LA PLACE ROUGE
Tout au long de son histoire, la Russie, forte de ses racines slaves, a eu à prendre en compte des influences occidentales, que ce soit en matière de politique, de stratégie militaire ou de géopolitique. Mais aussi dans les arts (musique, danse, peinture). C’est l’éternel antagonisme entre le conservatisme traditionaliste russe et le modernisme occidental.
On retrouve cette défense du traditionalisme russe contre l’occidentalisme décadent aujourd’hui dans l’environnement idéologique de la Russie. Ce rejet de l’occidentalisme par la Russie n’est pas nouveau et a commencé au XIXe siècle.
Et pourtant, l’engouement pour l’Europe a commencé tôt en Russie.
Le tsar Pierre Ier, qui a régné de 1682 à 1725, a fondé la ville de Saint-Pétersbourg comme « une fenêtre ouverte sur l’Europe », menant des réformes, avec brutalité et à coup d’oukases (décrets) pour transformer le pays en une grande puissance européenne. Il souhaitait « européaniser » l’État, l’armée et l’administration russes pour moderniser ces structures et les rendre plus performantes ; mais, en parallèle, il veillait toujours à ce que ces emprunts potentiels restent sous son étroit contrôle.
Plus tard, l’impératrice/tsarine Catherine II (d’origine allemande), dans les premières années de son règne, favorise une large ouverture à l’Europe, intellectuelle, politique et culturelle, mais le mouvement radical initié par la Révolution française lui fait peur et, de facto, remet en cause le mouvement : à partir de 1789-90, l’empire se referme sur lui-même.
Piotr Tchaadaiev (1794-1856) achève en 1829 ses huit « Lettres philosophiques » empreintes de mélancolie, de doutes et d’incertitudes.
Il expose dans ces lettres, écrites en français, une philosophie de l’histoire influencée, notamment, par Schelling, Bonald et de Maistre. Une de ses conclusions est que la Russie, située à l’intersection de l’Orient et de l’Occident, n’appartient ni à l’un ni à l’autre : elle est hors civilisation. Un avenir radieux lui est pourtant promis, moyennant un renouveau moral. Tchaadaïev ira d’ailleurs très loin dans sa revendication de l’européanisation de la Russie puisque, rompant avec l’orthodoxie, qu’il juge coupable de maintenir la Russie dans un état d’arriération, il finit par se convertir au catholicisme.
Ces textes vont donner naissance aux polémiques entre slavophiles (défenseurs du génie propre de la Russie et de sa destinée historique) et occidentalistes (défenseurs de l’idée que la Russie doit se mettre à l’école de l’Europe).
L’arrivée du slavophilisme
Au XIXe siècle, va naitre un mouvement effervescent et complexe, influencé par la modernité européenne, mais proclamant la richesse et la créativité du peuple russe. La littérature, la musique et la peinture vont représenter avec ferveur la dignité de l’âme russe, porteuse d’un message à la fois universel et profondément russe. Le slavophilisme est la branche philosophique de ce mouvement.
Adeptes des philosophes allemands (en particulier Schelling), les slavophiles propagent une image romantique du peuple russe. Chrétiens traditionnels, ils s’opposent à la modernisation et au rationalisme qui surgissent alors de l’Occident.
Les slavophiles vont aborder la question de la place de la Russie dans le monde européen en créant un mouvement qui, faisant écho à la crise de la « vieille pensée », formule la base philosophique d’une pensée nouvelle (Russie 84).
L’idéologie du slavophilisme va surgir en Russie par l’intermédiaire de plusieurs philosophes, écrivains ou essayistes qui vont établir une sorte de doctrine philosophique rejetant l’Europe et ses valeurs.
Pour les slavophiles, la Russie a son propre destin, sa propre voie historique et politique de développement, à l’écart de l’Europe et de son évolution libérale (révolutions de 1830 et 1848), à plus forte raison à l’écart de toute tentative radicale (Communes de Paris).
Au fil du XIXe siècle, slavophiles, panslavistes et nationalistes perçoivent le modèle européen comme étranger au destin russe. Pour eux, la culture et les valeurs ouest-européennes ne sont que source de décadence morale et spirituelle, alors que la Russie, attachée à la religion orthodoxe et sûre de son génie national, a la capacité de trouver en elle-même les ressorts de sa modernisation pour devenir à son tour un modèle pour l’Occident (Russie 72).
