante mois où fonctionna ce camp de la mort prévu pour un millier d’hommes, quelque 15 000 hommes y furent enfermés.
Notre histoire commence beaucoup plus tard. De nos jours exactement. Sous un vent glacial, un petit ferry lutte contre les vagues du lac Erié. Il ramène à Sandusky, vers la Marblehead Peninsulate, les ouvriers carriers qui, quotidiennement, vont travailler dans les carrières de Johnson’s Island. À bord, José Sanchez se souvient de sa première découverte de l’île. Une impression de bout du monde. Avec une vieille bâtisse de pierres construite naguère par les prisonniers sudistes.
José Sanchez et ses camarades sont des hommes simples. Il ne sait pas grand-chose de la guerre entre les États et à peine que Johnson’s Island servit de prison. Où l’on tirait à vue sur les prisonniers rebelles dont on redoutait l’esprit de… rébellion. Les autres mouraient de faim, de froid, de pneumonies à répétition.
Un jour, José avait trébuché dans un trou. Il y avait découvert des ossements humains. Mais lui et ses camarades carriers n’étaient pas là pour poser des questions, mais pour travailler dur. Il y avait bien une statue d’un soldat confédéré, le regard tourné vers le Canada qui, compte tenu de ses sympathies sudistes à l'époque, semblait être une terre promise pour les prisonniers de Dixie.
Pendant leur travail, José et ses amis chantaient. Pour passer le temps et se donner du cœur à l’ouvrage. Des chansons mexicaines. En espagnol. Qui parlaient de soleil, de senoritas, de tequila et de terres chaudes… Comme avaient chanté ici bien des années plus tôt, des prisonniers sudistes. Des chansons comme Dixie, Lorena, The Bonnie Blue Flag. Des chansons qui parlaient des Belles du Sud, des champs de coton, de boissons fortes.
S’étant inquiété de savoir quand et comment la statue du soldat confédéré avait été installée à Johnson’s Island, José avait eu quelques réponses. La statue, baptisée The Outlook, une statue de bronze, avait été exécutée par Moses Ezekiel, un sculpteur qui avait servi sous le général Lee. Elle avait été offerte, à la fin du XIXe siècle, par les Daughters of Confederacy (« Les Filles de la Confédération). Sa base avait été payée par le Mississippi, son socle de marbre par la Caroline du Sud. Non loin de là, sous quelques arbres, il y avait un petit cimetière avec les tombes de deux centaines de prisonniers sudistes. Les vieilles planches de bois pourri où s’inscrivaient jadis les noms de ces pauvres morts avaient été remplacées par du marbre de Géorgie. Et l’on pouvait y lire le nom du disparu et celui du régiment dans lequel il avait servi.
Cet après-midi-là, les carriers chantaient Paloma blanca. La chanson finie, ils en commencèrent une autre. Et José s’aperçut d’une chose étrange : ses amis ne chantaient pas, ils murmuraient plutôt. Comme s’ils ne connaissaient pas les paroles, mais comme s’ils connaissaient parfaitement l’air et qu’ils se préparaient à l’entonner à haute voix. Lui-même se prit à murmurer le même air. Petit à petit, les carriers se mirent à fredonner de plus en plus fort. Mais sans mettre jamais de paroles sur la mélodie.
Puis les hommes s’arrêtèrent de chanter et se regardèrent les uns les autres. Aucun d’entre eux ne connaissait cet air et, pourtant, tout se passait comme si sa mélodie s’était emparée eux, comme si elle les habitait. Et puis, comme pour rompre le sortilège, ils avaient chanté une chanson d’amour prisée par les mariachis.
Au fil des jours, José nota que lui et ses camarades fredonnaient de plus en plus souvent cet air inconnu d’eux. Généralement en fin de journée, alors que le jour commençait à décliner. À cette heure entre chien et loup, les hommes devenaient plus nerveux, inquiets. Et nombre d’entre eux allaient trouver le contremaître pour lui confier qu’ils avaient trouvé un emploi plus rémunérateur et qu’ils quitteraient, dès que possible, cette île au milieu de nulle part.
Au bout de quelques jours, le contremaître rassembla les carriers et leur demanda ce qui n’allait pas.
– C’est cette chanson.
– Quelle chanson ?
– La chanson que nous entendons le soir quand le soleil commence à se coucher.