La place du mouvement slavophile dans l’histoire russe tient au fait de la création d’une idée explicite, d’une « identité nationale » qui, tout en suivant l’évolution occidentale, va contribuer à créer la possibilité d’un basculement intellectuel, avec pour objectif que la Russie ne soit plus regardée comme une partie de la civilisation européenne, mais considérée à côté de l’Europe, comme sa concurrente et bientôt sa suppléante. Le travail de la première génération slavophile, principalement Ivan Kireievski (1806-1856), Alexei Khomiakov (1894-1860), Constantin Aksakov (1817-1860) et Iouri Samarine (1819-1876), va « inventer » un espace mental faisant apparaitre la Russie comme « troisième voie » entre Occident et Orient qui inspirera un siècle plus tard l’essentiel de la quête eurasiste.
Le philosophe Vladimir Soloviev (1853-1900) va écrire en 1877 un article intitulé:
« Les trois forces » (Tri sily). On va retrouver dans ce texte les 3 paramètres constitutifs du slavophilisme à ses débuts :
1° – Le rôle de la Russie est celui du nouveau « peuple historique » : celui dont la mission consiste à faire franchir à l’humanité une nouvelle étape de son développement, au détriment de l’Occident.
2° – Ce rôle historique, la Russie le doit à sa supériorité religieuse (à la pureté plus grande de sa foi orthodoxe) qui lui assure une supériorité dans tous les autres domaines : politique, culturel et moral.
3° – Ce rôle messianique est une mission sacrée à laquelle la Russie ne peut se dérober sans trahir l’humanité entière.
On peut citer un 4e thème, celui de la critique de l’Occident, source de tous les maux du monde moderne et ennemi juré de la Russie et de sa mission civilisatrice.
Une autre personnalité importante du slavophilisme est Nicolas Danilevski (1822-1885) qui est l’auteur, entre autres, d’un livre « La Russie et l’Europe » (1869), qui va être considéré comme LE livre du slavophilisme où Danilevski développe le thème de l’anti-occidentalisme et où il fait de la Russie un type de civilisation originale, incompatible avec un Occident « romano-germanique » « pourissant » et il va développer le thème selon lequel « la lutte avec l’Europe est inévitable » et « l’Europe n’est pas seulement quelque chose qui nous est étranger , mais qui nous est hostile ».
La religion au cœur du slavophilisme
Dans ses écrits, Ivan Kiréievski va opposer Orient et Occident, Orthodoxie et Catholicisme, comme deux mondes antagonistes dont l’un est la source du bien et l’autre la source du mal.
Cet Occident étant perçu comme perverti par l’individualisme, le légalisme et le rationalisme, il convient alors de revenir aux sources du génie russe, caractérisé par son esprit communautaire (sobornost), et sa foi toujours présente. Idéalisant la communauté paysanne, la terre, la vraie religion et l’autocratie, les slavophiles prônent un retour à la communauté organique régie par l’amour et la fraternité plutôt que par la raison et l’intérêt.
La Russie, c’est la troisième Rome, orthodoxe, salvatrice face à la chute de Byzance (1453), et aussi la source de l’ordre européen de la Sainte-Alliance (1814). La Russie est ainsi le défenseur des valeurs traditionalistes en Europe et dans le Monde.
UN PRÊTRE ORTHODOXE OFFICIANT À L’ÉGLISE SAINT GEORGES.
C’est la religion, et principalement l’orthodoxie, qui se trouvent à la base de l’idéologie dominante en Russie au XIXe siècle. C’est une des bases du « génie russe » comme l’a défini en 1834 le Comte Serguei Ouvarov (1786-1855), ministre de l’Instruction Publique sous le règne de Nicolas 1er, dans sa fameuse triade : « Orthodoxie, Autocratie, Esprit national (ou nationalisme selon les traductions) ». Cette formule peut d’ailleurs être adaptée au roman national russe actuel, dans la mesure où on peut considérer qu’elle définit les 3 composantes du régime russe actuel.
L’idée d’eurasisme
L’œuvre de Constantin Léontiev (1831-1891) peut être vue comme faisant la liaison entre le slavophilisme du XIXe siècle et l’eurasisme du XXe siècle. Contre le « progrès occidental » Leontiev défendait une diversité des cultures, trouvant son unité et son identité dans un concept d’empire. Pensant que le futur de la Russie se trouvait non en Europe, mais en Asie, Léontiev ira jusqu’à inviter ses compatriotes à ne plus se considérer comme des Slaves, mais comme des « touraniens »*.