– Chantez-la ! dit le contremaître.
Mais personne ne voulut ou ne put le faire. Alors le contremaître s’échauffa un peu :
– Comme ça vous voulez démissionner à cause d’une chanson que vous ne connaissez pas ! Vous êtes une belle bande d’idiots. C’est sans doute un air d’opéra dont personne ne se souvient.
José s’avança :
– Ce n’est pas un air d’opéra. Je ne peux chanter les paroles de cette chanson, mais je peux vous la fredonner…
– Vraiment ? Eh bien, vas-y José, on écoute, chante !
José commença de fredonner, bientôt rejoint par les carriers présents. Et, effaré, le contremaître découvrit qu’ils fredonnaient Dixie. De bout en bout. Sans une fausse note.
– Vous savez ce que vous chantez ?
– Pas du tout. Mais tous nous pouvons vous la fredonner et la fredonner encore…
– Alors, si je comprends bien, vous pensez que Johnson’s Island est hantée et c’est la raison pour laquelle vous voulez la quitter ?
– Cette île n’est pas bonne, dit un des carriers.
– Demandez à Miguel, dit José en désignant un homme âgé aux cheveux blancs.
Tous les yeux se fixèrent sur Miguel qui, un peu à l’écart du groupe, regardait vers le cimetière.
— Miguel, parle-nous de cette chanson, dit le contremaître.
Le vieil homme s’arracha à sa longue rêverie et réprima un frisson.
– Cette chanson… Elle arrive quand le soleil commence à toucher l’eau. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout…
Il s’arrêta de parler et posa ses outils.
– C’est exactement ça, dirent ses camarades qui, eux aussi, posèrent leurs instruments de travail.
Tous savaient désormais – et pourtant José n’avait jamais parlé de ses macabres découvertes – que sous le sol qu’ils écorchaient de leurs pics, gisaient les restes d’hommes en gris qui avaient un jour chanté cette chanson.
– Vous êtes fous ! dit le contremaître. Il y a eu des morts ici, mais ils ont été enterrés dans le cimetière là-bas…
– Pas tous, dit Miguel. Il y en a beaucoup qui sont sous nos pieds, qui n’ont pas eu de tombes. Des morts que nous sommes venus déranger.
Rompant le silence, Miguel montra du doigt la statue du soldat confédéré, The Outlook (« Le regard au loin »), figé dans le bronze, son fusil au côté.
– Je crois que lui aussi l’entend.
– Il l’entend, dirent les autres hommes.
Le jour était presque tombé. Des brumes électriques, presque bleues, avaient commencé d’envahir le lac Erié.
– Bon, assez de bêtises, dit le contremaître. Grouillez-vous, le ferry ne va pas nous attendre.
Il n’avait pas fini de parler que tous les carriers partaient au pas de course vers l’embarcadère. À l’avant du ferry, José regardait s’éloigner l’île bientôt noyée au point de disparaître dans les fumerolles denses.
– Demain, je ne reviendrai pas.
Le lendemain, à l’heure où les ouvriers carriers auraient dû se présenter au ferry pour être transportés à Johnson’s Island, personne ne se présenta. Ni José. Ni Miguel. Ni les autres.
Plus tard, alors qu’il avait trouvé du boulot à San Antonio, au Texas, plus près de son Mexique natal, José repensa à l’île fantôme. Il revit monter dans les brumes les silhouettes de soldats gris qui, sans un mot, se rassemblaient près des chênes du cimetière. Il en était sûr : ils chantaient. Et il savait qu’ils devaient chanter encore. Ils les avaient entendus, leurs voix s’imposant au bruit des vagues et aux vents rugissants qui balayaient l’île. Toujours cette même chanson que le contremaître avait appelé Dixie. Ce qui, pour les prisonniers voulait tout simplement dire « la maison »…
Maintenant, José connaissait Dixie. Son air et ses paroles qu’il pouvait entendre parfois dans les bars de la ville.
– Tu ne connais pas cette chanson ? lui demandaient des Texans un peu provocateurs.
– Je la connais. Je l’ai fredonné plusieurs fois, le soir, avec des soldats
sudistes.
– Eh, José, tu devrais arrêter la tequila, lui disait-on alors.
Et pourtant José ne buvait pas…
Alain Sanders