La pensée eurasiste est née dans l’exil au début des années 1920, à l’initiative de certains intellectuels russes blancs. Ses principaux théoriciens sont alors le prince Nicolas Troubetzskoy (1890-1938) et Petr Savitsky (1895-1968). Les eurasistes, assignant à la Russie une identité civilisationnelle spécifique, se situent dans la même constante géopolitique que les slavophiles en y incluant l’Asie centrale et la Mongolie. Dans son ouvrage de référence sur le sujet, « Tournant vers l’Orient » (1921), Petr Savitski considère que la Russie est au centre d’un troisième continent politique et civilisationnel « (la 3e voie »), situé entre l’Occident (toujours dénoncé comme matérialiste et décadent) et l’Asie.
L’Eurasie se définit par des critères géographiques et non historico-politiques, Elle n’est donc pas strictement délimitée pars des frontières au sens strict du terme, mais bien plutôt par des zones périphériques, ce qui pourrait coïncider géographiquement et géopolitiquement avec la théorie d’Halford J.Mckinder et le « Heartland » ou « Pivot géographique de l’histoire » (1904). Le problème des limitations orientales de l’Eurasie n’a jamais vraiment inquiété les eurasistes, dans la mesure où ils souhaitent une ouverture de la Russie sur l’Asie, et voient dans les pays asiatiques des alliés naturels face à l’hégémonie occidentale. Si les limites géographiques orientales de l’eurasisme sont relativement floues, il n’en va pas de même pour les limites occidentales où le cas de l’Ukraine est ambigu. C’est une marche occidentale de l’Eurasie avec des liens historiques avec la Pologne donc, pour les eurasistes, ayant pu subir une influence occidentale. L’Ukraine pourrait donc représenter un cheval de Troie de l’Occident dans l’unité eurasienne.
Le mouvement eurasiste perd de son importance au cours des années 30, avant de disparaître après la Seconde Guerre mondiale. La doctrine connaît cependant un renouveau en Russie dans les années 90, sous une forme radicalisée (on parle alors de néo-eurasisme), autour des personnalités comme Alexandre Douguine (1962-) et d’Alexandre Panarin (1940-2003).
Aujourd’hui ?
Aujourd’hui, la Russie rejette les valeurs occidentales telles que définies par les slavophiles du XIXe siècle. Ainsi, les bases des discours actuels des autorités russes ne sont pas nouvelles et adaptées aux thèses slavophiles pour définir à la Russie d’aujourd’hui : grandeur de la Russie (géographiquement, politiquement et culturellement), spécificité de son histoire ancienne et riche, et importance de la religion orthodoxe (la 3e Rome), garante de l’unification du peuple russe et de la fidélité à la Mère-Patrie. Les slavophiles du XIXe siècle ont donc contribué à la définition de ce qu’on appelle « l’idée russe »**, ensemble complexe de concepts qui définit la spécificité de la Russie par rapport à l’Occident. Quant à l’eurasisme, il faut reprendre une formule de Nicolas Berdiaev qui résume la place que la Russie entend affirmer dans un monde multipolaire : « La Russie est au centre de l’Occident et de l’Orient, elle unit deux mondes ».
*Touranien : ancien mot iranien désignant les « nomades du nord. Dénomination attribuée aux populations qui habitent entre la mer Caspienne et la mer du Japon et qui, tout en parlant des langues très diverses, ont des caractères communs.
**L’idée russe est un ensemble de concepts exprimant l’identité historique et la vocation spécifique du peuple russe. Ces concepts ont acquis un intérêt particulier après l’effondrement de l’URSS et le vide spirituel qui s’est ensuivi, appelant à une renaissance nationale. C’est le grand écrivain Fiodor Dostoïevski qui semble avoir introduit le terme « Idée russe » en 1860. Les philosophes Vladimir Soloviev et Nicolas Berdiaev (1874-1948) ont défini ces concepts dans leurs livres « l’idée russe » respectivement en 1888 et 1946.
ALAIN BOGÉ - 18 SEPTEMBRE 2023
Pour aller plus loin :
NIQUEUX Michel « De l’imitation de l’Europe à sa négation : le déclin de la pensée russe »
REY Marie-Pierre « La Russie et l’Europe occidentale : retour sur une relation complexe »
TRAVINE Dmitri « La « voie à part » de la Russie : un débat vieux de 2 siècles »
VIBET Stéphane« De la civilisation européenne au messianisme russe »
DE BACKER Bernard « Eurasisme, revanche et répétition de l’histoire »
Source : Site de la revue conflits